Langage et critique de la technique dans l’œuvre d’Ivan Illich, 1, par Baptiste Rappin (31/12/2021)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Ivan Illich, critique de la modernité industrielle, par Frédéric Dufoing.
Introduction : de la critique de la technique à la critique du langage
Tous les auteurs dits «technocritiques», que nous appellerions plus volontiers «technolucides», lesquels ne succombent guère à l’idolâtrie aveugle et sotériologique de la Technique et de l’imaginaire associé du Progrès, partagent assurément une observation commune, formidablement simple à formuler : le monde est devenu, suite à la révolution industrielle, intégralement artificiel. De Friedrich Jünger à Martin Heidegger, de Jacques Ellul à Bernard Charbonneau, De Guy Debord à Günther Anders, et cette liste qui omet notamment Karl Marx et André Gorz ne saurait être exhaustive, tous remarquent que la société moderne se caractérise par une profonde rupture historique, anthropologique si ce n’est métaphysique, dont l’agent principal n’est autre que la Technique. Ivan Illich s’inscrit assurément dans cette famille de penseurs, lui qui note que «l’homme vit dans un milieu qu’il a lui-même conçu [et] que cet environnement artificiel lui devient aussi impénétrable que la nature l’est pour le primitif» (Une société sans école, 2003, p. 307).
Mais l’artificialisation ne concerne pas que les seuls paysages, elle ne se limite guère à l’extension du domaine du béton, si judicieusement analysée par Anselm Jappe (2020), c’est-à-dire à l’urbanisation galopante qui prend aujourd’hui le nom barbare de «métropolisation» : elle touche également, et de plein fouet, le langage, phénomène de colonisation dont je viens de donner un exemple éloquent. Là aussi, les références ne manquent point. On peut en particulier penser à Heidegger qui, devant les étudiants d’une école d’ingénieur que l’on s’imagine sans peine médusés, prononce une conférence au cours de laquelle il confronte Langue de tradition et langue technique, avant d’affirmer que, sous le régime général de la cybernétique, «la langue est information» (Heidegger, 1990, p. 35), c’est-à-dire calcul ou encore algorithme. Jaime Semprun, quant à lui, consacra un livre entier, dont le savoureux titre, en forme de plagiat de la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay, annonce à lui seul le caractère superficiel du langage technique, à l’analyse de cette novlangue qui sert de vecteur de propagation à l’imaginaire industrialiste; il note ainsi : «On ne saurait mieux définir [l’essence de la novlangue] qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel» (Semprun, 2005, p. 22).
Nous nous proposons, dans cet article, de considérer la place de la langue dans la réflexion générale d’Illich à propos de la technique; cela revient, au fond, à visiter l’œuvre d’Illich à travers le fil directeur du langage. À cette fin, nous reviendrons en premier lieu sur les grandes lignes de sa critique de la société industrielle et de ses institutions, avant de considérer la question du langage d’un double point de vue chronologique et thématique : car si visiblement son traitement s’accentue au fur et à mesure des années et des ouvrages, à telle enseigne que d’aucuns ont pu parler d’un «Illich seconde période» (Duden, 2010), nous voudrions mettre en évidence sa présence, discrète d’un point de vue quantitatif mais importante sous l’angle de l’élaboration conceptuelle, dès les premières œuvres, celles qui restent encore aujourd’hui les plus connues et les plus lues. Nous irons jusqu’à avancer, pour clore cette réflexion, que le langage constitue rétrospectivement l’un des fondements majeurs du projet convivial; il sera alors plus précisément question de cette catégorie, qui traverse nombre d’analyses d’Illich : le vernaculaire. Notre cheminement paraît d’autant plus pertinent que nul, à notre connaissance, ne s’est essayé à dégager de façon systématique la place du langage dans la pensée d’Illich; les articles de Thierry Paquot (2016a, 2016b) ont certes le mérite d’exister, mais on y trouve guère développée la vue synoptique que nous souhaitons présenter dans les pages qui suivent.
