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« La Nuit Unique du Théâtre de l’Unité : pour que la vie se lève ad infinitum, par Gregory Mion | Page d'accueil | L'Homme surnuméraire de Patrice Jean »

06/05/2018

Visions de Jacob de François Esperet : une poésie de la naissance, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Omar Sanadiki (Reuters).

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Mais en cet instant de méditative rétrogradation de sa conscience, envahi du grandiose quasi divin de la paternité et mesurant à ses souffrances personnelles les présumables souffrances du mort, il se persuadait qu’une Justice incapable d’erreur s’était exercée, ici et là, comme toujours, dans d’irrépréhensibles arrêts, quoiqu’il se proclamât sans intelligence pour en pénétrer les indéchiffrables considérants.»
Léon Bloy, Le Désespéré.

À la croisée de tous les accouchements


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Il y a peut-être une question qui se détache à la lecture de ces Visions de Jacob (1) de François Esperet : que signifie engendrer et de quel engendrement parle-t-on lorsque les ventres sont parfois récalcitrants, les pères déchirés entre la concupiscence et la mission procréatrice, et les enfants comme les parents soumis à des lois décrétées depuis le belvédère du Tout-Puissant ? Il ne s’agit pas d’opposer vainement la perfection de la nature (docile à la main de Dieu) et l’imperfection des hommes (libres de se déporter hors des raisons premières) qu’il faudrait redresser grâce à des lois, il s’agit au contraire de les concilier, de les penser dans le même état de mise en forme permanente où chaque venue au monde se réalise dans l’effort et la fringale de vivre, dans la sueur et le vagissement, dans une extirpation plus ou moins longue où l’on s’arrache du vaste sein originel, ceci à l’instar de deux mains incertaines qui s’accrocheraient sur la margelle du puits où repose l’infini de toute genèse et se hisseraient au monde à la force du poignet, augurant les bras et le reste du corps, le vivant, en un mot, qui demande à s’écarter de l’énergie primitive pour s’incarner en propre et prendre d’assaut l’aventure qu’il doit mener – qu’il se sent autorisé à mener grâce à la main de «Celui qui pourvoit» (2) aussi bien pour la plante, l’animal que l’être humain. On l’aura compris par conséquent : le Pourvoyeur de l’odyssée vivante n’utilise pas ses outils dans un magma pacifique – il remue profusément le Chaos, il galvanise son atelier, retirant de cette infatigable discorde les créatures qui vont enrichir l’œuvre vivante, le monde continuellement créé. Cela ne se fait pas selon une fluidité légendaire où Dieu n’aurait qu’à vouloir pour que la chose existe. Redisons-le une dernière fois : tout à rebours de cette représentation assez restreinte des nativités innombrables qui couleraient de source, les choses, quelles qu’elles soient, viennent au monde par le cri et l’acharnement de la poussée, petites ou grandes peu importe, fleur des champs ou rhinocéros de la savane, coccinelle ou séquoia. La nature n’est pas plus avancée que les hommes pour essaimer la vie – les deux se confondent et participent du même infini créateur, gros de la verve de Dieu, et dans cette éloquence du Verbe qui met en chair le roman de la vie, on y recense des passages d’anthologie comme des erreurs de syntaxe, des figures de style aussi bien que des phrases défigurées. Tout est nécessaire cependant au cœur cette pépinière terrestre, parce que Dieu possède une vue qui vérifie la fédération de ce qui n’apparaît pas toujours spontanément compatible. Aisés ou pénibles, interminables ou raccourcis, les engendrements divins écrivent un chef-d’œuvre qui devrait suspendre notre jugement (3).
