Ne restons pas ce que nous sommes de François Esperet, par Gregory Mion (16/11/2020)
Crédits photographiques : Jonas Bendiksen (Magmun Photos).
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Visions de Jacob de François Esperet : une poésie de la naissance.
Larrons de François Esperet : une croix pour les malfrats.
«Car la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure.»
Georges Bernanos, Jeanne, relapse et sainte.
Tout entier polarisé par la langue incandescente de Grégoire de Nazianze à laquelle il emprunte son titre, ce recueil d’homélies de François Esperet (1) nous «supplie» donc de ne pas rester «ce que nous sommes» afin de devenir «qui nous étions» (p. 15). Cette supplication entend nous rappeler que nous sommes tous des fragments de l’incommensurable ubiquité de Dieu, que nous appartenons indissolublement au Verbe qui nous a constitués, à ce Logos fondateur qui est à la fois révélation et manifestation de Dieu, parole éminente adressée aux hommes, parole supérieurement performative qui proclame et qui donne la vie, parole époustouflante qui est donation du Souffle vivant et qui nous traverse de part en part (cf. pp. 103-8). C’est de cette origine de l’homme – qui se confond à la destination de l’homme – dont nous avons à nous souvenir ou à nous imprégner : la lourdeur des temps présents ne compromet pas la nature profondément pneumatologique des créatures que nous sommes, ou, en d’autres termes, la suffocation d’une actualité désespérante ne ralentit d’aucune manière la respiration cosmique dont nous sommes les messagers. Que l’on soit croyant ou adversaire de la foi, hésitant ou sur le point de basculer en religion, ces homélies, rédigées à l’occasion «de l’année liturgique qui a suivi [l’ordination] diaconale [de François Esperet] dans l’Église orthodoxe» (p. 8), expriment un bel apprentissage de la parole divine et sont susceptibles de toucher intimement tout le monde. Les fidèles ont pu les entendre presque chaque dimanche, «d’une Pentecôte à l’autre» (p. 8), au sein de «la chapelle en bois du séminaire russe d’Épinay-sous-Sénart» (p. 8), et, désormais, nous pouvons les lire, les méditer, les ruminer, en vue de progresser avec leur auteur dans l’inlassable recherche des «motifs du Royaume» (p. 8), dans cette participation à la foi vivante qui est «source de bénédiction» (p. 151) et qui repousse la «source de malédiction» (p. 151) d’une foi morte, en vue encore d’avancer sur l’édifiant chemin où nous nous exerçons à «[avoir] follement, […] scandaleusement, […] absolument confiance» (p. 167) en la parole de Dieu, cette parole purificatrice (cf. p. 133) qui nous retient de dire le Mal et de mal dire (cf. p. 135) parce qu’elle sait – comme Karl Kraus le savait – que la corruption humaine, toujours, s’amorce dans un usage mutilé de la langue.
Ce souci de la parole purifiée concerne tout à la fois le prédicateur et le poète car c’est en individu de sang-mêlé que François Esperet s’adresse à nous, en homme de foi qui ramasse les «feuilles d’herbe» de Walt Whitman, en aspirant au Royaume qui convoque le clairvoyant Vincent La Soudière, petit-fils ou arrière-petit-fils de Rimbaud en quelque sorte, lorsqu’il s’agit par exemple de comprendre que la vraie liberté consiste à s’enchaîner à nos «chaînes de lumière» justifiées par notre «plus haute aspiration» (p. 97). Aussi bien «inspirées par l’Esprit» que par «le charisme de la poésie» (p. 9), ces homélies, néanmoins, ont à cœur de saisir ce qui divinise la poésie, ce qui dans la poésie traduit le divin, plutôt que de surprendre ce qui dans la parole de Dieu annonce la nécessité du poète. L’aveu de François Esperet ne décèle aucune ambiguïté lorsqu’il invoque l’Évangile de Matthieu (2) pour affirmer que jusqu’ici, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il découvre la pratique de l’homélie, il «[n’avait] jamais préparé la venue du Seigneur qu’en vierge folle» (p. 9), à savoir en prophète point tout à fait libéré de certaines scories, en homme vaticinant qui «[semait] le Verbe en terre païenne au hasard de [ses] pas» (p. 9). L’aveu, par conséquent, est un aveu d’éducation au Verbum Domini. Comme il y a des romans d’apprentissage, il y a forcément des sermons d’apprentissage tels que ceux-là, tant et si bien que François Esperet, «dimanche après dimanche», s’est exercé «à écrire sur la parole de Dieu, à tisser aux versets non des vers mais des explications et des exhortations» (p. 14).
