Entretien avec Manoël Pénicaud sur Louis Massignon, le catholique musulman (01/08/2020)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Manoël Pénicaud, pour faire écho aux toutes dernières lignes (cf. p. 412) de votre très bel ouvrage, pouvez-vous me dire ce qu’il reste, aujourd’hui, en France, dans un pays qui, comme vous le rappelez à la même page, se crispe, se cabre, s’interroge, mais surtout cède de plus en plus aux loufoqueries camusiennes sur le Grand Remplacement, de cet érudit hors-norme que fut Louis Massignon ? Vous avez raison de faire remarquer qu’il représente un témoin et un défenseur essentiel de l’islam mais aussi du christianisme, et du mutuel respect qui devrait rapprocher au lieu de les éloigner ces deux grandes religions du Livre, mais je suis frappé de constater que son nom est de moins en moins cité dans toute une frange du lectorat catholique qui, au mieux, le tient pour une espèce d’hurluberlu «coranisant».
Question annexe, alors que des auteurs comme Mauriac, Claudel, mais aussi Bernanos et Péguy, s’éloignent de nous encore plus vite qu’un Barrès, l’époque complexe et tourmentée qui est la nôtre, où la question de l’islam occupe de plus en plus de place, ne pourrait-elle pas permettre de redécouvrir la vie et l’œuvre, toutes deux remarquables, de Massignon ?
Manoël Pénicaud
C’est Louis Massignon qui se cabrerait – si vous me permettez l’expression – face à la théorie du «grand remplacement» à laquelle vous faites allusion et qui doit selon moi son succès tout relatif à la peur galopante de l’autre, a fortiori de l’«autre religieux» qui est de plus en plus incarnée par la figure du «musulman». En ces temps de crispation identitaire, sécuritaire, mais également sanitaire, la figure de l’autre et de l’étranger polarise toutes les peurs, au point de devenir parfois des boucs émissaires. S’il était de ce monde, Massignon ne serait pas dupe et serait vent debout. À son époque déjà, dans les années 50, il était un fervent défenseur du droit des travailleurs immigrés en France (les «Nord-Africains»), ouvriers pour la plupart, venus reconstruire la France d’après-guerre. Cela est peu connu, mais en parallèle de ses enseignements au Collège de France, il leur donnait des cours du soir dans les bidonvilles de région parisienne. Cet engagement social – autre facette de sa mystique inclusive – l’a aussi conduit à devenir visiteur de prison des condamnés maghrébins. Cet activisme a aussi un versant politique, illustré par ses fréquentes participations à des manifestations et sit-in pour la paix en Algérie, comme en 1956, 1957 ou 1960 avec Lanza del Vasto, Germaine Tillion ou Théodore Monod. Une fois, il a même été arrêté avec Paul Ricœur avant d’être libéré à l’aube. Et puis, à la suite de la sanglante répression d’une manifestation, rue de Charronne, le 17 octobre 1961, il signe une tribune dans Le Monde et appelle à la «pitié́ d’Antigone» afin de donner une sépulture décente – c'est à dire selon le rite musulman – aux manifestants algériens noyés dans la Seine par la police. Il y a une loi non-écrite, au-dessus de la loi, celle de l’humanité́, qui est celle de l’hospitalité́ : c’est ce que confirme Jacques Berque dans son hommage à celui qu’il appelait le «cheikh admirable», en rappelant qu’»il somme la dure cité d’obéir aux lois non-écrites d’Antigone, à celles de l’hospitalité́, de l’amour, du surplus» (Les Lettre Françaises, numéro spécial, 1962). En résumé, il faut respecter l’Autre dans sa différence y compris religieuse, cet autre qui est l’hôte, dans les deux sens du terme.
Force est de reconnaître l’oubli de Massignon. C’est précisément l’un des objectifs de cet ouvrage de le faire (re)connaître aux jeunes générations. De son vivant, il a eu ses heures de gloire, en tout cas de reconnaissance, notamment sur le plan académique et universitaire puisqu’il est l’un des pères de l’islamologie française. Pourtant, sachez qu’il était aussi contesté – d’ailleurs en raison de son islamophilie – puisqu’il était déjà taxé de «catholique aveuglé» ou «coranisant» justement, par ses détracteurs… Il a fait l’objet de nombreuses caricatures qu’il s’agit de déconstruire, que ce soit celle de converti à l’islam – ce qui est faux– ou de savant excentrique. Mais il était tout le contraire d’un «professeur Tournesol» pour paraphraser cette idée d’hurluberlu. C’était un savant que je qualifierais de polymathe, un mot rare sur lequel je suis récemment tombé et qui lui correspond particulièrement : c'est à dire une personne douée de multiples connaissances, talents et compétences dans les domaines les plus variés (sciences humaines et sciences «dures», politique, diplomatie, langues, lettres, arts, mystique…). Cela a d’ailleurs déterminé le découpage de mon livre en plusieurs facettes – toutes étant consubstantielles –, pour rendre compte de la complexité du personnage, jusque dans son intériorité.
Aujourd'hui, les travaux de Massignon pourraient donner un autre éclairage sur les sempiternels débats autour de la laïcité ou de l’islam de France. Encore une fois, s’il était vivant, il serait à coups sûr au premier plan de la recherche sur ces questions sociétales, en prônant l’hospitalité déjà évoquée. Même s’il appartient à une époque révolue, sa pensée inclusive a beaucoup à nous apporter pour ne pas glisser subrepticement sur la pente de la fermeture, de l’ignorance et de l’exclusion.
Juan Asensio
Vous affirmez que Louis Massignon est «un homme de l’entre-deux, un passeur liminal, à la marge de plusieurs mondes et systèmes de représentation» (p. 152). Or, en adoptant, comme vous le répétez plusieurs fois dans votre ouvrage, une réflexion inclusive, soucieuse de montrer la cohérence de toutes les facettes du personnage, il me semble que vous n’avez justement eu de cesse d’établir des passerelles et des correspondances, des intersignes, entre ces différentes dimensions que Louis Massignon aura développées tout au long de sa vie aventurière mais, parfois aussi, assez aventureuse. Un tel alliage est plus que rare : unique peut-être dans notre modernité molle. Verriez-vous, de nos jours, une figure que nous pourrions rapprocher de Louis Massignon, autrement dit, quelque homme non seulement puissamment érudit, reconnu comme tel par ses paires savants, jouissant aussi d’un très large empan de connaissances dans différents domaines et, surtout, ne craignant pas de s’exposer à la «corne de taureau» dont parle Michel Leiris ? Pour ma part, je ne vois absolument personne de cette trempe, d’un pareil alliage, dans une société qui cultive jusqu’à l’illogisme le plus effréné la compartimentation et qui, surtout, a banni un «noir travailleur» comme Rimbaud, que vous ne citez guère (nous y reviendrons) dans le domaine du romantisme littéraire. Or, il me semble que, bien davantage qu’à un T. E. Lawrence qu’il n’aimait guère (lequel le lui rendait apparemment bien), Louis Massignon doive être rapproché de Rimbaud, par le biais, peut-être, de Claudel.