En quinze chants d’une poésie dont l’étrave fend aussi bien l’océan épique du flux de conscience que les mers d’huile du cantique, François Esperet nous livre une vue exhaustive de Jacob en ses multiples engendrements, recueillant sa naissance qui n’allait pas de soi, ses fornications prolifiques ensuite, pour finir avec son combat dans le désert, sa lutte avec l’ange qui marquera sa véritable sortie de la chrysalide en attendant de nouveaux élans. L’ensemble de ces niveaux de génération souligne l’entêtement du vivant, mais aussi la difficile et illusoire conquête de soi dans le grouillement perpétuel où tout s’entrechoque, où rien n’acquiert un statut définitif : remué dans le ventre de sa mère, tracassé presque sans relâche au cours de son existence, inquiété de pied en cap devrait-on dire, Jacob nous apparaît non pas à l’instar d’un destin humain qui n’aurait que sa grandeur en ligne de mire et une essence à certifier, mais plutôt à l’instar d’un point mobile au cœur du mobilisme universel, en ballotage plus ou moins favorable, ne valant pas davantage que le roseau qui résiste au vent ou que la pierre emportée par une subite inondation dans le ruisseau. Le parcours tourmenté de Jacob n’est alors apparemment rien de plus qu’un ourlet provisoire sur l’infini du mouvement, une certaine manière d’exister, une vague qui grossit et qui déjà retombe dans le ressac, dans «le champ de l’irresponsable» où il serait inutile de fonder un exemple de la vie bonne puisque «chaque partie nous renvoie à d’autres, sans aucun centre» (4). Par conséquent nous posons l’hypothèse que Jacob et tout le reste de l’univers ne sont qu’un excentrement monumental, voire une excentricité universelle qui justifierait une imagination divine formidable, une façon de ne jamais coïncider avec soi parce qu’il est impossible d’être définitivement engendré dans un monde où Dieu a permis «la danse des éléments» (5) et le délire du poète.
Tout en dérobades et en refus tacite de s’inventer dans une relique immuable, le Jacob de François Esperet, qui est aussi le Jacob impulsé par un Dieu latitudinaire et miséricordieux, ce Jacob-là, protéiforme et délivré des catéchismes, suscite un défi poétique d’une rare amplitude dans la mesure où nous le prenons comme une ramification du Poème cosmique, un éclair d’ivresse dans la gestation incessante de la vie, une initiative particulière qu’il faut saisir parmi les flots intimidants de la Création où seul «un noyé pensif parfois descend» (6). Il ne fait aucun doute que François Esperet est suffisamment large d’épaules pour descendre à l’étiage de ces remous et pour en faire remonter quelques fulgurances, arborant dans ses Visions mirifiques un Jacob rugueux, plein d’algues et de coquillages millénaires, soulevé d’un abysse sans fond qui n’est probablement pas très loin de nos racines originaires (7). Cet acte de voyance poétique est comparable au phare du bathyscaphe qui entrouvre la nuit des profondeurs sous-marines, révélant de Jacob une proportion de son mouvement au sein même du Mouvement éternel, et il se complète par les visions de Jacob en tant que telles, le poète s’exprimant pour ainsi dire depuis la subjectivité mouvementée de Jacob, attentif à la fantasmagorie de ce personnage qui s’envenime en vitalité au gré de ses nombreux enfantements.