Il ne s’agissait pas d’égarer le poète qui gît en lui depuis la naissance, mais, plus subtilement, de réorienter ce poète vers des voies d’inspiration plus hautes, plus dépouillées, là où les choses s’enracinent dans le Ciel tout en ayant connu intensément le sel de la terre, comme le Christ, d’abord, «a porté le ciel en terre pour attirer la terre vers le ciel» (p. 163). C’est une façon de penser que le poète, souvent, s’imagine qu’il est davantage poète en ne faisant que lever la tête, en convoitant la lévitation, en s’investissant d’un attirail de parnassien qui ne jure que par la montée, alors même que la poésie, peut-être, s’avère d’autant mieux exaltée qu’elle commence dans la descente la plus abyssale. Ainsi, après avoir été sur des sommets douteux, «le plus dur, c’est la descente» (p. 164). En cela, il n’existe probablement aucune poésie digne de ce nom tant que le poète n’a pas été transporté par les forces de la gravitation, par les pesantes salles d’attente du Royaume. Il n’y a guère en outre que le Christ qui une fois remonté ne redescendra pas (cf. p. 164), ce qui signifie que le poète, et même le prêcheur, doivent savoir que tout ce qui s’élève ne peut s’élever qu’en ayant connu ce qui s’est abaissé, tout comme l’élévation la plus spectaculaire sera suivie d’un déclin – voire d’un écrasement pour les plus orgueilleux d’entre nos semblables.
C’est à ce genre de paradoxe rafraîchissant que François Esperet nous familiarise tout au long de ses textes de prédication. Il n’est d’ailleurs pas inutile de signaler à toutes les ascensions dites fulgurantes qu’elles rencontreront tôt ou tard de tout aussi fulgurantes déchéances. Notre époque tragiquement impénitente regorge de faux Christs et ceux qui sont en haut par la disgrâce du mensonge, de l’imposture et de la cupidité, ceux-là sont les amis de l’Antéchrist et seront bientôt en bas. Certes ils trompent le monde par leur troublante coïncidence avec le Christ, mais, à bien y regarder, les critères qui démasquent l’Antéchrist sont nombreux : «il parle mais il ne sait pas se taire, il exhorte mais il ne sait pas prier, il séduit mais il ne sait pas servir. Son esprit est brillant mais il n’est pas brisé. Son cœur est généreux mais il n’est pas broyé. Sa foi est certaine mais elle n’est pas aimante» (p. 246).
Ce type de formulation, marquée par une alliance de sévérité et d’aménité, reflète les épîtres du saint apôtre Paul dont François Esperet fait majoritairement l’exégèse (cf. pp. 17-220), la complétant par l’interprétation de quelques textes issus des Actes des apôtres (cf. pp. 221-249). Le choix d’affronter le corpus paulinien permet du reste de ne pas tomber dans l’écueil d’une paraphrase des Évangiles, lesquels sont fréquemment commentés lorsque le temps de prêcher advient, et, d’autre part, la lecture approfondie de Paul nous intéresse dans la mesure où elle est plus ardue, plus symbolique, moins transparente malgré le maniement d’images simples que tout un chacun peut embrasser facilement (cf. p. 78).