Manoël Pénicaud
Concernant votre première question, je suis comme vous, à vrai dire, bien en peine d’identifier à brûle pourpoint et dans l’histoire récente – même s’il y en a forcément – une figure de cette envergure et surtout à la croisée des mondes, notamment des sphères scientifiques, politiques et religieuses (pour ne pas dire mystiques). Louis Massignon fait selon moi partie des «grands hommes» du siècle dernier, même s’il n’est pas connu comme il le devrait. Il est ce que j’appelle une «figure d’exception», un personnage difficilement classable, transversal, hors-norme, et qui dérange de fait les catégories et les frontières trop bien établies. Vous citez Leiris, il s’avère qu’ils se sont croisés à plusieurs reprises…
À ces différents mondes évoqués, il faudrait pour être exact ajouter l’univers artistique, car dès son plus jeune âge, il baigne dans l’abondante créativité de son père, Ferdinand Massignon, mieux connu sous son nom d’artiste : Pierre Roche. Sculpteur et graveur de son état, inventeur de procédés novateurs (gypsographies et églomisations), il a eu une influence décisive sur son fils. De mémoire, ce dernier se rappelle par exemple les grandes fresques qui ornaient sa chambre, ancien atelier paternel à Nogent. Il pratique assidûment le dessin, le violon et le piano. Féru de poésie, il découvre Claudel dès 1902 à travers son recueil L’Arbre, bien avant d’oser prendre contact avec le poète-dramaturge et diplomate. Comme on le sait, ce dernier est fasciné par Rimbaud. Pour Massignon, rien ne l’indique explicitement dans les sources que j’ai consultées, mais en revanche l’on peut clairement interpréter son élan de jeunesse vers l’Orient comme typiquement rimbaldien. Au début du siècle, il s’arrache de son confort parisien pour partir à l’aventure, il voudrait «combler le blanc des cartes», arpenter et dévorer le monde, dans une quête éperdue d’ailleurs, comme de lui-même. Cela fait aussitôt remonter à ma mémoire – car j’aime beaucoup Rimbaud – cet extrait puissant d’Une saison en enfer : «Je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, – comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux. Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte.» Il me semble que le jeune Massignon, avant de partir pour l’Orient, est animé de la même soif inextinguible. La comparaison s’étoffe même lors de son séjour en Égypte en 1906, lors duquel il vit une relation amoureuse avec un jeune marquis espagnol, converti à l’islam : Luis de Cuadra. Cette passion le fera tellement souffrir qu’il évoquera ce séjour égyptien comme une saison en enfer, allusion limpide à l’œuvre de Rimbaud. Mais il faut cependant nuancer la comparaison dans la mesure où le jeune orientaliste est loin d’avoir fait le grand saut dans l’inconnu et d’avoir tout quitté, à la grande différence du poète aux semelles de vent qui a, lui, littéralement largué toutes les amarres...
Juan Asensio
Votre ouvrage «vise à développer une anthropologie de l’hospitalité sacrée chez Massignon» (p. 27), qui elle-même peut s’expliquer par la méthode du savant n’ayant jamais choisi d’étudier sa matière froidement, selon le point de vue, irréalisable et chimérique, de Sirius, autrement dit un «décentrement mental» qui trouvera sa consécration dans la volonté de développer une sympathie au sens le plus intime du terme : une souffrance avec, une souffrance à la place de. Il s’agit de payer pour le pécheur, l’ami et amant fascinant Luis de Cuadra d’abord, homosexuel converti à l’islam et, très vite, beaucoup plus largement, pour tous ceux, y compris de parfaits inconnus, dont Massignon estime avoir la charge spirituelle. Ainsi, comme pour Bloy (cf. pp. 353 ou 387), que vous n’évoquez guère plus que Rimbaud, tout est signe chez Massignon, puisqu’il s’agit pour lui de multiplier les «intercessions simultanées» que vous estimez à juste titre être «au fondement de sa spiritualité apotropéenne des compassions» (p. 94). Au fond, Louis Massignon vise le martyre, faire le sacrifice de sa vie (cf. p. 127) : c’est là le maximum de l’«expatriation spirituelle» (p. 113) sans doute mais, plus profondément, une voie quelque peu dangereuse, bien en accord avec le goût du risque dont a témoigné Massignon tout au long de sa vie impressionnante. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette voie apophatique au sens propre du terme, c’est-à-dire négative, qui lui permet, en cultivant «sa vocation à la souffrance et au sacrifice», de «servir en première ligne, au contact direct de la douleur humaine» (p. 146) ?
Manoël Pénicaud
Il est vrai que je ne cite pas trop Léon Bloy que je connais assez mal, par contre Massignon l’a lu même s’il ne l’a pas connu personnellement. Il est pourtant un ami proche du philosophe thomiste Jacques Maritain, filleul de Bloy. A ce sujet, permettez-moi d’annoncer à vos lecteurs la future parution de la très attendue correspondance Massignon-Maritain chez Desclée de Brouwer… A défaut de m’étendre sur Bloy, il me semble capital d’évoquer la figure d’un autre grand écrivain catholique et converti : Joris-Karl Huysmans. Ce dernier était devenu l’ami de Pierre Roche, ce père qui, en 1900, décida d’envoyer son fils à Ligugé pour rencontrer l’auteur d’À rebours, de Là-bas, d’En route… et ce, pour qu’il se fasse sa propre idée sur le personnage. Le 27 octobre, Louis se rend seul à Ligugé, près de Poitiers et de l’abbaye de Saint-Martin, où s’est retiré Huysmans. Plongé dans la rédaction de Sainte Lydwine de Schiedam, le romancier explique au jeune homme de 17 ans les principes de la «substitution mystique» et de la «réversibilité́ des mérites» : «L’humanité́ est gouvernée par deux lois que son insouciance ignore, loi de solidarité dans le Mal, loi de réversibilité dans le Bien, solidarité́ en Adam, réversibilité en Notre Seigneur; autrement dit, chacun est, jusqu’à un certain point, responsable des fautes des autres et doit aussi, jusqu’à un certain point, les expier; et chacun peut aussi, s’il plaît à Dieu, attribuer, dans une certaine mesure, les mérites qu’il possède ou qu’il acquiert à ceux qui n’en ont point ou qui n’en peuvent recueillir» (Sainte Lydwine, Stock, 1901, p. 80). Malgré leur nette différence d’âge, cette rencontre est décisive dans la formation de Massignon qui – bien que sans sa période d’incrédulité – va mûrir ces notions et les fera siennes après sa fulgurante re-conversion au catholicisme en 1908, en Mésopotamie. De surcroît, il les retrouvera dans le soufisme et chez Hallâj qu’il étudie passionnément. Cela va le conduire à tisser un système de croyances où des saints dits «apotropéens» (qui détournent le mal), associés à leurs équivalents musulmans (les «Abdâls»), prieraient en secret et en silence pour le salut de l’humanité, en substitués. Ardent mystique, Massignon collecte les «intersignes» qui relient ces figures qu’ils cherchent dans l’histoire humaine comme dans la «géographie spirituelle du monde». Outre de grandes figures (Abraham, Saint François, Hallâj ou les Sept Dormants), il s’intéresse particulièrement à des femmes intercesseurs, souvent stigmatisées ou visionnaires, qu’il appelle «compatientes» (Jeanne d’Arc, Mélanie de La Salette, Anne-Catherine Emmerick, Sainte Lydwine…).
