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29/04/2020

Nous autres d'Eugène Zamiatine mais, avant, le Journal d'un détenu de Petter Moen

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Moen1.JPGLe confinement a ceci de particulier qu'il vous fait subitement pendre tel livre auquel, depuis des mois sinon des années, vous n'aviez pas adressé le moindre regard, et le dévorer, d'une traite rageuse, comme si votre vie ne pouvait décemment se prolonger sans savoir de quoi il en retourne avec cet ouvrage-ci et nul autre que lui. C'est ainsi qu'avec une pointe de curiosité à peine émoussée par le dard de l'à quoi bon ? qui si facilement, en cette période, peut se ficher dans notre chair et nous paralyser, me rappelant que j'avais eu quelque mal à dénicher ce texte, j'ai extrait de la rangée de volumes alignés sur une étagère de ma bibliothèque un exemplaire (le no 86 du mois de décembre 1952) de la très célèbre revue fondée par Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes, commençant d'abord par lire, au hasard je l'avoue, un article de belle critique littéraire, à l'ancienne, de Bernard Franck, intitulé Grognards et hussards et me disant, dès ses toutes premières lignes, que décidément plus personne, à notre époque, et surtout pas les journalistes, ne savait écrire de la sorte. J'en suis rapidement venu à l'objet réel de mon attention, le bref Journal d'un détenu de Petter Moen, un nom dont je ne sais plus quel livre ni même quel auteur m'avait récemment appris l'existence, puis décidé à le rechercher.
La notice introductive de ce texte nous apprend qu'il fut rédigé par l'auteur, résistant norvégien, dans une prison de la Gestapo, sise au 19, Møllergata à Oslo, du 10 février au 4 septembre 1944, et aussi qu'il présenta la particularité d'être écrit à l'aide «d'un petit clou pris dans le volet de sa cellule, sur des feuilles de papier hygiénique grisâtre», cinq feuilles étant roulées ensemble puis entourées d'une «sixième feuille protectrice, qu'il numérotait et marquait soigneusement» car, pour finir, il fallait «faire passer les rouleaux par les grillages d'une bouche d'aération, sans savoir où les feuilles tombaient», son geste illustrant de la plus magnifique des façons l'épigraphe de Quinault que Poe plaça dans l'une de ses nouvelles, Manuscrit trouvé dans une bouteille, Qui n'a plus qu'un moment à vivre n'a plus rien à dissimuler.
Nous comprenons ainsi que Petter Moen «n'eut évidemment jamais la possibilité de corriger, ni d'enjoliver une seule de ses notes» et c'est là ce qui fait tout le prix de son texte, savoir que cet homme qui fut embarqué avec 400 autres détenus le 6 septembre 1944 à destination de l'Allemagne sur le Westfalen, jamais ne composa avec la sincérité ou, comme nos illusoires écrivants se croyant prisonniers alors qu'ils ne sont tout au plus que modérément tenus de rester cloîtrés dans leur résidence secondaire, jamais ne se regarda dans une glace en se trouvant beau, fort, sincère et, surtout, doué, considérant qu'il avait quelque chose à dire qui, à n'importe quel prix, devait trouver une quelconque publicité. Il écrivait parce qu'il fallait écrire, cette évidence que l'on pourrait à bon droit qualifier de sotte étant toutefois plus profonde que le savoir contenu dans plusieurs bibliothèques de thèses : cet impératif catégorique que plus personne ne respecte de nos jours, il faut bien souvent une vie pour le faire sien. Petter Moen comme, avant lui, Eugène Zamiatine qui devint très vite suspect aux yeux panoptiques du régime, écrivirent sous le poids écrasant d'une contrainte, non pas tant extérieure, aussi dangereuse fût-elle, qu'intérieure, la première ne faisant rien de plus que donner corps à la seconde, cette dernière plus implacablement puissante que toute menace venant d'un État totalitaire, intraitable, criminel.