L’emprise technique
Il semble pertinent de débuter la présentation de la pensée d’Illich par un angle phénoménologique. Comment la société industrielle se donne-t-elle à voir ? Comment apparaît-elle ? Le penseur répond : «De la naissance à la mort, l’humanité serait confinée dans l’école permanente étendue à l’échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée nuit et jour à d’implacables chaînes de communication. Ainsi fonctionnerait le monde de la Grande Organisation» (Illich, La convivialité, 2003, p. 570). Il est évident que le soin pris à doter l’expression «Grande Organisation» de majuscules et de privilégier le singulier au pluriel témoigne de l’incroyable portée de ce mouvement propre aux sociétés modernes qui consiste à faire prendre en charge la vie des hommes, du début à sa fin et dans toutes les activités imaginables, par des organisations de tous types : publiques, privées, associatives, etc., et de toute dimension : locale, nationale voire mondiale. C’est ainsi que «l’homme devient l’accessoire de la mégamachine, un rouage de la bureaucratie» (Illich, La convivialité, 2003, p. 456), et qu’il perd progressivement son autonomie au fur et à mesure qu’il accepte de déléguer son activité à la machine, de métal (les rouages et les mécanismes) ou de papier (les règles et les procédures). Mais le développement industriel, outre cette perte de contrôle sur l’action, menace également quatre autres droits de l’homme : celui de s’enraciner dans son environnement, celui d’exercer sa créativité, celui de vivre selon la parole c’est-à-dire par l’art de la politique, celui du recours à la tradition (Illich, La convivialité, 2003, p. 509).
L’expansion de la technique repose inévitablement sur la méthode des ingénieurs et des scientifiques, et ne cesse de l’entretenir en retour. Voici donc venu l’âge des experts, l’époque de la professionnalisation de toutes les activités, où rien ne peut échapper à la programmation des techniciens et à la planification des managers : «je propose d’appeler le milieu du XXe siècle l’Âge des Professions mutilantes», affirme ainsi Illich (Le chômage créateur, 2005, p. 45). Il est bien question de mutilation dans la mesure où la classe des professionnels dépossède et prive les hommes de leur savoir-faire séculaire, en matières de santé, d’éducation, d’alimentation, etc. Illich baptise cette concentration des compétences ingénieriques dans les mains des experts du nom de «monopole radical», dont il donne plus précisément la définition suivante : «J’emploie l’expression "monopole radical" pour désigner une autre réalité : la substitution d’un produit industriel ou d’un service professionnel aux activités utiles auxquelles se livrent, ou souhaiteraient se livrer, les gens. Un monopole radical paralyse l’action autonome au bénéfice des prestations professionnels» (Illich, Le chômage créateur, 2005, p. 72). Notons en outre que, pour Illich, les professionnels au service de la mégamachine se trouvent à la fois asservis aux multiples procédures et heureux de participer à leur application, voire même à leur expansion : «L’enchaînement implacable des règles semble envoûter ceux-là mêmes qui s’en font les complices et les pousse à faire preuve d’une discipline encore plus aveugle» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 293). Ce portrait de l’expert ressemble à s’y méprendre à celui qu’Hannah Arendt dresse du fonctionnaire dans son commentaire avisé du procès d’Adolf Eichmann.
