La Maison aux mille étages de Jan Weiss (03/11/2022)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Weiss.JPG
Acheter La Maison aux mille étages sur Amazon.

Je ne suis pas absolument certain qu'un rapprochement entre la singularité cauchemardesque de La Maison aux mille étages de Jan Weis (1) et les visions noires ou plutôt grises, depuis que la réalité les a comme concrétisées et même dépassées, d'un Kafka nous aide beaucoup à apprécier ce texte aussi profondément pessimiste que chatoyant par ses descriptions, publié en 1929 et que l'éditeur nous assure être dans la lignée d'Orwell et de Zamiatine ce qui, d'un strict point de vue chronologique, pour Nous autres tout du moins, est faux.
Avouons aussi que, hormis sans doute pour les spécialistes de littérature de science-fiction tchèque, cet étrange roman, suite de tableaux que relie l'exploration, d'étage en étage, de l'invisible saboteur Petr Brok, ne présente pas un intérêt fondamental si nous ne le considérons que comme une espèce d'ancêtre de 1984, autrement dit en privilégiant la cohérence d'une invention purement littéraire qui nous frapperait par sa puissance spéculative.
Le roman de Jan Weiss, débarrassé de ses oripeaux et simplifié à sa seule trame philosophique et à une ligne de lecture expéditive, est l'illustration des dangers de l'omnipotence, conduisant à l'esclavage total des sujets qui, au mieux, en sont réduits à oublier leur condition de serfs au moyens de plaisirs aux mille subtilités. Cette omnipotence est non seulement celle qu'exerce sans partage le tyran Ohisver Muller, régnant comme un nabot fanatique sur la tour de mille étages baptisée Mullerdôme, mais aussi celle de Petr Brok, qui réadapte la fable de l'anneau de Gygès puisqu'il explore parfaitement incognito la création délirante de Muller. Jan Weiss, d'ailleurs, multiplie les allusions à une possible tentation de Brok qui, non content de se débarrasser de Muller, pourrait être désireux de prendre sa place convoitée : «Comment se fait-il, Seigneur, que même toi tu le saches pas ? N'es-tu donc pas omnipotent comme Lui ? Toi qui es venu par l'escalier, toi que nous attendons ? Qui es-tu ?» (p. 21) demande ainsi un vieillard à Brok dès les toutes premières pages du livre, où il apparaît tel un deus ex machina, le libérateur attendu par toute cette société concentrée voire concentrationnaire, au sens historique du terme.
Certes, La Maison aux mille étages, malgré son aspect feuilletonnesque un peu outré (2) dépendant peut-être, mais je n'en sais pas davantage sur cette épineuse question que je laisserai aux spécialistes plus haut nommés, de ses conditions de publication, en revue, sur plusieurs numéros avant que de paraître en roman, frappe par certaines de ses descriptions. Celle de l'immense construction doit être notée, moderne tour de Babel (d'ailleurs mentionnée p. 65) qui annoncera Les Monades urbaines ou La Tour de verre de Robert Silverberg. L'image suivante est significative qui évoque une totalité close sur le tyran absolu : «Au sommet de Mullerdôme, il y a un gigantesque télescope. Si Votre Altesse regarde tout au bout de l'horizon, elle y verra Mullerdôme et se verra au sommet, de dos évidemment, hi hi hi hi...» (p. 113). Jan Weiss écrit aussi : «On dit qu'on y construit... On construit éternellement. Un étage se colle à un autre étage, sans respiration, sans fin. La ville ne croît que vers le ciel, il faut sans cesse plus de place, encore et encore, ainsi elle nous pousse peu à peu vers le haut, comme un piston...» (p. 29), cette évidente poussée prométhéenne étant radicalement contenue par la supercherie de la conquête spatiale, Muller n'ayant pas un empire sur des milliers d'étoiles comme l'assurent une ribambelle de réclames publicitaires, puisque les candidats à une petite promenade interstellaire finissent jetés dans des fours crématoires.
Weiss2.JPGCette thématique, en somme : une tromperie généralisée, voilà qui m'a fait immédiatement songer à Philip K. Dick qui plus d'une fois aura dans ses romans inégaux dépeint une société plébéienne condamnée à demeurer sur une surface terrestre ravagée, alors que les intrépides ou les riches auront quitté la Terre gaste pour des mondes censés être plus accueillants (et ne l'étant bien évidemment, chez Dick, qu'en apparence). On imagine aussi être parfaitement transposable à quelque Blade Runner le travail graphique sur les affiches publiques des marchands de rêve spatial que Petr Brok découvre au gré de son exploration de la tour colossale : «Ils franchissent ce dernier seuil du monde pour ne jamais plus revenir, béats expatriés de leur planète natale...» (p. 77) qui finiront réduits à l'état de cendres, puisque la fausse industrie du tourisme spatial cache une monstrueuse réalité, qui deviendra effective avec la Solution finale mise à exécution par les Nazis et que Weiss mentionne comme une solution parfaitement opérante dans son roman, dont la dernière phrase nous cloue d'effroi : «Il y a là-bas un grand four dans lequel sont brûlés les membres et les cœurs, les bouches et les yeux des gens jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un tas de poussière grise. Elle est dispersée dans le vent, jetée depuis l'un des étages de Mullerdôme. il se murmure aussi qu'on fabrique des fards avec les ossements» (pp. 164-5).
Le voyage spatial, la conquête de milliers d'étoiles par Ohisver Muller censée constituer la monnaie d'échange de sa colossale fortune sont donc des supercheries, des supercheries-gigognes pour ainsi dire, emboîtées les unes dans les autres comme les étages de la tour sans fin, qui paraissent être plus intimement imbriqués que s'ils n'étaient qu'empilés les uns au-dessus des autres : «Tout Mullerdôme est une terrible supercherie, depuis les fondations jusqu'au toit, à supposer même qu'il y en ait un... Des esclavagistes internationaux et des brûleurs de cadavres...» (p. 165), affirme Petr Brok, et il est donc logique qu'une certaine attente d'ordre messianique, l'espoir de quelque dirigeant levant les masses grouillantes de gueux, se fasse jour dans la société verticale et monstrueusement confinée y compris au sein de castes étanches de Mullerdôme car, si l'autocrate difforme (3) et absolu qui «entend tout» (p. 164), voit tout (alors que nous sommes, avec ce roman, en... 1929 !) et qui a même rédigé des ouvrages sur toutes les sphères de la connaissance (cf. pp. 224-5) selon un bon principe autocratique «se dresse sur le monde comme la folle invention d'un diable ivre», et si «son ombre noire recouvre même» (p. 182) le monde extérieur qui se désagrège, il est logique disais-je d'estimer qu'il finira par tomber ou même se dissiper, comme s'évanouit le «monstrueux rêve» (p. 253 et dernière) de celui qui a survécu au délire pendant sa «léthargie typhique» (p. 252), Petr Brok donc, qui n'est autre que l'omniscient auteur, Jan Weiss lui-même sans doute, qui contracta le typhus lorsqu'il fut déporté en Sibérie durant la Première Guerre mondiale et qui, pour le restant de ses jours, fut hanté par de cauchemardesques visions auxquelles La Maison aux mille étages a donné vie.