Il ne faudrait pas non plus négliger l’engagement de Paul pour la vérité, son acharnement à défaire ce que la tromperie a fait (cf. p. 50). En traquant scrupuleusement le saint itinéraire de Paul, mais aussi en fervent disciple de la poésie, François Esperet s’empare de la «trompette mystique» de Walt Whitman et «purge de ses chancres» (3) notre début de siècle blessé. Ceci ne va pas sans exigence, sans la régularité d’une ascèse, d’où le potentiel édificateur d’une «vérité qui n’est pas là pour nous faire du bien mais pour porter à faire le bien» (p. 37). Avec Paul, la vérité se maintient pour ainsi dire véridique parce qu’elle n’est pas confortable pour celles et ceux qui la reçoivent. Par conséquent, lorsque l’apôtre se montre sourcilleux même avec le prophète, le vénérable, l’enseignant ou l’homme généreux dans son épître aux Romains (cf. p. 36), il ne le fait, nous suggère François Esperet, que pour les prémunir contre «l’orgueil» et contre la «satiété», contre cette espèce de tempérament qui pourrait nous inciter à croire que nos dons équivalent nos mérites, voire qu’ils persévéreront indépendamment de toute usure (cf. pp. 38-9). Les dons ne sont en ce sens authentiques qu’à partir du moment où ils sont dévolus au prochain, et là, seulement là, l’homme pourra se dire méritant et plus doué que le meilleur des maîtres qui s’est enfermé dans la tour d’ivoire de ses indéniables capacités (cf. p. 39). Le don ne saurait appeler un contre-don, cela va de soi, et quiconque voudra éviter de devenir un «figuier stérile» (p. 38) se fera pleinement transition, liaison, pontifex maximus en ce qui concerne la relation avec son prochain. Ici s’esquisse la possibilité d’être chrétien dans le Christ et non pas contre le Christ (cf. p. 91), en l’occurrence la volonté d’être plus près des autres au lieu de se tenir toujours plus loin des autres pour tel ou tel motif – la volonté, en somme, de rallier la foule de nos frères avant d’aller peut-être plus loin en leur compagnie (cf. pp. 90-1). Pour illustrer cela, François Esperet nous fait voir l’inanité des pratiques où la foi chrétienne se réduit à une «matière» ou une «carrière» (p. 90), lorsque, par exacerbation de nos dons, nous désirons atteindre les sommets de notre spécialité à l’Université ou, pareillement, les échelons supérieurs de notre profession.
C’est la raison pour laquelle celui qui est «brillant» ne l’est pas au sens mondain de celui qui brille en société (cf. p. 120), mais il ne l’est que parce qu’il est «fils de lumière» (p. 122), enfant de la clarté qui d’instinct connaît les ténèbres de ce qui rayonne mal, digne enfant qui s’est laissé «illuminer par Dieu» (p. 119). S’étant hissé à cette humilité qui nous élève tandis que tant d’autres n’y perçoivent trivialement qu’une flagellation, un masochisme ou un rabaissement, l’illuminé de Dieu contribue à la paix du Christ, à cette paix qui n’est pas «abstraction» ou «transcendance» mais qui «devient concrète et immanente» par l’intercession des apôtres (p. 111). Cette paix, aussi, n’est pas imposée car elle est pure offrande (cf. p. 112), pure médiation de l’amour et de la liberté, pure concrétisation qui l’empêche d’être limitée à un unique principe de régulation métaphysique. Elle n’est donc pas restreinte à un ailleurs ou à une temporalité inaccessibles étant donné que la Bonne Nouvelle, chaque fois, s’annonce maintenant, éternellement, immédiatement (cf. p. 129), hors de tout futur rédempteur ou prodigieux, au même titre que Séraphin de Sarov a pu nous transmettre l’intuition que «le Royaume consiste dès ici-bas en l’acquisition de l’Esprit» (p. 129). De là peut éventuellement se déduire la teneur de l’Espérance chrétienne, trop souvent schématisée à l’instar d’une croyance béate en un avenir radieux, alors qu’elle est précisément une manière «d’insérer l’éternité au cœur du temps [pour] lui permettre de transfigurer nos vies», une manière, encore, de se représenter la «conversion […] de l’humain en divin» (p. 30) ici même, au plus près de notre monde actuel.