Est-ce que ce principe de la substitution est apophatique ? Je n’y avais pas pensé mais on peut l’entendre ainsi, en écho d’ailleurs à l’apophatisme d’autres mystiques comme Jean de la Croix… Ce à quoi, il faudrait ajouter la dimension doloriste qui compte beaucoup chez Massignon, lequel portait parfois un cilice selon certains témoignages. En tout cas, il faut retenir que cette mystique de la substitution (s’offrir et souffrir à la place de l’autre) est une forme de compassion poussée à fond, jusqu’à son paroxysme : le martyre. Toute sa vie, il a voulu finir en martyr, à l’instar de son maître et ami Charles de Foucauld. A ce titre, lorsqu’il apprend, sur le front serbe, en janvier 1917, l’assassinat de son «frère aîné», il se dresse littéralement, «saisi d’une joie sacrée, sur le parapet de la tranchée enneigée, il a trouvé́ le passage, il est arrivé́» (Parole donnée, Le Seuil, 1983, p. 69). C’est Foucauld qui l’avait exhorté à quitter l’état-major pour endurer les souffrances de l’infanterie coloniale sur le front d’Orient. Il signe alors de superbes pages sur le champ de bataille dans sa correspondance avec Maritain citée plus haut («Je vous écris sous une pluie torrentielle, dans une nuit déchirée de lueurs d’obus et de fusées…»). Ainsi, dans les pas de Foucauld, il a constamment désiré et attendu le martyre, don intégral de soi pour l’autre, et pour Dieu. Et ce, en substitution. Mais il ne connaîtra jamais cette «grâce», si bien qu’il se résout à l’idée que sa vocation est de «témoigner» (étymologie grecque de «martyr») dans la voie qui est la sienne. Il accomplira cette vocation en fondant en 1934 un groupe de prière – une sodalité – appelée Badaliya (qu’il traduit par «substitution» en arabe), dont le charisme veut que des chrétiens prient pour le salut des musulmans, et non pas pour leur conversion. Il s’agit de prier pour leur salut, à leur place, comme des années plus tôt, il avait ardemment prié pour le retour au Christ de son ancien amant Luis de Cuadra. Tout ceci est complexe, j’en conviens, mais c’est aussi d’une richesse vertigineuse qui, je l’espère, suscitera la curiosité de vos lecteurs !
Enfin, il est exact que ce livre s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’anthropologie de l’hospitalité sacrée, dénominateur de mes travaux au CNRS, mais ici cela concerne uniquement Massignon, car elle chez lui une valeur cardinale qui permet de décrypter sa mystique, une clé de compréhension de l’homme dans sa multiplicité, dans son intériorité et parfois dans ses contradictions.
Juan Asensio
Il y a pourtant de cette négativité, pardon d’utiliser ainsi un terme plus que vague, dans la trajectoire de Louis Massignon, fidèle, plus qu’au souvenir du grand Rimbaud cultivant les verrues sur lui-même pour se faire Voyant, à celui de l’apôtre Paul se déclarant anathème et séparé du Christ pour le salut de ses frères. Ne le dites-vous du reste pas vous-même de deux façons, en affirmant d’abord que «l’hostilité radicale conduit à l’hospitalité divine» (p. 92), ensuite que «le décentrement conduit au recentrement» (p. 174) ?
Nous pourrions, de la même manière, parler d’un Massignon ésotérique, sa propre écriture pouvant, à bien des égards, être considérée en maints passages comme une espèce d’hermétisme assumé, comme s’il tentait de figurer l’impossibilité de dire l’expérience de la foi, plus encore celle de l’illumination, selon une logique magistralement détaillée par Michel de Certeau évoquant la parole mystique. Comme vous le notez justement, chez Massignon, «l’expérience du sacré et de l’altérité passe avant tout par le langage» (p. 185).
Or, ce langage pose problème, d’abord pour l’auteur lui-même qui en connaît si merveilleusement bien les pièges et les prestiges, ensuite pour ses lecteurs les moins attentifs, qui pourraient être vite rebutés par la difficulté de lire un auteur qui se moque comme d’une guigne des impératifs journalistiques actuels si pressés de raboter la langue pour en produire une espèce managériale de novlangue indigente. Vous en donnez pour preuve la photographie de l’une des notes de travail de Massignon (cf. p. 226), que vous commentez ainsi : «Dentelée et minutieuse, la graphie matérialise et témoigne de sa pensée complexe, faite de renvois, d’incises, d’équations, de symboles et de signes variés, le tout en plusieurs langues…» (p. 227).
Vous connaissez évidemment la thèse de Laure Meesemaecker qui écrit, dans L’autre visage de Louis Massignon (1) : «Massignon est complètement démodé. Il est érudit, rêveur, un peu fou; il écrit un français admirable, mais n'a rien d'un scientifique et n'importe quel texte de lui ouvert au hasard le révèle. La seule hypothèse de lecture qui me paraisse tenir la route est celle d’un genre littéraire nouveau, mais non pas isolé, utilisé et peut-être même créé par Massignon, à son corps défendant sans doute : une «étonnante poétisation du discours scientifique» (2), le mélange hardi et un peu inquiétant de l’article d’érudition avec le poème en prose». En somme, au rebours de ce que vous affirmez, Louis Massignon n’est qu’un impeccable styliste, ce qui est peut-être encore infiniment plus rare qu’un scientifique sérieux ! Qu’en pensez-vous ?
Manoël Pénicaud
Je vois que vous tenez au thème de l’apophatisme ! Pour préciser ma pensée, je suis d’accord que sa mystique est en partie apophatique, comme chez beaucoup de mystiques. Mais selon moi, cela ne rime pas tant avec la «négativité» qu’avec l’absence, avec ce qui n’est pas dicible, ni visible, ni palpable. J’entends plus l’apophatisme comme l’accès au divin par l’inconnaissance plutôt que par la connaissance. Mais en même temps, Massignon se dit «visité» par le divin, il a fait l’expérience intime du contact, lors de sa «Visitation de l’Étranger», tout comme Hallâj d’ailleurs, à un degré encore plus poussé, clamant le célèbre et blasphématoire «Ana Al Haqq» (que l’islamologue traduit par «Je suis la Vérité créatrice»), péché suprême en islam qui lui vaudra une longue et mise à mort en 922 de notre ère à Bagdad. Donc apophatique, oui, en un sens, mais Massignon ne cessera plus aussi de vouloir dire l’indicible, j’y reviendrai.
