Le signifiant et la valeur d’échange : la langue du capitalisme selon Michel Clouscard, 1, par Baptiste Rappin (13/11/2023)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1897820253.jpgBaptiste Rappin dans la Zone.








En guise d’introduction : Du «capitalisme de la séduction» au pouvoir langagier des classes dominantes

S’il est bien une chose remarquable, étonnante, pour qui s’intéresse à la pensée de Michel Clouscard et souhaite éventuellement en faire un objet d’étude, c’est l’absence quasi totale de travaux universitaires portant sur son œuvre. Le chercheur fait en effet chou blanc sur les plateformes érudit.org et openedition.org, et doit se contenter d’un maigre article sur leur concurrent cairn.info, signé Romain Roszak (2016) et portant sur la critique de Lévi-Strauss.
Si sa réception dans les milieux de gauche se limita à un cercle restreint, c’est assurément en raison de sa féroce critique d’Althusser en particulier et du marxisme dogmatique en général. Sans parler de sa dénonciation du néo-nominalisme des auteurs de la french theory, son examen incisif «du substrat idéologique du discours des vedettes du discours (Lacan, Foucault, Barthes, et même Althusser)» (Clouscard, 2015, p. 227). Mais il est selon nous un facteur du moins aussi important sinon encore plus décisif, quand bien même il ne procéderait pas de la dimension idéologique chère à l’Université : l’hermétisme de l’écriture de Clouscard fit sans aucun doute fuir plus d’un lecteur ! Ouvrir un ouvrage du sociologue, c’est en effet se plonger dans un univers parallèle, aux termes et aux concepts forgés sur mesure, et dans lequel presque aucune note de bas de page ne vient souligner des sources et des influences; misère des références qui rend le travail d’interprétation d’autant plus délicat.
Quoi qu’il en soit, la rareté des études portant sur l’œuvre de Clouscard contraste à l’évidence avec les apports du sociologue à la compréhension des sociétés postmodernes synonymes d’une mutation du mode de production capitaliste que le sociologue IMG_1241.jpgbaptisa, dès 1981, d’un nom qui fit mouche : Le capitalisme de la séduction, expression qui traduit le virage libertaire que le libéralisme prit à partir des années 1970, ou de Mai 68 si l’on souhaite ici brandir une date symbolique.
Clouscard note d’ailleurs, à juste titre, que l’expression «société de consommation», en vogue dans les milieux sociologiques (Baudrillard, 1970), est bien mal choisie : elle laisse accroire, en effet, que l’ensemble de la population accède aux biens de standing, de confort voire de luxe, alors que le prolétariat, concrètement, se contente des biens d’équipement, c’est-à-dire des biens nécessaires à la reproduction de sa force de travail (de l’automobile et de l’équipement électroménager jusqu’à la télévision qui assure une «fonction distractive» (Clouscard, 2017, p. 40)). En d’autres termes, la société de consommation masque par le langage une structure sociale marquée par la domination de la bourgeoisie sur les travailleurs.
De ce point de vue, l’expression «société de consommation» s’avère être une excellente illustration du pouvoir culturel de la bourgeoisie : «La classe politicienne libérale règne actuellement par ce monopole du langage» (Clouscard, 2016, p. 101). Et l’exercice de cette hégémonie de tenir plus précisément à la maîtrise des signes car, en effet, «la logique des signifiants est […] l’expression dernière, camouflée, apparemment spontanée, existentielle, de 1’idéologie de la classe dominante» (Clouscard, 1972, p. 26). Ce poids accordé aux signifiants dans le système capitaliste de la séduction est un véritable leitmotiv de l’œuvre de Clouscard, tant il apparaît, tantôt développé, tantôt fugace, dans la plupart de ses ouvrages. C’est précisément ce refrain que nous nous proposons ici d’explorer, d’expliciter et de commenter.