Ces puissantes convictions traduisent la force de la chrétienté au sens non pas d’une force de la nature, mais d’une force qui l’est devenue par la grâce, d’une force, également, qui peut porter les faiblesses de ceux qui n’ont pas toujours conscience de leurs faillites (cf. pp. 40-3). Il n’y a que de cette façon que le chrétien se trouve habilité à «exercer la justice» (p. 19), c’est-à-dire, spécifiquement, en conjurant la tentation d’être un «juge» parce que tout l’enjeu est d’accéder au statut si difficile du «juste» (p. 19). Il n’y a que de cette façon que le chrétien pourra aussi «[fermer] la gueule des lions avec tendresse» (p. 20), non sans avoir au préalable exercé un important travail sur lui-même, un substantive work qui l’aura dissuadé d’être un lion, un violent, un fort affaibli par ses forces indomptées, ainsi qu’un palabreur étourdi par sa propre logorrhée. Ceci explique en partie pourquoi le chrétien fait inéluctablement confiance au silence de la prière, et, comme Nietzsche, qu’il va jusqu’à songer que les choses les plus discrètes sont exactement celles qui peuvent renverser des montagnes. Ceci explique aussi en biais le plaidoyer de Paul pour la modestie, dans l’épître aux Romains, lorsqu’il professe que «Dieu jugera les actions secrètes des hommes» (p. 23). Ce ne sont ni les surenchères ni les grands fracas qui font les saints, mais ce sont les plus petites choses, les plus invisibles offices, à tel point qu’il existe beaucoup de saints qui s’ignorent, beaucoup de Justes qui agissent en dehors de toute promesse ou de toute foi délibérément vécue, pour la simple et bonne raison que nous serons jugés moins par ce que nous savons avoir fait de bien que par ce qui nous aura échappé. La silhouette du Royaume ne se dévoile pas en vertu d’un cumul des prières ou d’un entassement des actions de charité, mais, tout à l’inverse, elle se dévoile à l’homme qui se sera par exemple contenté, un après-midi, de caresser un animal, de partager une partie d’échecs avec ses amis, d’écouter une musique, autant d’images innocentes et apparemment faibles pour incarner ceux qui ne savent pas qu’ils «sont en train de sauver le monde» (4) hic et nunc avec des forces immenses.
À cet égard, «parlons le langage du Royaume» (p. 225), souffrons que dire ce soit définitivement faire, et servons la parole de Dieu plutôt que de nous en servir insidieusement, plutôt que de l’abandonner aux effets de courte durée de la rhétorique (cf. p. 227). Retenons encore que les paroles du Christ «sont moins falsifiables que ses miracles» (p. 245), et, ce faisant, allons au-delà de l’avoir de la foi pour vivre dans l’être de la foi (cf. p. 71), dépassons l’onction formelle des sacrements afin de nous dévouer à la parole vivante de Dieu, puis abreuvons-nous des banalités intenses et pénétrantes de la foi, «ces banalités dont on n’a pas fini de faire usage et qui sont à défendre bec et ongles» (p. 80). Ainsi, par exemple, lorsque le Seigneur nous dispose à comprendre qu’il y a «plus de bonheur à donner qu’à recevoir» (p. 245), il ne nous contraint pas à rejeter notre liberté pour que l’on se tourne machinalement vers une vie de bonté, mais il nous incite à réfléchir à la grandeur de ceux qui choisissent librement le devoir d’humanité plutôt que leurs penchants naturels, nous apprenant de la sorte, par anticipation de Kant, que le bonheur est sans doute moins l’objet d’une recherche égoïste que l’opportunité de s’en rendre digne.