Je voudrais m’arrêter quelques instants sur l’idée de la «négativité», mais dans une autre acception, plus «maléfique» si vous me permettez l’expression. Je m’explique : on a vu précédemment que Huysmans avait transmis au jeune Louis les principes de la réversibilité des mérites en 1900. Or, il est important d’ajouter que l’écrivain catholique l’avait héritée d’un prêtre déchu, l’abbé Antoine Boullan. Condamné pour rites sataniques, déviations sexuelles, « hosties maléficiées » et même infanticide, ce dernier avait finalement été absous à Rome en 1869. Toujours est-il que Huysmans s’était par la suite rapproché de ce prêtre peu recommandable, s’en inspirant pour le personnage occulte du docteur Johannès dans son roman Là-bas. Et figurez-vous que c’est Boullan qui conduisit en 1891 le romancier naturaliste à Notre-Dame de la Salette, lieu de sa conversion au catholicisme ! En somme, la mystique massignonienne (substitution et réversibilité des mérites) remonte paradoxalement en partie à ce sinistre personnage. Massignon n’en était pas dupe, puisqu’il héritera même en 1927 d’un fameux «cahier rose» rassemblé par Huysmans, contenant la sulfureuse confession de Boullan faite au Vatican et bien d’autres pièces purulentes. Plutôt que de les détruire, il décidera de les faire déposer à la Réserve de la Bibliothèque apostolique vaticane où ils ont toujours consignés.
Par ailleurs, vous évoquez la question aigue de l’anathème. Massignon n’était pas un rebelle et est toujours resté fidèle à l’Église, au point d’être ordonné prêtre dans le rite catholique melchite en 1950, après être passé au rite oriental sur dérogation papale. Il est connu des papes, et c’est d’ailleurs Pie XI qui, en 1934, l’avait qualifié – non sans provocation – de «catholique musulman», d’où le sous-titre de mon livre choisi par mon éditeur, selon sa prérogative. Je le précise car cette formule n’est pas sans ambiguïté et pourrait laisser entendre à certains qu’il s’est converti un jour à l’islam, ce qui est absolument faux. En même temps, ce sous-titre a le mérite de brouiller et d’interroger les catégories toutes faites… Pour revenir à l’Église, il faut souligner que ses positions islamophiles – et dans un sens avant-gardistes du Concile de Vatican II – dérangent la Curie. En 1955, n’écrit-il pas à sa chère amie Mary Kahîl : «[Le père] Mulla tremble pour moi, car il me dit qu’on monte une intrigue contre moi au Vatican [...]; mais je ne tolère pas l’hypocrisie, et, s’ils veulent me faire anathématiser, qu’ils y aillent.» Il se déclare donc prêt à mourir anathème, en vertu de ses valeurs et en opposition aux manigances politiciennes de l’Église-institution.
Enfin, ma phrase «l’hostilité radicale conduit à l’hospitalité divine» concerne l’épisode crucial de sa captivité sur le Tigre, en 1908, où il est accusé d’être un espion et de fomenter la proche révolution des Jeunes-Turcs. Le jeune orientaliste interprète les menaces des soldats Ottomans à bord du navire qui le ramène de force à Bagdad comme une condamnation à mort. Le déroulement exact des événements n’est pas clair, mais lui va, en réaction à leur hostilité, tenter de se suicider, en vain. Et c’est cette expérience paroxystique qui sert en quelque sorte d’antichambre à la «Visitation de l’Étranger» – qui n’est autre que Dieu – déjà citée. Il est visité et devient – quasiment malgré lui – l’hôte de Dieu. Ainsi s’explique cette phrase : l’hostilité, par un retournement soudain, immédiat, mystique, engendre son contraire, l’hospitalité. Remontant à la même étymologie latine (hostire), l’une et l’autre représentent, en un subtil jeu de miroir, les deux polarités opposées du rapport à l’autre. C’est dans cette veine que j’ai déjà écrit que Massignon s’était reconverti au catholicisme de son enfance dans le miroir de l’altérité religieuse, c'est à dire de l’islam cher à son cœur.
Je me méfie un peu des termes «ésotérique» ou «gnostique» qui tendraient à rapprocher la trajectoire de Louis Massignon de celle de René Guénon par exemple. Tous deux se sont rencontrés, c’est avéré, mais sans plus de lien. Je propose plutôt de défendre la notion de «mystique» pour Massignon. Pour vous suivre, il est exact qu’il essaie à sa façon de dire publiquement – ce qui revient à témoigner de – son expérience de la transcendance, notamment les épisodes successifs qui le foudroient en mai et juin 1908 que je viens de décrire rapidement.
Son style d’écriture est, il est vrai, inhabituel, déroutant, accidenté, parfois même labyrinthique. Disons qu’il faut se laisser familiariser par sa plume inattendue, comme en une sorte d’initiation… Personnellement, il m’a fallu un certain temps, je ne vous le cache pas ! Vous convoquez Certeau, et cela ne vous aura pas échappé qu’il a été de ses élèves, comme l’atteste cet extrait que je cite dans mon livre et que je ne résiste pas à redire ici : «Il crée un monde nouveau en croisant les genres et les lieux du notre; il trouble l’ordre des classifications pour fonder un espace. Je me rappelle les conversions zébrées de ces passages fulgurants : à une question sur le Coran, il répondait en parlant de Léon Bloy. Ses cours aux Collège de France, comme les manifestations qu’il organisait, étaient traversés d’alliances amicales et de croisades politiques dont il était le chevalier servant et l’alchimiste» (p. 207). Tout est superbement dit, ou presque.
Au sujet des langues, il est polyglotte, à l’instar des savants de jadis. Il connaissait l’hébreu, le grec, le persan, le latin, le turc, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol... Mais la plus importante de toutes à ses yeux, c’est l’arabe, langue prophétique, celle de la révélation coranique et de la prière liturgique de l’islam. C’est en 1904, lors d’une expédition rocambolesque entre Tanger et Fès, qu’il se jure d’apprendre l’arabe, ce qu’il fera avec acharnement. Il devient l’hôte de cette langue au point, comme je l’ai écrit, d’en être quasiment possédé. Il est «altéré́» – au sens non négatif du terme – par elle. C’est pour lui une voie d’accès au «décentrement méthodologique» qui consiste à comprendre l’autre de l’intérieur, pilier de son approche scientifique et spirituelle. Il y aurait beaucoup à dire sur son rapport à l’arabe. Retenons qu’en tant qu’arabisant, il est devenu en 1946 président du jury d’agrégation d’arabe jusqu’en 1955, alors qu’il n’était pas agrégé, chose rare.