Aurons-nous l'air de nous moquer de nos scribouillards tout pressés de vendre au plus offrant leur si précieux manuscrit en faisant remarquer qu'ils devraient écrire sous l'unique contrainte d'une pression, pointe ou lame finement aiguisée, ou même corne de taureau, pour reprendre la si juste image de Michel Leiris, bref d'une menace qui, à tout moment, pourrait s'abattre sur eux, et les châtier justement parce qu'ils écrivent ? : «J'écris sous la pression d'un danger plus menaçant qu'il ne m'est possible de l'exprimer», ne craint pas d'avouer Petter Moen, cette pression n'étant autre que celle de la certitude, tôt ou tard, d'être démasqué (cf. p. 927) et pris sur le fait (cf. p. 931) ou, pire encore, d'être de nouveau torturé et, ainsi, contraint de trahir celles et ceux qui furent ses camarades de combat : «Peut-être aura-t-on de la peine à comprendre ma crainte de la souffrance, alors que je semble préparé à mourir. L'explication est simple. La souffrance est consciente, tandis que la mort» (p. 923), elle, ne doit pas l'être aux yeux de l'auteur.
Moen.JPGPetter Moen fut plus d'une fois torturé mais ses réflexions, sur cette question qui en fait est un gouffre où il n'est possible de s'aventurer que si l'on est victime ou bourreau, et si tant est que nous puissions parler de réflexions, n'ont absolument pas le caractère notable de celles d'un Jean Améry. Ne faisons à Petter Moen aucun reproche, car ce n'est ni sur la souffrance ni sur les moyens de l'infliger qu'il a décidé de braquer son attention même si c'est bien la souffrance qui le plonge dans un état qui va le contraindre à exiger la preuve d'une existence supérieure, d'une dimension invisible qui pourrait donner un sens à cette même douleur, la rédimer autrement dit. Quoi qu'il en soit, le vaisseau où fut embarqué le prisonnier toucha une mine dans la nuit du 7 au 8 septembre dans le Skagerrak et Petter Moen, avec 394 de ses camarades, mourut, sans bien sûr avoir la possibilité de retoucher son texte, l'enjoliver ici ou là, atténuer certaines de ses conclusions, le gauchir qui sait. C'est un rescapé du naufrage, auquel Moen s'était confié, qui permit plus tard de découvrir, sous le plancher de sa cellule de prison, un texte «complet et intact, à l'exception, précise la notice non signée de notre revue, de quelques dégâts causés par l'humidité» (1), lesquels ne nous laisseront donc pas savoir si le texte de l'étonnant manuscrit que nous avons sous les yeux a été amputé de telle ou telle de ses parties qui, bien que peu étendue, n'en était pas moins essentielle à la compréhension de l'ensemble, ou qu'il était décidément impossible de mettre sous les yeux de lecteurs n'ayant, par définition, pas connu d'expérience similaire ni même comparable à celle de l'auteur. Nous ne pouvons recevoir le texte de Petter Moen que comme un témoignage, sans qu'il nous soit possible, ni même, à dire vrai, autorisé, de faire autre chose que le recevoir comme tel, comme ce qu'il est : un manuscrit trouvé dans une bouteille.