Illich dresse une comparaison entre les sociétés traditionnelles, dites «primitives» et les sociétés développées, et y pointe la différence de nature du chaos qui y règne : «Mais l’univers chaotique du barbare était, en fait, constamment soumis aux interventions de divinités mystérieuses et anthropomorphes, tandis que nous ne pouvons attribuer le chaos de notre monde qu’à notre propre action et à notre planification. L’homme est maintenant le jouet des savants, des ingénieurs et des planificateurs» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 342). La confusion et le désordre ne sont désormais plus imputables aux puissances invisibles, l’artificialisation du monde en est pleinement responsable. Mais on peut encore aller plus loin dans cette voie : le monopole radical, loin de se contenter de la mutilation de l’action autonome, entretient de surcroît un régime de privation des libertés qui se justifie précisément de la crise; lucidement, Illich (Le chômage créateur, 2005, p. 29) peut ainsi écrire qu’«on appelle aujourd’hui "crise" ce moment où les médecins, diplomates, banquiers et ingénieurs sociaux de tous bords prennent la situation en main et où des libertés sont supprimées», affirmation qui fait écho à la justification des mesures d’austérités par la menace économique et des confinements par le péril sanitaire. Mais, en sus, «de telles attaques contre les individus ne font souvent que dissimiler la véritable nature de la crise à laquelle nous faisons face : cette nature proprement démoniaque des systèmes actuels qui contraignent l’homme à consentir à sa propre et constante destruction» (Illich, Libérer l’avenir, 2003, p. 49). En résumé, Illich considère l’emprise technique comme un péril pour l’être humain qui se voit constamment menacé, dans le cadre des sociétés industrielles, de devoir renoncer à son humanité.
La contreproductivité des institutions modernes
La mégamachine repose sur ces mécanismes organisationnels précis que sont les institutions modernes. Qu’il s’agisse de l’école, de l’hôpital, du transport ou encore de l’énergie, tous domaines auxquels Illich consacra sinon des ouvrages entiers du moins de longs développements, les institutions captent et même capturent les savoir-faire séculaires pour les remettre à leurs rouages internes, les professionnels, qui en détiennent alors l’exclusivité. Alors, comme l’écrit le penseur, «la personne individuelle ne dispose plus d’aucune responsabilité : elle les a toutes confiées à l’institution» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 257) qui développe, à l’échelle de l’État, un monopole radical. Mais considérer l’activité à partir de ce point de vue macroscopique ne peut qu’aboutir à élaborer des cadres abstraits et désincarnés dans lesquels toutes les situations, aussi singulières soient-elles, doivent d’une façon ou d’une autre correspondre; c’est la raison pour laquelle Illich affirme que «l’institution pose des valeurs abstraites, puis les matérialise en enchaînant l’homme à des mécanismes implacables» (Illich, La convivialité, 2003, p. 482).
Donnons alors un aperçu général de ce que signifie cette perte d’autonomie au profit des institutions et de leurs experts : «Dans une société scolarisée, la plupart des individus n’ont pas la possibilité d’entrer à l’université et en même temps leur savoir d’autodidacte est dévalorisé. Dans une société construite autour de ses autoroutes, la plupart des individus ne voyagent pas en avion et en plus leur capacité de se mouvoir à pied ou à bicyclette est sérieusement entravée. Dans une société organisée autour de ses salles d’hôpital, la plupart des gens n’ont pas accès aux traitements que les médecins exigent pour eux-mêmes et simultanément les remèdes de grand-mère sont dénigrés, abandonnées et retirés du marché» (Illich, Némésis médicale, 2003, p. 663). Le sous-titre de Némésis médicale offre une synthèse de ce processus qui touche l’ensemble des activités de l’existence humaine : «L’expropriation de la santé». Ex-proprier, c’est rendre impossible l’ap-propriation, c’est-à-dire de «faire siennes» la finalité et les modalités d’exercice d’une action. Mais si quelque chose ne nous est pas propre, c’est qu’il nous est étranger : le processus d’expropriation conduit par conséquent à l’aliénation qui concerne, ainsi que Marx l’avait établi dans les Manuscrits de 1844, non seulement l’objet fabriqué mais également l’outil de production, ainsi que les méthodes et l’organisation de travail.