Bien sûr, je connais cet ouvrage de Laure Meesemaecker. Elle a d’ailleurs dédié sa thèse de doctorat au langage massignonien (Louis Massignon au Jardin de la Parole, 2003), car elle est avant tout docteur ès Lettres. Cette qualité explique selon moi le prisme de son approche centrée, en toute logique, sur le style littéraire de Massignon. Autrement dit, si elle avait été par exemple islamologue, elle aurait travaillé et analysé d’autres questions de fond que celles de la forme. Ceci dit, je conviens que la forme est déterminante chez Massignon, parce que singulière, voire unique en son genre. Ainsi, il est indéniablement un grand écrivain, qui aurait même pu devenir officiellement homme de lettres, ce qu’il a toujours refusé (par déontologie académique, je dirais). Ce qui fait dire à Christian Jambet, qui a dirigé l’édition des remarquables Écrits Mémorables (Robert Laffont, 2009), que Massignon est «le plus inclassable des grands écrivains du XXe siècle». Et c’est à juste titre que Laure Meesemaecker met en lumière son influence sur des auteurs comme Paul Claudel, Maurice Barrès, Max Jacob, Jean Genet ou encore Louis Aragon… En revanche, il est selon moi très exagéré d’affirmer qu’il était plus poète que savant, ou qu’il n’aurait en somme été scientifique que par défaut. Il a été et demeure un éminent chercheur, internationalement reconnu comme le prouve le nombre impressionnant d’académies étrangères à laquelle il appartenait. Il est l’un des pères de l’islamologie française, à qui l’on doit notamment d’avoir fait entrer l’étude du soufisme dans la sphère académique. Pour mieux résumer ma pensée, il n’y a pas d’exclusivité chez lui entre savant, poète, mystique ou autre. Il était – et c’est là son originalité – tout cela à la fois. Sa condition de chercheur ne l’a pas empêché d’écrire librement, cela est juste, confiant souvent des expériences personnelles au milieu d’un article scientifique ou d’un cours au Collège de France. Je ne crois pas qu’il faille voir en cela un mélange des genres, car ceci était au contraire effectué de façon parfaitement assumée, même si cela dérange encore plusieurs dizaines d’années après. Donc pour conclure, je ne vois pas de contradiction dans l’approche de Laure Meesemaecker mais plutôt un apport précieux et complémentaire sur le style – éminent marqueur de singularité – massignonien.
Juan Asensio
Revenons à la question de l’écriture, que nous allons tenter d’aborder dans son lien avec le secret. Je ne résiste pas au plaisir de citer intégralement un passage absolument magnifique de Massignon, que du reste vous-même évoquez, extrait d’un texte remarquable intitulé Un vœu et un destin : Marie-Antoinette, reine de France, recueilli dans Parole donnée, dans lequel nous voyons non seulement, à l’œuvre, cette redoutable beauté d’une langue grosse de toutes ses richesses sémantiques et grammaticales, mais aussi cette inscription du secret (3) évoqué précédemment : «La vraie, la seule histoire d’une personne humaine, c’est l’émergence graduelle de son vœu secret à travers sa vie publique; en agissant, loin de le souiller, elle le purifie. La vraie, la seule histoire d’un peuple, c’est la montée folklorique de ses réactions collectives, thèmes archétypiques lui servant à classer et à juger les témoins «engendrés» par sa masse. Le peuple les somme, au nom de serments communs; mais eux doivent fidélité privée à leurs vœux. Aussi la courbe de vie de chacun de nous se tend, pour l’ordalie; se noue, en «nœud d’angoisse», prise entre son vœu et ses serments; jusqu’à réaliser, parfois, une prise de conscience héroïque du sacré, expiatrice de la crise collective. L’âme subit alors le choc de l’événement réalisant son vœu par les serments mêmes qui en brisent le secret, l’interprétant comme l’intersigne, très folklorique, du thème de son destin».
Pouvons-nous parler d’un Massignon secret, à tout le moins ayant longuement réfléchi à ce thème, et de quelle manière s’articule-t-il avec une langue somptueuse se tenant, assez souvent, au seuil-même d’une espèce de clôture, d’hermétisme comme je l’ai dit ?
Manoël Pénicaud
Louis Massignon entretient un rapport particulier au secret. D’abord, les saints apotropéens se succèderaient «en secret» d’une génération à l’autre. Ensuite, la sodalité de la Badaliya, fondée à Damiette en 1934 avec Mary Kahîl, est un groupe dont personne hormis Massignon, ne connaît nommément tous les membres. Autre exemple, il est ordonné en 1950 dans le rite oriental (il est père de famille), mais il tient à ce que cela demeure non su, notamment à Paris. Mais la nouvelle finira par s’ébruiter, provoquant d’ailleurs l’ire et la jalousie de Claudel… A travers ces trois éléments, tout porte à penser que Massignon aime entretenir le secret. Pourtant, je vais essayer de déconstruire cette affirmation, en tout cas de la nuancer: le secret ne relève pas chez lui, comme j’essayais de le dire précédemment, de l’ésotérisme ou de l’hermétisme. C’est même plutôt le contraire, comme en témoigne ce remarquable extrait que vous citez. Il explique en substance que l’accomplissement d’une personne revient, à terme, à faire coïncider son «vœu secret» (intériorité) avec «sa vie publique» (extériorité). Autrement dit, il faut sortir du secret – «cette chose terrible» écrit-il explicitement – et ne plus rien cacher, en «toute transparence» si je puis dire, même si je n’aime pas cette formule galvaudée, au sens où chacun devrait s’assumer entièrement et intégralement. Autrement dit, l’unification d’une personne ou d’un sujet – sa subjectivation – passerait spirituellement par cette étape si difficile à mettre en pratique. Il va donc s’y atteler, à la fin de sa vie, ne cachant plus son ordination (accomplissement du projet de vie proposé par Foucauld dès 1909), ni son islamophilie souvent incomprise et qui l’isole beaucoup, ni ses positions contre les injustices (le sort des immigrés maghrébins, des réfugiés palestiniens, des torturés algériens…), le poussant d’ailleurs à s’engager publiquement, toujours dans l’optique du témoignage.
La notion de «courbe de vie» est puissante. Il la découvre et l’empreinte d’ailleurs à Hallâj, le «saint de sa vie» comme je le dis parfois en souriant. Il la définit comme une «courbe personnelle reliant les diverses étapes [d’une] vie, afin d’en définir l’unité́ finale, accès à leur propre personnalité́ idéale, définitive», ce qui rejoint l’idée d’accomplissement ou de subjectivation que je viens d’évoquer. L’un des points saillants, vraiment novateur sur le plan épistémologique, est que cela invite à se pencher sur la dimension psychologique et intérieure du sujet qu’il étudie, que ce soit Hallâj ou Marie-Antoinette. Il adopte aussi cette méthode sur lui-même, dans une démarche d’auto-analyse qui fait écho à l’essor de la psychanalyse. Notons à ce sujet qu’il a régulièrement côtoyé Jung lors des rencontres du Cercle Eranos à Ascona, des années 30 aux années 50. Il a été donc été marqué par la pensée jungienne, ce qu’atteste ici la référence aux archétypes.