1. L’oubli de la réalité historique et du procès de production

1.1 L’oubli du signifié et du référent

Si donc «la philosophie générale du système peut être résumée par la philosophie du signifiant» (Clouscard, 2020, p. 33), alors il devient aussitôt expédient de comprendre la perturbation que le capitalisme introduit dans le schéma classique de l’architecture du langage. Ce dernier, pour faire sens, se situe en effet au sein d’un triangle, image géométrique d’une structure de renvoi, qui relie le signifiant, c’est-à-dire le mot, au signifié (la représentation voire le concept) et au référent (le réel, sous forme d’objet ou encore d’expérience vécue). L’entreprise de Clouscard consiste alors à établir que le capitalisme peut prospérer grâce à la perte des pôles du référent et du signifié au profit de la manipulation des signifiants. Voici la présentation qu’il en donne dès sa thèse : «Cet ordre de la production nous a permis non seulement de dénoncer le néo-kantisme mais aussi l’idéologie du signe. L’ordre de la production est du référent (les trois infrastructures) au signifiant et de celui-ci au signifie. (R — S — s). Il est ternaire. Et non binaire comme le voudraient les idéologues du signe (S/s) qui oublient la réalité (le référent) pour pouvoir faire d’un effet, superstructural, la réalité même.» (Clouscard, 1972, p. 28). Il précise le propos dans sa Lettre ouverte aux communistes, écrite en 1976 mais publiée quarante plus tard, en citant cette fois-ci explicitement Jacques Lacan : «Pour plus ample information sur la doctrine lacanienne, je vous renvoie à la fameuse barre S / s. Ou comment faire oublier le référent : cette barre du S / s est la barre même de l'idéalisme» (Clouscard, 2016, p. 101).
Un pas en arrière s’avère ici nécessaire afin de bien saisir le propos de Clouscard. Comprenons bien, en effet, que Lacan entreprend de modifier les relations entre signifiant et signifié tels que les avait thématisées Ferdinand de Saussure : tandis que le linguiste assure que le premier renvoie au second en vertu de la barre de séparation qui les sépare et les unit (s/S), le psychanalyste, entrevoyant cette barrière comme «résistante à la signification» (Lacan, 1999, p. 494), accorde la primauté au signifiant ( d’où l’inversion des termes de la fraction : S/s) dont les effets de sens seront justement au cœur de la cure analytique. Mesurons alors ce qui se trame dans cette première étape : non seulement le référent se trouve occulté, le langage passant d’une structure ternaire à un jeu binaire, mais en outre le signifié, loin d’attirer le signifiant comme son horizon représentationnel, se trouve réduit à n’être plus que l’effet du signifiant. Nous reviendrons d’ailleurs plus bas (partie 1.3) sur cette efficacité quasi-performative du signifiant.
Mais ce premier temps se complète d’un second, tout aussi essentiel au dispositif langagier capitaliste : à l’occultation du référent se joint l’oubli du signifié : «Cet ordre est celui de l'autorité symbolique, d'une référence de symbole à symbole, course à l'infini, qui ne peut jamais être la détermination figurée du réel» (Clouscard, 2016, p. 107). Puisque le signifiant a largué les amarres, qu’il n’est plus relié au quai du référent et du signifié, alors le mot, le signe, le symbole, tous émancipés, peuvent librement voguer et s’appeler les uns et les autres. Processus d’une fuite en avant qui définit parfaitement la différance derridienne : «Et si le sens du sens (au sens général de sens et non de signalisation), c’est l’implication infinie ? Le renvoi indéfini de signifiant à signifiant ? Si sa force est une certaine équivocité pure et infinie, l’engageant, en sa propre économie, à faire signe encore et à différer ?» (Derrida, 1967, p. 42). Et c’est bien la raison pour laquelle Clouscard ne cessera de pointer la même essence nominaliste du capitalisme et des penseurs postmodernes.