Et cette perte d’autonomie non seulement de créer une dépendance envers les institutions, mais surtout de générer des attentes et des croyances qui sont autant de chimères et d’illusions : «L’homme peut dorénavant tout demander puisqu’il n’imagine rien qu’une institution ne soit capable de lui fournir» (Illich, Une société sans école, 2003, p. 340). Cela signifie que la démesure caractérise aussi bien la mégamachine, qui inlassablement recherche de nouvelles matières premières à exploiter et à transformer, que l’homme des sociétés modernes qui ne reconnaît plus aucun frein à son désir, dans la mesure où les miracles techniques successifs ont ancré dans sa tête l’idée qu’à la science rien ne saurait être impossible et qu’à tout problème correspond une solution. Telle est «la foi dans l’efficacité de la puissance» (Illich, Énergie et équité, 2003, p. 415). Ainsi compte-t-on davantage sur les médicaments et les traitements de l’industrie pharmaceutique que sur un mode de vie «sain» fondé sur une alimentation équilibrée et une activité régulière. En d’autres termes, la dépendance qui lie l’homme aux institutions modernes ne relève pas que de la satisfaction matérielle; elle procède également d’une fabrique des désirs et des espérances qui rend la situation des sociétés industrielles comparable à celle d’un cercle vicieux : «Une structure sociale et politique destructrice trouve son alibi dans le pouvoir de combler ses victimes par des thérapies qu’elles ont appris à désirer» (Illich, Némésis médicale, 2003, p. 585).
Ce cercle vicieux, c’est ce qu’Illich nomme «la contreproductivité» qu’il juge être «une composante inévitable des institutions modernes» (Illich, Le travail fantôme, 2005, p. 100). De quoi s’agit-il ? De l’anéantissement de l’efficacité des institutions du fait même du déploiement de leur activité. Comment s’explique ce retour de flammes ? Comment se fait-il qu’une organisation conçue pour être efficace conduise paradoxalement à l’inefficacité ? La réponse réside dans une notion chère à Illich, celle de seuil : «Lorsqu’une activité humaine dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. Il nous faut déterminer avec précision ces échelles et les seuils qui permettent de circonscrire le champ de la survie humaine» (Illich, La convivialité, 2003, p. 455). Tout est donc, pour reprendre le titre d’un excellent ouvrage d’Olivier Rey, «une question de taille», de mesure, de limite, de proportion. Une institution reste humaine tant qu’elle ne dépasse pas une certaine dimension, point critique à partir duquel elle devient un monstre machinique dévorant l’autonomie et installant son monopole radical. Prenons, avec Illich, un exemple afin de bien nous faire comprendre : «Dès qu’une voiture dépasse la vitesse de vingt-cinq kilomètres à l’heure, elle provoque un manque de temps croissant. Ce seuil franchi par l’industrie, le transport fait de l’homme un errant d’un nouveau genre : un éternel absent toujours éloigné de son lieu de destination, incapable de l’atteindre par ses propres moyens, et pourtant obligé de s’y rendre chaque jour» (Illich, Énergie et équité, 2003, p. 406). La voiture permet théoriquement de rendre le déplacement des hommes plus efficace; mais non seulement elle supprime le voyage à pied y compris pour les plus petits déplacements, mais en outre provoque-t-elle des dysfonctionnements contreproductifs : bouchons, ralentissements, files d’attente, etc., à telle enseigne qu’elle se trouve directement à l’origine de situations qui s’opposent à la réalisation de son objectif initial.
On en arrive alors à la situation ubuesque où l’on peut définir le privilège, pour nos existences plongées dans la société industrielle, comme l’heureuse possibilité d’échapper aux effets indésirables des institutions modernes : «Le privilège le plus recherché est désormais moins d’obtenir du développement une nouvelle "satisfaction" que de se prémunir contre ses dommages. La personne "arrivée" est celle qui peut se déplacer en dehors des heures de pointe; qui sort probablement d’un établissement d’enseignement privé ; qui peut accoucher chez elle ; qui "en sait suffisamment" pour se passer du médecin en cas de maladie ; qui a assez d’argent et de chance pour respirer un air pur; qui a les moyens de construire sa propre maison» (Illich, Le travail fantôme, 2005, p. 100). On peut compléter cette observation d’Illich en y intégrant une considération socio-économique : en effet, beaucoup de ces privilèges dépendent aujourd’hui du pouvoir d’achat (manger sainement, échapper à la concentration urbaine, aménager son temps de travail, etc.).