Des péripéties qui précèdent les naissances d’Ésaü et de Jacob, suivies des haines fraternelles qui réverbèrent les péripéties en question

Avant que Jacob ne soit biologiquement exhalé du ventre de Rébecca, son ascendance ne fut pas de tout repos. Le périple éclot avec les vieillards Abraham et Sara qui engendrent Isaac, enfant de la promesse et du miracle, voué à traverser des épreuves à la hauteur du prodige qui l’a fait naître. «Vieille ahurie» qui a «les entrailles amères et le mauvais sourire des sorcières aux yeux secs» (p. 11), Sara se voit dotée d’un ventre enfin sécréteur de vie, récompensée de son attente séculaire par un Dieu-gériatre, libérée de ses jalousies d’antan lorsque son mari Abraham féconda la servante Agar et jeta dans le monde le «bâtard» prophétique Ismaël. Cette espèce de coup de théâtre dans les entrailles stériles de Sara prête le flanc à la plaisanterie, sinon au rire, et le rire, justement, parsème de son bruit enjoué le premier verset de ces Visions parce qu’il annonce la venue d’Isaac – יִצְחָק («il rira» en hébreux) –, continuateur des éclats de Dieu et conjurateur de la fatalité naturelle qui aurait dû empêcher ses parents de proliférer.
La calamité très tôt se présente sur l’itinéraire scabreux d’Isaac lorsque celui-ci échappe de justesse au sacrifice, son père Abraham, le couteau à la main, ayant été à deux doigts d’égorger le fils miraculeux. Abraham est la personnification de ce que Kierkegaard appelle le «chevalier de la foi» dans Crainte et tremblement : il agit et il croit au mépris de toute raison, emporté dans le stade religieux de l’existence qui ne peut plus entendre les recommandations du stade éthique où le meurtre est logiquement proscrit. Prêt à commettre un infanticide irréparable, Abraham atteint un tel niveau de foi qu’il vit comme un illuminé, aveuglément soumis à l’amour de Dieu et incapable de se figurer que le meurtre d’Isaac viendrait désavouer la promesse de la descendance, d’autant que celle-ci a été longue à se manifester dans les tripes nonagénaires de Sara. Le centenaire halluciné de credo, trémulant de vieillesse et de fièvre, se démasque en «père aveugle à la vie qui s’en va / les yeux clos sur leurs larmes Abraham et le monde est témoin que ta lame / éclatante au soleil est prête à dépecer la descendance / au nom de l’alliance […]» (p. 15). Il faudra un ange émissaire de Dieu pour retenir la main scélérate du père, barbe folle et visage parcheminé, tel que représenté par le pinceau insurpassable du Caravage, sourd et aveugle à la détresse de l’enfant qui hurle devant l’imminence du couperet.
Réchappant de ces contrariétés liminaires et lancé désormais dans la vie, Isaac, en amont de ses amours avec Rébecca, se tortille sous les assauts du désir. Il a «l’envie qui le dévore» (p. 16), et tel un Saint Augustin primitif qui dut résister aux chaudières lascives de Carthage (8) , Isaac «espère à crever / la femelle à saillir» (p. 16), troublé de l’intérieur par une sève qui grimpe et qui exige un jaillissement bilatéral. Que peut-il faire sinon implorer le «Il», le grand «Il» qui permet d’alléguer métaphysiquement l’existence d’un immémorial «il y a», présence de la Présence qui guérit des vicissitudes ici-bas ? Que peut-il faire sinon s’agenouiller devant le Pourvoyeur et patienter comme jadis sa mère Sara rongea son frein pour avoir dans l’abdomen un ferment de vie, sauf que lui est à l’affût d’une épouse à empiffrer de semence ? À force de persévérance, finalement, Rébecca lui vient, «belle à se tuer la fille de Bétuel […] et la sœur aussi de Laban» (p. 16). Par un effet pervers de la répétition des malheurs anciens, Rébecca, en écho féminin de Sara, constate son infécondité avec «les démons qui [l’assèchent]» (p. 19), souffleurs de mort sur les trompes de Fallope. Elle obtient cependant la fertilité après que Yahvé a exaucé le vœu d’Isaac de voir sa femme enceinte. Dès lors se joue dans «la couenne de la mère» (p. 19) la violente symphonie d’un monde qui naît : les enfants sont deux jumeaux qui se font la guerre comme «deux nations» (p. 20), «vies affrontées» (p. 20) et «cœurs asynchrones» (p. 21), agissant dans une sorte d’irrédentisme des boyaux maternels. La guerre est littéralement intestine, servante des haines cosmiques prématurées. Le ventre de Rébecca est d’une certaine manière le terrain d’une Occupation biface et dantesque, rampe de lancement de la rivalité des frères ennemis Ésaü et Jacob, occupants des viscères matriciels comme deux résidents agités d’un taureau de Phalaris. Et dans ce combat fœtal qui brasse du liquide amniotique et des morceaux de jeune carne, les deux frères initient déjà leurs caractères respectifs – Ésaü se formalise dans la colère et la robustesse, et Jacob, lui, se fomente dans la maigreur et la malice, «[fouaillant] dans la tripe enflammée» (p. 23). C’est là un coup de sonde rhapsodique tout à fait remarquable dans l’utérus de Rébecca.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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