Au rebours de cette rêverie toute borgésienne qui voudrait nous faire croire à l'existence d'un mystérieux démiurge présidant à la destinée paradoxale ou bien simplement facétieuse des textes, l'organisation même de celui de Petter Moen qui, outre la date, précise qu'il s'agit par exemple de son trente-deuxième jour de captivité, présente des analogies évidentes avec nos ridicules journaux de confinement, plus ou moins opportunistes mais tous assurément inintéressants, qui ne cessent de fleurir, principalement sur le terreau qu'offre en abondance la Toile : c'est bien simple, tout confiné se croit poussé, par quelque mystérieuse nécessité qui doit être celle qui contraint un champignon, pourvu qu'il puisse se nourrir d'humidité et d'un bois en pleine décomposition, à élever son chapeau au-dessus du sol, à devoir nous faire partager ses émois, alors que Petter Moen, lui, détenu mais aussi torturé par la Gestapo, se pose l'unique question qui, à vrai dire, doit germer dans l'esprit d'un emprisonné ou, version toute moderne, d'un confiné et qui bien sûr, dans ce dernier cas, jamais ne se présente à l'esprit de l'intéressé : «Si pesante que soit ma détention, voici les pensées qui se sont précisées en moi», dont le fait de se demander à quoi bon la liberté, «si rien n'est changé dans le monde ?» (p. 920) et, aussi, de plus en plus vivace dans l'esprit du prisonnier, l'interrogation eschatologique, spécifiquement religieuse, puisque Moen s'interroge sur «la foi en l'enseignement de l’Église, celle de mon père et de ma mère, selon laquelle le Christ est le fils de Dieu, mort pour nous», sachant que celui qui croit en lui «participera à la vie éternelle». Toutefois, Petter Moen ne saurait aller trop vite en besogne, lui qui pour rien au monde, fût-ce sa liberté retrouvée, ne veut se leurrer et croire parce que cela lui serait commode : «On ne peut faire grief à la foi d'être issue de la peur, mais au moins doit-elle y prendre naissance avec la force d'une conviction» (p. 921).
Tandis que les jours défilent lentement, Petter Moen est en proie aux pires tourments : il sait qu'il a trahi certains de ses compagnons en livrant leurs noms, il craint par-dessus tout d'être de nouveau torturé et, aussi, il s'interroge sur la nécessité réelle d'un cheminement de foi. Ainsi, le doute le ronge : «est-il légitime de prier sans croire ?» (p. 928). Il est assez étonnant de remarquer que, les jours passant, Petter Moen finit par rejeter son élan vers Dieu. Ne considérant que les particularités propres à son expérience, lesquelles ne pourront jamais être considérées comme légères, il nous est impossible de faire autre chose que constater ce qui n'est pas même une réelle déception mais une terrible vérité, tout au plus teintée d'une certaine tristesse : «Je suis obligé de constater avec tristesse que la tentative a été vaine», écrit ainsi Petter Moen au cent-sixième jour de sa détention, tout en poursuivant : «Je n'ai pas trouvé de point d'appui suffisant pour ma foi; rien n'a pu me prouver qu'un élément divin s'adressait à moi, dans mon for intérieur ainsi que je le désirais violemment». Et l'auteur de se demander s'il faut rendre responsable de cet échec «l'instinct de conservation et l'égoïsme», tout en concluant son propos en affirmant que : «Rien ne m'a été révélé, et mes tentatives très sincères m'ont ramené à la conviction qui avait été la mienne, vingt années durant : il n'y a pas de vérité qui soit extérieure à l'homme lui-même» (p. 932).
Les dernières lignes que nous possédons de Petter Moen sont encore plus précises et donc plus froides, comme si, la crise étant passée, il s'agissait désormais de retrouver une assurance ne dépendant pas d'une quelconque extériorité et, dès lors, dans l'esprit de l'auteur, redevenir libre, pouvoir enregistrer son expérience d'emprisonnement comme étant positive : «Pour moi, je considère que la cellule d'isolement m'a enfin permis d'obtenir un résultat décisif en matière religieuse ! J'ai éprouvé que l'expérience mystique est exclusivement d'ordre émotif. Elle n'intéresse ni la réflexion, ni la volonté. C'est un sentiment créé par le besoin» (pp. 935-6) et, plus loin, avant que le texte si précieux de Petter Moen ne se referme définitivement, risquant de se perdre à tout jamais puis étant miraculeusement découvert, comme si, d'une certaine façon, Dieu Lui-même tenait à nous mettre sous les yeux la relation de cette expérience humaine fascinante, nous pouvons lire cet adieu radical à la foi : «Selon moi, voici la «solution» du problème religieux : Qui cherche Dieu se trouve lui-même, trouve sa peur et son impuissance vis-à-vis de la force ennemie, en même temps que son intense désir d'être sauvé de la peur, de la souffrance et de la mort» (p. 936). Petter Moen a-t-il songé, alors qu'il disparaissait dans les profondeurs de la mer, à ce qu'il écrivait quelques semaines plus tôt et, s'il l'a fait, a-t-il pu recevoir une réponse différente de celle que lui donnèrent ses seules ressources intellectuelles ? Lui seul le sait.