Le langage, fil directeur discret mais présent dès les premiers ouvrages
Tout porterait de prime abord à croire qu’Illich, dans ses premières œuvres, ne s’intéresse guère à la question du langage, la délaissant au profit des analyses de l’emprise technique et de la mise en exergue des mécanismes propres aux institutions modernes. Ainsi, dans Libérer l’avenir, il insiste sur l’étouffement de la personnalité par les logiques bureaucratiques; dans Une société sans école, il montre que le projet de l’école moderne n’est tant celui, issu des Lumières, de l’acquisition de l’autonomie intellectuelle, que la formation et le formatage d’esprits appelés à s’intégrer dans la société industrielle; dans Énergie et équité, il se penche plus particulièrement sur l’industrie de la circulation qui exerce son monopole radical sur le transport; dans Némésis médicale, il examine la prise en charge intégrale de notre santé par l’entreprise médicale; enfin, dans La convivialité, il réfléchit à une définition et des usages des outils qui restituent son autonomie à l’homme agissant. En d’autres termes, dans tous les ouvrages de ce «Illich première période», l’attention se porterait sur la seule technique, et il faudrait par conséquent attendre un «tournant», celui des années 1980 dont Le Travail fantôme et Le Genre vernaculaire donnent le coup d’envoi, pour voir apparaître la question du langage en tant que telle. Nous est avis que cette perspective saltatoire, qui introduit une discontinuité dans l’œuvre d’Illich, ne permet pas de rendre compte de l’économie générale de sa pensée.
Tout au contraire, nous voudrions mettre en évidence que le langage fait partie intégrante du dispositif de pensée d’Illich dès le début de sa réflexion sur la société industrielle, et que le «Illich seconde période» ne fait procéder qu’à l’approfondissement, conceptuel et historique, de ces éléments. Relevons en ce sens la présence du langage dans les premiers livres (les caractères gras son de notre fait) :
Dans Une société sans école (2003, p. 209) : «C’est ainsi que l’élève apprend à confondre enseigner et apprendre, à croire que l’éducation consiste à s’élever de classe en classe, que le diplôme est synonyme de compétence, que savoir utiliser le langage permet de dire quelque chose de neuf…».
Dans La convivialité (2003, p. 509), parmi les cinq menaces que fait peser la société industrielle sur l’homme : «La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est-à-dire à la politique; le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.»
Dans La convivialité (2003, p. 557), encore, au sein d’un paragraphe intitulé «La redécouverte du langage : «Étendue au monde entier, cette industrialisation de l’homme entraîne la dégradation de tous les langages et il devient très difficile de trouver les mots qui parleraient d’un monde opposé à celui qui les a engendrés. Le langage reflète le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation. Dans les nations industrielles, quand l’homme parle de ses œuvres, les mots qu’il emploie désignent les produits de l’industrie.»
Dans Némésis médicale (2003, p. 652), enfin : «Que les médecins contemporains le veuillent ou non, ils se conduisent en prêtres, en magiciens et en agents du pouvoir politique. Quand un médecin enlève les végétations d’un enfant, il le sépare quelque temps de ses parents, le livre à des techniciens qui parlent une langue qui lui est étrangère, lui inculque l’idée que l’intégrité de son corps peut être violée par des étrangers pour des raisons qu’eux seuls connaissent, et le rend fier d’appartenir à un pays où la Sécurité Sociale finance de telles initiations médicales à la vie.»