Un autre terme clé de cette profonde citation est l’ordalie. Sans épiloguer, cela est central chez lui en tant que référence directe à l’ordalie (jugement divin par le feu) que le prophète Mohammed aurait proposé, sur la question de la divinité de Jésus, aux chrétiens de Najran qui se seraient désistés au dernier moment. De surcroît, l’expression convoque aussi l’ordalie que Saint François d’Assise aurait proposée en retour au sultan Al-Kâmil lors d’une trêve de la cinquième croisade en 1219, à Damiette. Et c’est à cette ordalie, amorcée aux VIIe et XIIIe siècles, que Massignon invite les membres de la Badaliya à parachever, en substitués.
Ce vœu, cette vocation, Massignon dit vouloir les vivre pleinement, au grand jour, sans se soucier du regard d’autrui, un don de soi, à l’image de Jésus. Bien plus que de rester sur le seuil, il appelle dans toutes ses prières et de toutes ses forces à le franchir, à le dépasser pour se surpasser. Vaste programme, vous en conviendrez.
Juan Asensio
Voici un paradoxe que je vous soumets : lire Louis Massignon, c’est s’exposer, soi-même en tant que lecteur, à un décentrement qui lui-même doit avoir lieu, en guise de seuil préalable à toute expérience mystique réelle, si bien sûr elle devait se produire. Je ne veux pas faire de celles et ceux qui lisent Massignon et, comme vous, l’étudient, des martyrs en puissance, encore moins des saints, mais il n’en reste pas moins qu’une telle lecture, une telle étude, ne peuvent que vous transformer profondément, ou alors écrire et lire ne veulent rien dire, et vous évoquez Massignon comme vous évoqueriez n’importe quel autre auteur, avec le détachement méthodique du scientifique.
Manoël Pénicaud
Effectivement, ceux qui osent pénétrer et qui persévèrent dans la pensée de Louis Massignon n’en sortent pas indemnes ! Derrière ce trait d’humour, je veux signifier que ses écrits (surtout les textes spirituels) s’apparentent logiquement à un message invitant sans cesse au dépassement comme au déplacement de soi, synonyme du décentrement dont vous parlez. Cette idée de décentrement est d’une part féconde sur le plan méthodologique, ce dont je peux témoigner en tant qu’anthropologue : on peut y voir un appel à sortir de soi, de sa culture, de son confort (et conformisme) intellectuel, politique ou religieux pour se frotter et se confronter à l’altérité, à l’ailleurs, à l’incompréhensible, à l’inconnu. Ce qui revient bien souvent à désapprendre pour mieux comprendre une autre réalité sociale et culturelle que la sienne. Telle est une façon de synthétiser le projet anthropologique.
D’autre part, sur un plan plus intérieur, je crois que chacun éprouve à sa façon l’expérience du seuil, en le franchissant ou pas, en le percevant comme une transgression ou comme une libération, qui sait ? Autrement dit, cette œuvre – comme toutes les grandes œuvres – sera vécue, interprétée, ressentie par tout un chacun à l’aune de ses propres contradictions et de sa propre courbe de vie… Personnellement, je puis vous dire que Massignon m’accompagne depuis le début des années 2000 – et vice versa – si bien que j’ai énormément appris à ses côtés, y compris sans le savoir, ce dont j’aurais été loin de me douter en débutant une thèse de doctorat sur le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants qu’il a initié en 1954 en Bretagne (4). Par contre, je m’astreins à faire la part des choses, en vertu de mon éthique de responsabilité, lorsque j’écris un chapitre ou un article savant, a fortiori une biographie. L’équilibre consiste selon moi à ne surtout pas tomber dans le piège froid, distancié, désincarné et potentiellement déshumanisé du «détachement méthodique» comme vous dîtes, mais au contraire à mettre en pratique la «compréhension intérioriste» que prône justement Massignon, c'est à dire d’essayer de comprendre un fait social ou une personne de l’intérieur : «Il ne suffit pas de chercher à connaître, il faut arriver à comprendre. On comprend l’autre en se substituant mentalement à l’autre, en reflétant en soi la structure mentale, le système de pensée de l’autre», en se plaçant «dans l’axe de sa naissance», écrit-il. J’oserais même dire, pour conclure, que l’exercice consiste subtilement à devenir l’hôte de l’autre, à entendre dans la polysémie du terme «hôte» : à la fois celui qui est reçu mais aussi celui qui reçoit.
Juan Asensio
Nous avons mentionné plusieurs noms d’auteurs (Bloy, Claudel, Rimbaud ou encore Huysmans) mais point celui de Georges Bernanos, que Louis Massignon a fréquenté dans des cercles d’intellectuels catholiques, notamment, nous apprenez-vous, autour de la revue Esprit animée par Emmanuel Mounier (cf. p. 329).
Manoël Pénicaud
Au début de la Seconde Guerre mondiale, Louis Massignon est chef de bataillon d’infanterie coloniale, puis subit la déroute de juin 40 jusque dans le sud-ouest de la France, où il refuse de remettre les clés de la ville de Dax aux Allemands («C’est mon seul acte de “résistance” nationale», écrira-t-il). Après quoi, il rejoint la capitale est se replonge – en pleine Occupation – dans l’enseignement et la recherche. C’est au cours de cette période qu’il fréquente certains cercles d’intellectuels catholiques, notamment la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier. C’est dans ce cadre qu’il rencontre Georges Bernanos dont je ne suis pas spécialiste... Ces rencontres informelles se déroulent dans la discrétion de grands appartements, comme chez Marcel Moré, quai de la Mégisserie. En 1944, c’est là qu’a lieu une fameuse «discussion sur le péché» autour des XIV Thèses fondamentales de George Bataille. En sus de Massignon, on compte parmi les présents : Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Pierre Klossowski, Michel Leiris, Simone de Beauvoir ou encore Maurice Merleau-Ponty… soit un sacré aéropage.
Louis Massignon va souvent écrire dans Esprit. Il compte parmi ces rares intellectuels catholiques qui n’hésitent pas à prendre publiquement position sur l’actualité. Tout professeur au Collège de France qu’il est, il s’exprime dans la presse grand public pour servir les multiples causes qu’il défend. Après-guerre, toute une jeune génération issue de la Résistance s’engage dans de nombreuses associations, ce que fait aussi Massignon. En 1947, il fonde le Comité chrétien d’entente France-Islam. Et en 1953, c’est au tour de France-Maghreb, avec François Mauriac (autre grand écrivain catholique, que Massignon a rencontré dès 1911 avec Claudel), Charles-André Julien et Georges Izard. Avec les vives tensions qui s’amplifient au Maroc, en Algérie et en Tunisie, la toile de fond est éminemment politique.