Zamiatine.JPGC'est une forme toute particulière de confinement que décrit le texte le plus connu d'Eugène Zamiatine, Nous autres, datant de 1920, traduit en anglais en 1924 et qui ne paraîtra en Union Soviétique qu'en 1988. Il inspira comme on le sait Aldous Huxley et George Orwell, certains esprits chagrins allant même jusqu'à reprocher à ce dernier de s'être un peu plus qu'inspiré du texte du Russe pour le décalquer dans sa propre dénonciation du totalitarisme. Oublions, dans notre édition, la fort piètre préface de Jorge Semprun tout préoccupé de dialectique marxienne et, dans le texte de Zamiatine lui-même, la trop grande répétition de phrases qui se terminent par des points de suspension ou encore la monotone description, chez tel ou tel personnage, des figures apparemment constamment nouvelles que dessinent les sourcils, la pilosité semblant du reste représenter une véritable obsession pour l'auteur, afin d'évoquer le paradoxal emprisonnement que vit le narrateur, féru de mathématiques et constructeur d'un vaisseau spatial, l'Intégral, chargé de transporter les représentants de cette bienheureuse humanité future sur d'autres mondes, qu'ils s'empresseront de vitrifier, au premier sens du terme, de transformer en pure transparence. Son enfermement est étrange disais-je puisqu'il se fait à ciel ouvert ou plutôt, sous les yeux de ses congénères, les habitations, les moyens de transport et les machines de cette société surgie de la Guerre de Deux Cents ans étant en effet entièrement fabriqués en verre : il est donc impossible de se cacher des regards de ses semblables (nous autres, probable rappel de Bakounine déclarant qu'il ne voulait pas être je mais nous et de la définition de l'esprit donnée par Hegel), sauf pendant de brefs instants dédiés à la copulation, lorsque les amants éphémères ont la possibilité de baisser les rideaux sur leurs ébats aussi libéralement prodigués qu'hygiéniques.
Cet enfermement est aussi d'un ordre plus subtil puisqu'il est avant tout le résultat d'un conditionnement de l'intellect du narrateur, D-503 qui, fort heureusement pour nous autres, écrit en cachette le texte que nous lisons, texte qui peut être interprété comme le méticuleux Journal consignant la plus bouleversante des naissances ou des renaissances, celle d'une âme prenant le pas sur une raison raisonnante, devenue folle, ne se fiant qu'aux triomphales mathématiques, fondement ultime de cette société où la personne n'existe plus : ainsi, à «la même heure et à la même minute, nous, des millions à la fois, nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble. Fondus en un seul corps aux millions de mains, nous portons la cuiller à la bouche à la seconde fixée par les Tables; tous, au même instant, nous allons nous promener, nous nous rendons à l'auditorium, à la salle des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil...» (2).