Tous ces passages, qui soulignent brièvement le rôle du langage dans les sociétés modernes, pointent tous vers le même horizon : la substitution du langage technique au langage traditionnel, la propagation d’un vocabulaire professionnel qui remplace les mots du quotidien et, par voie de conséquence, modifie radicalement l’expérience du monde car, désormais, «le parler quotidien se trouve engrené dans le code opératoire de l’outillage industriel» (Illich, La convivialité, 2003, p. 559). Ces observations se trouvent confirmées dans les œuvres ultérieures, par exemple dans Le chômage créateur (2005, p. 56) : «Maintes professions sont si bien établies qu’elles ne se contentent pas de tenir en tutelle le citoyen-devenu-client, mais déterminent en outre la forme de son monde-devenu-hôpital. Le langage dans lequel cet individu s’appréhende lui-même, la perception qu’il a de ses droits et libertés, et la conscience de ses besoins dérivent tous de l’hégémonie professionnelle.»
Notons enfin, pour clore ce premier tour d’horizon, qu’Illich, dans La convivialité (2003, p. 557-559), met à juste titre l’accent sur le processus de substantivation qui caractérise le langage industriel; ainsi souligne-t-il «le glissement fonctionnel du verbe au substantif» qui mène à «l’appauvrissement de l’imagination sociale» (Illich, La convivialité, 2003, p. 557). Tandis que les verbes décrivent les mille actions de la vie quotidienne, permettant d’y introduire de multiples nuances, les noms figent le réel en un état, tendant ainsi à le réifier et à ne le considérer que sous le seul prisme du fonctionnement et des processus. Force est ici de remarquer que le même procédé de substantivation fut mis en évidence par Françoise Thom (1987) dans son analyse de la langue de bois communiste, comme si l’hégémonie totale et simplificatrice de l’idéologie ne pouvait prendre racine qu’en éliminant les mots disant le foisonnement de la vie courante. Néanmoins, Illich pousse encore plus loin son analyse de la substantivation du langage en affirmant que ce procédé conduit à exacerber la concurrence : «Dans une société où le langage s’est substantivé, les prédicats sont formulés en termes de lutte contre la rareté dans le cadre concurrentiel. "Je veux apprendre" devient : "Je veux acquérir une éducation". La décision d’agir est remplacée par la demande d’un billet à la loterie scolaire» (Illich, La convivialité, 2003, p. 558). Cela signifie que la dépendance envers les institutions, décrite plus haut, s’empare du langage lui-même, qui favorise désormais les phrases passives et les tournures impersonnelles plutôt que les verbes actifs qui décrivent une activité, c’est-à-dire une prise d’initiative.
L’exercice du pouvoir par la langue
Loin de se limiter à ces incessants processus de substantivation, le langage industriel repose également sur un ensemble de mots clefs qui colonisent les langues et imposent la représentation d’une même réalité : «L’examen des langues modernes révèle que, dans leur usage courant, les mots clefs sont puissants et persuasifs. Certains sont étymologiquement anciens, mais ils ont acquis un sens neuf, sans rapport avec le précédent. Ainsi "famille", "homme", "travail". […] Dans tout langage de l’ère industrielle, ces mots clefs prennent une apparence de sens commun. Toute langue moderne a les siens, qui donnent à chaque société son optique de la réalité sociale et idéologique du monde contemporain. Cet ensemble de mots clefs est homologue dans toutes les langues modernes des pays industrialisés. La réalité qu’ils traduisent est partout fondamentalement la même» (Ivan Illich, Le Genre vernaculaire, 2005, p. 256-257). On peut en ce sens dire du langage industriel qu’il est à proprement parler révolutionnaire dans la mesure où il coule de nouveaux contenus dans des contenants préexistants, de nouvelles significations dans d’anciens mots, stratégie d’autant plus sournoise qu’elle a tendance à passer inaperçue. Le terme contemporain de «gouvernance», illustration choisie par nos soins parmi tant d’autres possibles, est exemplaire de façon de procéder : plutôt que d’inventer un nouveau terme pour désigner des processus de régulation dépolitisés, il s’ente sur un terme répandu et justement associé à la décision politique, celui, bien sûr, de «gouvernement», et laisse ainsi accroire à la continuité historique en camouflant la dissolution du Politique dans le Technique, du principe politique dans le principe technique.