Notes
(1) Jan Weiss, La Maison aux mille étages (Dům o tisíci patrech, Prague, 1929, traduction du tchèque par Eurydice Antolin, Hachette Heroes, coll. Le Rayon Imaginaire, 2022). Signalons que la précédente traduction fraçaise, chez Marabout, date de 1967 et est due à Charles Moisse et Jan Svoboda. Je signale ce fait devenu, dans l'édition française, extrêmement rare, mais la traduction du texte de Jan Weiss a non seulement été bien relue mais a fait l'objet d'une mise en page très soignée. Je n'ai relevé que quelques menus détails comme : absence du s final dans «les rayons» (dans l'un des panneaux de la page 44), laquelle et non «lequel», puisqu'il s'agit d'une voix (p. 119), un changement d'orthographe dans le nom Ačorgen (et non Adorgen, en titre des pages 97 et 131), la répétition du verbe «arracha» dans la même phrase (p. 205), «une floraison bleue de soufre» et non «du» (p.243) et l'oubli d'une majuscule à Première Guerre mondiale (note p. 252). Je signale enfin qu'une étude à peu près illisible puisqu'elle s'inspire du baratin pseudo-intellectuel de François Rastier a été consacrée au roman de Jan Weiss, sous les plumes (si je puis oser ce terme sentant bon la réaction) de Christophe Cusimano et Katerina Remundová chez L'Harmattan.
(2) Aspect feuilletonnesque, cette fois-ci poussé jusqu'au ridicule d'une de ces aventures dont vous êtes le héros, illustré par exemple par La Clé de l'abîme d'un José Carlos Somoza.
(3) La difformité est aussi celle des machines ou plutôt de la Machine que Petr Brok, parvenant à la pièce où se trouve Ohisver Muller, contemple avec dégoût, et qui nous frappe par son caractère semi-organique tant de fois évoqué par des visions bien postérieures à celle de Jan Weiss : «Une gigantesque chose en demi-cercle, monstrueusement compliquée, se dilatait en occupant tout le mur de l'autre côté de la pièce. Devant cette chose, Petr Brok frémit ! À première vue, ce grotesque assemblage tremblotant de spirales, sonnettes, boutons, tuyaux et cadrans de numérotation phosphorescents s'amalgamait en une unité douloureusement surprenante qui, plus qu'à une machine inanimée, ressemblait à un organisme vivant, aux entrailles d'un robot universel qui aurait pris vie» (p. 233).

51804181227_f0bd610fe2_o.jpg

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, science-fiction, jan weiss, la maison aux mille étages, nous autres, eugène zamiatine, 1984, george orwell | |  Imprimer