J'ai parlé d'âme : le narrateur, sous l'influence d'une conspiratrice dont il tombera très banalement amoureux, prendra peu à peu conscience du fait que l'irrationalité de ses sentiments était bien plus puissante que sa raison toute obsédée de pureté mathématique et finira même par se rebeller, un temps seulement, fasciné par sa maîtresse, avant de revenir dans le giron des adorateurs de la raison, confrontés à des actes de rébellion de plus en plus nombreux, comme si la sauvagerie de l'ancienne humanité, dont quelques représentants auront été tenus à prudente distance de la cité idéale, parvenait à s'introduire dans cette dernière à la faveur d'une brèche ouverte dans le Mur Vert. Il faut ici remarquer que, si plus d'une fois Zamiatine évoque la question religieuse, spécifiquement chrétienne, jamais D-503 ne parvient au stade religieux, lui aussi, à sa façon, rejetant l'hypothèse d'une transcendance fondant la supériorité ontologique de sa propre conscience lui aussi, comme Petter Moen, ne parvenant pas à trouver le levier qui lui permettrait, définitivement, de faire basculer la réalité dans une sphère supérieure. L'une des scènes les plus puissantes du roman est celle où le narrateur est confronté au Chef suprême de la société idéale future, appelé, simplement, le Bienfaiteur lequel, rappelant l'épisode de la crucifixion du Christ, parle d'une «preuve signée de sang, de la sagesse indéracinable de l'homme», «tout sauvage et velu qu'il était» cependant à cette époque reculée, montrant que «le véritable amour envers l'humanité doit être inhumain et que le signe indéniable de la sincérité, c'est la cruauté», et que cette cruauté doit ne pas craindre de se montrer impitoyable puisque ce qui est visé, par la société nouvelle comme, jadis, par le Dieu des chrétiens, c'est «de trouver quelqu'un qui leur définisse le bonheur et les y enchaîne» (p. 199). C'est bien évidemment le discours de tout guide suprême et, singulièrement, celui de l'Antichrist de Vladimir Soloviev.
Il est étonnant de constater que le christianisme, rapproché métaphoriquement de l’État Unique qui, comme l’Église, est composé lui aussi d'un «seul organisme aux millions de cellules» (p. 135), l'unique «façon de passer de la nullité à la grandeur» étant «d'oublier que l'on est un gramme et de se sentir la millionième partie d'une tonne» (p. 115), est considéré comme un vecteur de l'entropie, par opposition à la vie toute pleine de différences : «différence de température, différence de potentiel» et, «si la même chaleur ou le même froid règne partout dans l'univers», c'est alors qu'il «faut les secouer pour que naissent le feu, l'explosion, la géhenne» (p. 167), autrement dit, la Révolution qui sera apportée par les «antichrétiens», les révolutionnaires bien décidés à jeter bas les hautes tours transparentes de ce monde idéal, hâtant la victoire d'une des deux forces qui gouvernent l'univers : «l'entropie et l'énergie. L'une est pour l'heureuse tranquillité, pour l'équilibre, l'autre cherche à détruire l'équilibre, elle tend au douloureux mouvement perpétuel» (p. 158), Zamiatine légitimant de fait la puissance du rêve sur toute forme de congélation totalitaire, le geste destructeur initial étant, systématiquement, bien vite annihilé sous une couche de permafrost doctrinal.