On observe alors, à partir de tous les développements précédents, qu’Illich tend à associer pouvoir et langage. Le pouvoir, s’il est d’une part exercé par les rouages de la bureaucratie et la captation du savoir par les professionnels, se tapit également, de manière moins manifeste, dans le recouvrement de la réalité par un même langage porteur de l’imaginaire industrialiste. Les institutions modernes, indubitablement, englobent toutes ces dimensions. Reste alors à enquêter sur la généalogie de cet exercice du pouvoir par le langage, et à en exposer la genèse. Illich procède plus particulièrement à ce travail d’exhumation dans le chapitre 2 du Travail fantôme.
Le penseur fixe un premier cadre spatio-temporel, avec pour butoir temporel l’année 1492 et pour terre l’Espagne d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon. De cette date, on retient généralement la fin de la reconquête, l’expulsion des Juifs par le décret de l’Alhambra et le départ de Christophe Colomb pour le Nouveau Monde. Mais on omet un fait non moins important, peut-être même décisif, à savoir la publication, le 18 août, par Antonio de Nebrija, de la première grammaire vernaculaire, La grammaire castillane : «Tandis que Colomb vogue vers des terres étrangères pour y chercher le familier – or, sujets, rossignols –, en Espagne Nebrija préconise de réduire les sujets de la reine à un type de dépendance entièrement nouveau. Il lui offre une arme nouvelle, la grammaire, qui sera maniée par un genre neuf de mercenaire, le letrado (1) .[…] Il offre à Isabelle un outil pour coloniser la langue parlée par ses sujets; il veut qu’elle impose au peuple le remplacement de son propre parler par sa langue à elle» (Illich, Le travail fantôme, 2005, p. 126-127).
Dans les pages qui suivent cette citation, Illich traduit quelques extraits de La grammaire castillane afin d’illustrer sa thèse. En premier lieu, Nebrija légitime sa proposition en se référant au roi Alphonse le savant qui, le premier, exigea l’emploi de la langue vulgaire comme langage de sa chancellerie, de telle sorte que le castillan se répandit dans les textes législatifs, dans les histoires, dans les traductions des Anciens. C’est pourquoi, en outre, l’unité de l’Espagne, à laquelle aspirent Isabelle et Ferdinand, doit procéder des soldats et des juristes, des armes et de la langue, armas y letras : «Ce fut cette monarchie qui transforma les anciens corps consultatifs en organisations bureaucratiques de fonctionnaires – institutions n’ayant plus vocation que d’exécuter les décisions royales» (Illich, Le travail fantôme, 2005, p. 130). Il s’ensuit, dernière étape de l’argumentation de Nebrija, que le parler quotidien, libre, décousu, divers et hétérogène, non formalisé, constitue une entrave majeure au projet politique du couple royal; c’est pourquoi il convient de mettre un terme à la littérature vernaculaire (à travers la mise en place d’une censure et d’un Index) et de promouvoir une langue codifiée, uniformisée et écrite. Ainsi se forme une langue maternelle, que chaque citoyen sera appelé à apprendre et à maîtriser, au moins dans ses rudiments, s’il voudra bénéficier de la prise en charge de ses besoins par les institutions d’abord royales puis modernes et industrielles.
Note
Si letrado peut se traduire directement et de façon générique par «lettré», il désigne plus précisément, à l’époque des Rois catholiques d’Espagne, l’ensemble des juristes castillans : avocats, juges, conseillers de la Couronne.
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