Juan Asensio
Vous évoquez, dans votre ouvrage, plusieurs pistes de recherche futures. En voici quelques-unes comme le fait, sur les brisées de ce que Christian Jambet a pu appeler un «atlas du monde invisible» tenant compte de Damiette, de La Salette ou encore du Vieux-Marché, «d’esquisser cette géographie sensible et spirituelle, ce qui n’a pour l’instant jamais été fait» (p. 286). Vous écrivez aussi qu’une «étude critique des publications sur Massignon reste à faire» (p. 320) ou encore, évoquant «un angle mort de sa conception de l’humanité qui, selon lui, ne peut s’accomplir qu’à travers Jésus Christ», vous affirmez qu’il y aurait beaucoup à dire sur «cette représentation inclusive mais excluant tous les peuples et les systèmes culturels non monothéistes» (p. 240). Quelle vous semble être la priorité à accorder à ces recherches ? En tous les cas, et ce point semble vous tenir beaucoup à cœur, vous avez fourni l’effort de richement illustrer votre ouvrage par des photos inédites de Louis Massignon ou se rapportant à sa vie, y compris la plus humble.
Manoël Pénicaud
Vos lecteurs doivent savoir qu’il existe déjà une littérature abondante sur Louis Massignon. Ainsi la biographie que je signe succède à celle, remarquable, de Jean Moncelon et Christian Destremeau, parue en 1994. Sachez d’ailleurs que pour mon ouvrage, j’ai tâché de ne pas relire la leur, pour ne pas être influencé, et j’ai surtout cherché à exploiter de nouvelles sources qui n’étaient pas accessibles auparavant. Parmi elles, j’ai souhaité accordé une attention importante à l’iconographie qui jalonne le texte : il ne s’agit pas d’une simple et classique «illustration», comme vous dîtes, mais au contraire de sources historiques à part entière. Tel a été mon parti pris d’auteur dès le départ, en proposant à Bayard une approche iconographique forte pour mieux «incarner» le personnage de Massignon. On y découvre des portraits, son bureau, des sanctuaires, des objets dévotionnels, des œuvres d’art, une carte manuscrite, une note de travail… Inédits pour la plupart et provenant de la collection personnelle de l’intéressé, ces éléments ne sont pas de piètres illustrations rassemblées dans un cahier-photos en fin d’ouvrage mais participent pleinement du récit. Ainsi, au seuil de chaque chapitre, une image décrite et commentée sert de porte d’entrée à la narration. C'est une approche originale que je revendique en qualité de commissaire d'exposition (Lieux saints partagés, Shared Sacred Sites…), après avoir essayé le «portrait par l'objet», y compris de Massignon comme au Mucem à Marseille, au Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris ou à Marrakech… D’ailleurs je remercie mon éditeur pour la qualité du papier et de la mise en page de l’ouvrage.
Quant aux futurs chantiers massignoniens, il n’en manque pas. Pour commencer, une Chaire Louis Massignon vient de voir le jour au CERI à Science-Po Paris, à l’initiative de Jean-Baptiste Massignon, dont la vocation est de promouvoir l’étude et l’enseignement du fait religieux contemporain. En un sens, cela contrebalance l’oubli de Massignon évoqué plus haut. Signalons aussi une thèse de doctorat soutenue en janvier entre Paris et Montréal par Florence Ollivry (sous la direction de Pierre Lory, EPHE), dont l’objet a consisté à livrer une étude critique de l’islamologie massignonienne. J’espère qu’elle sera un jour publiée. Toujours côté publications, la correspondance Massignon-Maritain à paraître bientôt chez DDB marquera un temps fort. Et puis très récemment, un éminent spécialiste de Massignon, Jacques Keryell, qui l’a connu dans sa jeunesse, m’a transmis une autre correspondance inédite qui pourra aussi donner lieu à un ouvrage. Parallèlement, avec un collègue historien au CNRS, Thierry Zarcone, nous envisageons aussi de republier, accompagné d’un solide appareillage critique, les fascicules de la passionnante étude de Massignon sur les Sept Dormants d’Éphèse publiée dans les années 1950 chez Geuthner (5).
Ah ! un atlas massignonien de la géographie spirituelle du monde, c’est un rêve qui sera, je l’espère, un jour réalisé. Sachez que prochainement – c’est une annonce – l’ancien site Internet des Amis de Louis Massignon (association qui a été endormie) va être refondu de fond en comble et offrira précisément une vaste entrée cartographique…
Enfin, permettez-moi d’évoquer un dernier grand projet que je tisse en silence depuis des années, celui de consacrer une grande exposition à Louis Massignon, en suivant sa «courbe de vie» comme fil narratif, ce qui conduirait les visiteurs à croiser maints grands personnages entrés dans l’histoire (Foucauld, Claudel, Lawrence, Gandhi, Jung, Clémenceau, Fayçal, Lyautey, Mohammed V…), et à les faire sillonner cet Orient aussi fascinant que fragmenté. Au fond, on peut voir dans le présent essai biographique la toile de fond de ce projet d’exposition.
Juan Asensio
Vous avez, à juste titre il me semble, pris vos distances par rapport à une dimension ésotérique ou gnostique de l’œuvre protéiforme de Massignon, qui a souvent été vu comme un prophète. Or, telle de ses prédictions (voir La conversion du monde musulman, in Écrits mémorables, tome I, Robert Laffont, 2009) frappe par sa justesse : «Si dans vingt-cinq ans, l’Afrique du Nord n’est pas devenue française de cœur, donc chrétienne, la France la perdra et ce sera sa ruine». Nous sommes en 1923 lorsque Massignon écrit ce propos, et c’est aussi, hélas, notre situation présente, et que dire de notre avenir, la perspective d’une Afrique du Nord devenant française de cœur, donc chrétienne s’éloignant de plus en plus vite de toute vœu, fût-il prononcé du bout des lèvres !
Il est également frappant de constater que, à l’instar d’un Bernanos délaissant ses romans pour pratiquer l’art polémique et, ainsi, tenter de dessiller les yeux de ses contemporains, Louis Massignon, que l’on aurait tort de trop vite embastiller dans la tour d’ivoire du chercheur amateur de mots rares, n’a cessé d’alerter ses propres lecteurs sur les dangers d’un monde livré tout entier à la rapacité du Négoce, de la Presse ou de la Machine, autant de majuscules commodes pour désigner ce que d’autres ont pu caractériser comme l’arraisonnement du globe par un progrès tournant à vide, n’ayant d’autre but que lui-même. Je cite ce beau passage de Parole donnée, frappant parce que Massignon semble déceler d’ultimes fentes, dans la muraille de plus en plus épaisse qui nous entoure, par lesquelles rougeoie une lumière surnaturelle : «La multiplication des réseaux d’intercommunication qui nous déracinent de plus en plus depuis un siècle (réseau ferroviaire en France après 1840) accélère notre embrayage sous les maillons d’une chaîne sans espoir, d’où nous ressortons morts, éjectés et vidés, comme les tas de boîtes de conserves aux portes des entrepôts. Et c’est alors qu’une lueur intermittente, surnaturelle, s’est mise à filtrer : précisément à travers le mécanisme affreux de notre incarcération collective, où nos péchés durcis s’étaient amalgamés à l’outillage du progrès scientifique et aux sanctions sans pardon des lois naturelles transgressées : annonciation d’au-delà, promesse mariale de miséricorde».