Finalement, dans le texte d'Eugène Zamiatine, la raison triomphe, malgré un égarement de quelques jours pour son narrateur qui aura pu croire qu'il ressemblait à «une machine tournant trop vite, les axes [étant] rouges» et le métal «près de fondre», raison pour laquelle il lui faudrait «jeter vite de l'eau froide, de la logique» (p. 133) sur une «conscience personnelle» considérée comme une maladie (cf. p. 127). En somme, jamais il ne se sera véritablement posé de questions, l'homo sapiens, à ses yeux, ne devenant homme que «lorsqu'il n'y a plus de points d'interrogation dans sa grammaire, mais uniquement des points d'exclamation, des virgules et des points» (p. 118), l'homme devenant homme et cessant d'être un sauvage lorsqu'il édifie «le premier mur» et ainsi isole, à l'aide de ce dernier, les machines, le monde parfait, «du monde déraisonnable et informe des arbres, des oiseaux, des animaux...» (p. 96), comme si tout ne devait faire qu'un, «les machines parfaites, semblables à des hommes, et les hommes parfaits, semblables à des machines» (p. 86), comme si l'homme, débarrassé définitivement de sa conscience et devenu, pleinement, à jamais, banal numéro parmi des centaines de milliers d'autres, ne semblait être rien de plus que le piston interchangeable «d'une machine énorme» (p. 85) dont le mécanisme se fonderait sur «un système d'éthique scientifique» (p. 26) ne laissant la place à aucune surprise, s'il est vrai que «nous commençons notre travail et le finissons avec le même ensemble», fondus que nous sommes «en un seul corps aux millions de mains» (p. 25) n'ayant pour seul but que de faire constamment fonctionner la Machine de l’État au rythme fixé par les Tables des Heures, afin de faire résonner l'Hymne de l’État Unique garant d'une vie perpétuellement exposée à tous les regards, lavées de lumière, «car nous n'avons rien à cacher» (p. 31), vie immobile entièrement acquise à la puissance des chiffres, d'une «pureté de cristal» (p. 67) ou d'une «limpidité de miroir» (p. 45); il est de toute façon bien certain que, pour délivrer l'homme de la conscience, de la réflexion, de la poésie ou, tout autant, des impulsions délétères que sont les passions, la violence voire le meurtre, il faut «le délivrer de la liberté» (p. 45) et, ainsi, laisser régner «la grande force de la raison» (p. 34) sur un monde définitivement débarrassé de secrets et de mystères, aussi lisse que les murs de la geôle où fut enfermé Petter Moen, aussi transparent que la cellule où les malheureux réfractaires du monde décrit par Zamiatine sont pulvérisés comme de gênants moucherons.
Zamiatine-Seul.JPGLe narrateur de Nous autres échoue à redevenir ce qu'il sent pourtant confusément avoir été, non point dans le passé mais dans l'absolu, un homme libre plus qu'un sauvage velu prisonnier de ses seuls instincts, peut-être parce qu'il n'est finalement que la résurgence romanesque d'un autre narrateur lui aussi emprisonné, lui aussi consignant ses monotones journées («De nouveau un jour était né et c'était le même jour qu'il y a vingt jours, qu'il y a trente jours. Et c'est pourquoi tous les jours se sont confondus en une chose énorme, opaque», lit-on ainsi dans Seul), lui aussi essayant de faire triompher sa raison sur les mauvais rêves qui finiront par devenir la seule réalité qui le dévorera, les dernières lignes de ce texte particulièrement sombre montrant des prisonniers ou des geôliers refusant de s'approcher du narrateur dont le crâne est fendu, «d'un trou noir» s'écoulant «le cerveau, blanc, frémissant, vivant», comme s'il fallait décidément que la raison s'annihile d'une façon ou d'une autre chez Zamiatine, ici par le suicide, dans Nous autres par un suicide déguisé, le narrateur acceptant son sort, la société future étant parfaitement capable après tout de détruire jusqu'à la dernière parcelle de matière grise, afin d'éradiquer cette si orgueilleuse raison, «douloureuse et méchante comme le diable» pour, définitivement cette fois-ci, transformer un homme en rouage de l'universelle Machinerie.

Notes
(1) Le Journal d'un détenu s'étend des pages 915 à 936 de notre revue. La traduction est de Marielou Rouveyre et de Simone Reuter. Les dernières lignes du texte sont assez mystérieuses, qui mentionnent l'existence d'une note accompagnant l'un des rouleaux : «Aujourd'hui Petter Moen a été emmené en Allemagne. On est venu le chercher à trois heures» : qui a rédigé cette note ?
(2) Eugène Zamiatine, Nous autres (traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2009), p. 25.
Seul est la première nouvelle de Zamiatine, écrite en 1907 (traduit du russe par Bernard Kreise, Rivages, coll. Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1990), pp. 28, 124 et 125 pour les trois citations.

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