D’où la finesse qui résulte admirablement du concept de liberté, non plus défini classiquement comme l’absence de contrainte, mais envisagé cette fois comme la possibilité de ne pas faire ce que l’on pourrait faire (cf. p. 53). C’est là que se joue «la renonciation à notre bon droit» (p. 53) qui nous aide à mieux adhérer à l’Évangile, là, également, que nous pouvons être le jumeau de Paul qui était «prisonnier dans le Seigneur» (5), là, enfin, que nous pouvons être «libres de la liberté même de Dieu» (p. 118). En ayant incorporé le paradoxe d’une liberté qui s’initie dans la soumission consentie à ce qui est le plus vivement et lumineusement libérateur, nous pouvons assumer d’être «persécutés» en sachant que nous ne sommes pas «abandonnés» (6), du fait même que nous savons être «réduits à rien» tout en étant «sauvés en tout» (p. 65). Il nous revient alors de respecter les «arrhes de l’Esprit» que Dieu «a mis dans nos cœurs» (7), d’en user même avec prodigalité, libéralité, parce que «les richesses de l’Esprit ont ceci de miraculeux […] qu’elles fructifient à mesure qu’on les dépense, qu’elles grandissent à mesure qu’on les partage» (p. 60). La perception de ces arrhes est en outre d’autant plus fondamentale que notre amour, jamais «à l’abri de la souffrance» (p. 60), pourra être fastueux en affliction tout en étant acquitté par les provisions de l’Esprit. De sorte que «l’amour véritable» (cf. pp. 57-61), vécu en liberté, relève moins de la liberté d’aimer n’importe qui n’importe comment, fuyant à la moindre épreuve, que de la faculté d’approuver «que l’amour ne porte de fruits que s’il accepte d’être semé dans une terre de tristesse» et qu’il «n’est extrême que s’il accepte la faiblesse» (p. 61). D’ailleurs cette méditation sur les liens ténus entre la faiblesse, l’amour et liberté ne saurait être complète sans la citation intégrale de l’intuition qui anime François Esperet : «Et je me demande si la faiblesse n’est pas le sceau dont le Seigneur a marqué notre front – ce sceau bien différent, presque opposé au signe de Caïn, qui ne vise pas à nous protéger des autres mais qui nous offre comme des cibles à leur miséricorde» (pp. 60-1).
C’est comme cela, probablement, que le chrétien pourra célébrer la vie, tel Jack Kerouac, dont la sépulture témoigne qu’il a «honoré la vie» (p. 106), loin de tous les hédonismes ampoulés et de tous les épicurismes galvaudés (cf. p. 106). Cette référence à l’un des piliers de la Beat Generation n’est pas surprenante de la part de François Esperet qui s’est longtemps désaltéré auprès de ces «clochards célestes», auprès de ces poètes et romanciers qui ont rompu avec la square society des métropoles américaines, avec le langage bourgeois qui recouvre la réalité d’un voile mensonger, ceci pour aller rejoindre les racines d’une langue ouverte, émancipatrice et apocalyptique. Cette langue de la vérité, furieusement aléthique, ils la devaient en partie à Walt Whitman que nous avons déjà mentionné à dessein, et François Esperet, en chacune de ses homélies, aménage la concorde du «souffle divin» et de la «poussière» soulevée par les voyageurs de la Beat Generation, par ces hommes qui vérifient que nous sommes «nés de la poussière et du souffle divin» (p. 206), que nous sommes toujours l’un et l’autre simultanément, au-delà de tout «principe de non-contradiction» qui contrarie l’élargissement de la sensibilité (cf. p. 205). Avec Kerouac et ses acolytes, nous ne connaissons pas le Christ mais nous le revêtons plutôt, nous lui faisons don de nous-mêmes et nous faisons l’économie des vaines spéculations (cf. p. 25), puis nous nous mettons en quête des vastes déserts intérieurs qui évoquent l’étendue désertique des Pères de jadis, atteignant des zéniths de liberté enfouis quelque part dans nos gouffres particuliers. Alors, peut-être, selon cette condition nécessaire mais point suffisante, nous devenons «comme les balayures du monde» (8), comme «le rebut salutaire de tous» (p. 48), tel Allen Ginsberg hululant hirsute dans les rues de Chicago pour réclamer le retrait des troupes au Vietnam, tel encore Lawrence Ferlinghetti et le chien de son poème éponyme, errant harmonieux dans un monde disharmonieux (9).