Manoël Pénicaud
Merci de me faire redécouvrir cette dernière éloquente citation. On y mesure, dans un style admirable, toute son indignation sur le monde en devenir, à son époque et qui est devenu le nôtre. Effectivement, dès 1923, il a cette prémonition sur le sort de l’Algérie française, non pas une prémonition mystique de type prophétique mais bien celle d’un expert scientifique. L’article en question est ambigu car il porte précisément sur «La conversion du monde musulman». Rappelons que Massignon a été «fort colonial» comme il le confessera plus tard, en fidélité à l’idéologie dominante sous la IIIe République, ainsi qu’à la posture missionnaire et évangélisatrice de Foucauld (il y aurait tant à dire sur ce sujet sensible, surtout à l’heure de sa prochaine canonisation à laquelle Massignon n’est pas étranger). Toutefois, l’orientaliste évoluera progressivement sur la question de la conversion, en se prononçant finalement contre les excès de la colonisation et en faveur du respect des musulmans.
En élargissant la focale, disons qu’il pressent avec acuité – pas seulement en tant qu’expert pour le Quai d’Orsay, mais aussi en vertu de sa sensibilité spirituelle –, les conséquences inéluctables des événements en cours. Outre l’Algérie, ce sera aussi le cas pour la création de l’État d’Israël et le projet de l’ONU de partition de la Terre sainte contre lequel il s’oppose, y voyant «la tunique sans couture de l’humanité réconciliée». Ce seul aspect mériterait un entretien à part entière ! En tout cas, retenons que ses «pressentiments» s’aggravent et s’accélèrent après la Seconde Guerre mondiale. Il voit dans l’usage de la bombe atomique au Japon un signe de l’accélération de l’histoire, ce qu’il faut compenser en œuvrant de toute urgence pour la «réconciliation» spirituelle de l’humanité́. Le début de la Guerre Froide confirme ses inquiétudes de voir le «monde de plus en plus possédé́ de passions raciales et de convoitises corruptrices, de violence et de meurtre, allant jusqu’au désir d’un suicide collectif, au moyen d’engins nucléaires, qui devraient servir à des fins de vie, et non de destruction». Il s’insurge vent debout contre les bulldozers de la globalisation et les tragédies humaines (les «personnes déplacées») de la colonisation, notamment en Palestine comme il l’écrit à Claudel dès 1947 dans l’une de ses dernières lettres : «J’ai vu là-bas les camps des réfugiés arabes, victimes de l’immonde technique yankee, qui va faire de la Terre Sainte (qui devrait être le Kindergarten [jardin d’enfants] de l’humanité́ réconciliée), une sorte de Ruhr monstrueuse, un Los Alamos [lieu du premier test de bombe atomique aux É.-U.] de la désintégration sociale mondiale, aux mains des Sionistes athées»… Peut-être qu’aujourd'hui, il serait qualifié de «lanceur d’alerte», nouveau mot à la mode. Qu’importe. Il s’écrie, il s’époumone pour éveiller les consciences sur le désastre qu’il entrevoit. Il défend ou regrette l’ancien monde, celui qu’il a connu, avant la montée en puissance des états-nations (comme dans l’ex-Empire ottoman…), et surtout une vision spirituelle – et non pas bassement matérialiste, excessivement consumériste – du monde écartelé entre deux blocs, «deux technocraties sans âme et sans amour, où le rationalisme mécaniciste des uns se pose en champion de l’idéalisme contre le matérialisme dialectique des autres», dénonce-t-il en 1949…
Pour conclure, j’imagine que vos lecteurs en sont au point de se dire, dans le sillage de François Mauriac déclarant d’une voix chevrotante, dans une émission de radio en 1967: «Je pense à Massignon très souvent, et très souvent je me demande : “Que penserait-il aujourd’hui ?”».
Les photographies choisies pour illustrer cet entretien sont extraites de l'ouvrage de Manoël Pénicaud, qui y indique la provenance, essentiellement la collection Massignon. Il suffit de cliquer dessus pour les agrandir. En voici la légende : Louis Massignon à Toumliline au Maroc, août 1956; août 1959, à Aarhus; note de travail manuscrite, années 1950; à l'université Al-Azhar, 1909; panne en Afghanistan, mai 1945; ex-voto et emblème de la Badaliya, 1953.
Notes
(1) Laure Meesemaecker, L’autre visage de Louis Massignon (préface de Ghaleb Bencheikh, Via Romana, 2011, p. 24).
(2) Dominique Millet-Gérard, Massignon et Huysmans : « silhouette d’or sur fond noir», Bulletin de l’Association des Amis de Louis Massignon (n°20, décembre 2007, p. 26).
(3) Il est frappant de constater de quelle façon Massignon, dans un autre extrait de ce même texte, unit le secret à une forme d’enseignement élitiste s’adressant à un sexe plutôt qu’à l’autre, mais jamais aux deux ensemble et, plus précisément, à l’homosexualité : «Le serment de secret (secret de métier) est naturellement à la base des sociétés éducatives à ségrégation sexuelle : écoles d’internat, couvents, loges, casernes, bagnes, bordels. Il les expose à deux contaminations immorales : au-dedans, à l’inversion sexuelle; du dehors, au noyautage policier des Services de Renseignements […]».
(4) Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne (préface de Thierry Zarcone, Cerf, 2016, deuxième édition).
(5) Louis Massignon, Les Sept Dormants d’Éphèse (ahl Al-Kahf) en Islam et en Chrétienté. Recueil documentaire et iconographique, Revue des Études Islamiques (Geuthner, huit parties, 1954-1963).
L’auteur
Manoël Pénicaud est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (Idemec, CNRS, Aix-Marseille Université).
Spécialisé dans l’étude des pèlerinages, du dialogue interreligieux et de l’hospitalité «abrahamique» en Europe et en Méditerranée, il est l’auteur de plusieurs livres (Louis Massignon, le «catholique musulman», Bayard, 2020 ; Shared Sacred Sites, collectif, NYPL, 2018 ; Coexistences, collectif, Actes Sud, 2017 ; Lieux saints partagés, collectif, Actes Sud, 2015 ; Le réveil des Sept Dormants, Cerf, 2016 ; Dans la peau d’un autre, Presses de la Renaissance, 2007) et de nombreux articles (revues ou chapitres d’ouvrages). Il est par ailleurs l'un des commissaires de l'exposition internationale Lieux saints Partagés présentée au Mucem à Marseille (2015), au Musée du Bardo à Tunis (2016), à Thessalonique et à Paris (2017), à Marrakech et à New York (2018), ainsi qu’à Istanbul (2019) avant de prochaines étapes.
Adepte de l’anthropologie visuelle, il est aussi réalisateur et photographe (Agence Le Pictorium).
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