Faut-il cependant considérer que la vie en Christ, une fois adoptée, est dépourvue de menaces et de risques de sombrer dans la trahison des plus estimables valeurs ? Le chrétien est-il immunisé contre la tentation du vice ? Est-il le meilleur des hommes pour assurer l’implacable triomphe de la vertu ? Ce que souhaite nous enseigner François Esperet, à titre d’avertissement pondéré, c’est que le Mal qui a l’air loin de nous est souvent près de nous, parce que le loup est toujours possible dans l’agneau (cf. p. 244). Ainsi doit-on percer le Mal qui nous est intime au lieu de nous évertuer à le désigner dans ce qui paraît tout à fait différent de nous, extérieur à nous, comme si, au bout du compte, le Mal était systématiquement hors des territoires de la chrétienté ou hors de nos habitudes présumées intègres. En ce sens, le Mal est certainement plus grave quand on omet de faire le Bien que le péché capital commis par quelqu’un que nous accusons précipitamment de toute la hauteur de notre continence (cf. p. 80). La prudence devrait nous habiter dès lors que l’on voue aux gémonies celui ou celle dont on dit qu’il ou elle est le Mal absolu. Il existe incontestablement une réciprocité des fanatismes, un partage secret des vices, des faiblesses et des hontes, d’où ce poème d’Apollinaire auquel François Esperet souscrit sobrement, lorsque le rhapsode confesse que «L’amour [dont il] souffre est une maladie honteuse» (10), un axe d’anathème pour les inquisiteurs subventionnés de la société, alors même qu’il faut se souvenir que «ce qui importe, c’est de discerner, sous nos péchés, les saintes énergies qu’ils détournent» (p. 172). L’effort n’est pas minime quand il s’agit d’identifier ce qui nous envoûte plutôt que de soumettre à la vindicte populaire ce qui envoûte soi-disant les autres. Spinoza l’avait déjà exprimé dans la fameuse Lettre à Schuller à travers un paradoxe que ne renierait pas François Esperet : la liberté se manifeste lorsque nous commençons à saisir ce qui nous détermine, autrement dit la liberté est pensable dans la nécessité de nos défauts. Ce travail d’introspection exige de toute évidence une volonté d’airain, l’audace d’un certain martyre ascensionnel, mais c’est à ce prix qu’on évitera d’être un prêtre à «l’intelligence voilée» (celui qui fait couler le sang d’autrui) et que l’on se rapprochera du prêtre à «l’intelligence dévoilée» (celui qui est «prêt à voir couler [son] sang pour le salut du monde» – p. 214). Là se dessine le chemin qui conduit au «grand prêtre» (11) – au Seigneur qui s’est sacrifié en vue de nous inviter diligemment à «invoquer la vie» (p. 216).
Notes
(1) François Esperet, Ne restons pas ce que nous sommes (Robert Laffont, 2020).
(2) Matthieu, XIII, 7.
(3) Walt Whitman, Feuilles d’herbe (De midi jusqu’aux constellations de minuit – La trompette mystique), traduction de Jacques Darras.
(4) Jorge Luis Borges, Les justes.
(5) Aux Éphésiens (p. 114).
(6) Aux Corinthiens (p. 62).
(7) Aux Corinthiens (p. 57).
(8) Aux Corinthiens (p. 44).
(9) Lawrence Ferlinghetti, Dog.
(10) Guillaume Apollinaire, Alcools (Zone).
(11) Aux Hébreux (p. 212).
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