1.2 L’occultation du mode de production

Voici donc le point auquel nos premiers développements nous ont menés : «L’autonomie fonctionnelle est acquise : un langage nouveau s’est constitué, qui peut se couper de ses origines et fonctionner par le propre jeu de ses allusions» (Clouscard, 2015, p. 226). L’univers des signifiants est clos, il ne tolère aucune altérité, il est purement autoréférentiel. Mais il est alors temps de migrer des considérations linguistiques, cruciales mais néanmoins abstraites, vers leur déclinaison stratégique et opérationnelle dans le cadre d’une analyse spécifique du système capitaliste.
Et cela passe par la réponse à une question simple : qu’est-ce que la réalité pour Clouscard ? En bon marxiste, il ne peut que répondre de la manière suivante : mais la réalité, c’est le travail, c’est le procès de production ! Il faut voir dans cette dernière affirmation un propos à double détente, la première anthropologique, la seconde historique. Tout d’abord, l’invariant qui caractérise toutes les sociétés historiques qui sont sans exception traversées par la lutte des classes : «De la féodalité à la IMG_1242.JPGbourgeoisie, du capitalisme concurrentiel au néo-capitalisme, le signe a comme constante de réduire au silence le monde du travail et à la limite de lui interdire la participation inter-subjective» (Clouscard, 1972, p. 287). Indépendamment du mode de production considéré, toutes les classes dominantes (prêtres, nobles, bourgeois, etc.) usent du signe pour rendre la production, et tout ce qui la caractérise – d’un point de vue existentiel : la sueur, la peine, le labeur; d’un point de vue global et systémique : l’aliénation, l’exploitation , invisibles. Mais cette considération générale, diachronique, doit être précisée par une analyse cette fois-ci synchronique qui spécifie la nature du mode de production envisagé. Dans notre cas, le capitalisme : «Ce signifiant n'est autre que la négation du signifié et du référent, de la réalité infrastructurale et matérielle du mode de production : la possession des moyens de production et la force productive de l'ouvrier. Deux univers sont «dépassés», objectivement oubliés : celui de l'accumulation, du positivisme, de l'avoir naïf et celui du travail, productif, affrontement à la nature.» (Clouscard, 2013, p. 185).
La dérive des signifiants caractéristique du capitalisme de la séduction, ce que nous pourrions nomme ses «jeux de mots», masque l’essence et la structure des rapports de production capitalistes, qui opposent les détenteurs des moyens de production, les propriétaires donc, à ceux qui ne peuvent que vendre leur force de travail et sont par conséquent condamnés au salariat.
Cette éclipse est particulièrement remarquable dans la psychanalyse, que ce soit celle de Lacan ou celle des freudo-marxistes : «Signifiant et signifié se disposent contradictoirement, en tant que relation du principe de plaisir et du principe de réalité. Aussi le signifié – et encore plus le référent – sont de l’ordre de l’inconscient. Ils représentent ce qui doit être nié pour que le signifiant puisse se proposer comme autonome, spontané, libre. Tel est le message mondain : la production idéologique de l’inconscient. L’ordre des choses est systématiquement camouflé, inversé par l’idéologie freudo-marxiste. L’inconscient serait de l’ordre du désir réprimé ! Alors que c’est le contraire : c’est le travail qui est réprimé (dans l’ordre de la production réelle et dans l’ordre de la production idéologique). À ce prix l’extorsion de la plus-value qui permet la consommation libidinale et ludique.» (Clouscard, 2017, p. 187).
Et ici encore, c’est un processus à deux temps que met en exergue Clouscard : il y a tout d’abord le refoulement du référent, du mode de production, qui s’enfonce dans l’inconscient pour que le signifiant, à la surface, puisse exercer son pouvoir et étendre son empire. De ce point de vue, si les psychanalystes s’accordent par définition sur l’existence de l’inconscient, peu d’entre eux sont toutefois prêts à explorer «l'inconscient de l'inconscient» (Clouscard, 2013, p. 194), c’est-à-dire l’ordre socioéconomique au sein duquel l’inconscient vit. C’est pourquoi Clouscard ne voit dans la psychanalyse rien d’autre qu’une manœuvre stratégique visant à l’occultation du travail réel. Mais le sociologue identifie une seconde étape, tout à fait primordiale pour la promotion de la libidinalité nichée au cœur du capitalisme de la séduction : l’oubli du référent conduit en effet à affirmer la répression non plus du travail, comme dans la tradition marxiste, mais du désir, constat qui débouche alors sur un discours et une volonté de libération des pulsions qui, loin d’œuvrer pour la révolution, ne font qu’alimenter la machine néolibérale. En résumé, «le signifiant est un nominalisme d'encadrement d'une extrême violence idéologique. Il interdit a priori la reconnaissance de la réalité, celle de l'autre, celle de la praxis. Il a le fabuleux pouvoir de les réduire à l'inconscient (inconscient de classe). Le signifiant est l'inversion du sens des choses et de la vie» (Clouscard, 2020, p. 33).

1.3 La performativité des signifiants

La philosophie du signifiant est ainsi une inversion ou, selon l’expression de Feuerbach, un renversement, qui non seulement opère dans le langage par l’éradication du signifié et du référent, mais produit également ses effets dans l’ordre de la réalité, à telle enseigne que le mot prime désormais sur la réalité. Il ne faut toutefois pas s’arrêter à ce constat, car ce serait manquer ce que nous nommons – l’expression n’est pas de Clouscard – la performativité des signifiants, corollaire logique de l’anastrophe capitaliste : «Alors la donation de sens ne se fait plus à partir des choses vers la conscience. Mais à partir des mots, du discours. Pour revenir aux choses, les désigner. Et les réanimer par l’idéologie mondaine. En leur insufflant des significations qu’elles n’avaient pas originellement» (Clouscard, 2015, p. 227). Délié de la réalité réelle, celle du procès de production, le signifiant crée une nouvelle réalité, virtuelle celle-ci, qui recouvre l’activité d’un voile de signes, de symboles, de mots qui renvoient principalement – nous examinerons cela plus bas – au marché du désir; c’est pourquoi nous empruntons le terme de «performativité» à John Austin (1970) pour exprimer le pouvoir créateur, quasi-magique et instituant des mots. Et c’est bien ce que Clouscard a en tête quand il écrit ceci : «Alors, le signifiant mondain, par l'échange de ces signes, devient la réalité même. Et le symbolisme immanent, déconnecté, apparaît comme irréel, signe vide, ‘dépassé’, lieu commun radical renversement du sens des choses et de la signification des signes. Insidieux pouvoir des signes sur les choses et les personnes» (Clouscard, 2015, p. 231). Non seulement le signifiant biffe la réalité, mais il profite de son absence pour la réinvestir selon ses propres normes, c’est-à-dire selon l’idéologie; il exerce dès lors une véritable tyrannie sur le réel.
Mais pour que «l’ordre du signifiant [superpose] ses significations à 1’ordre de la production» (Clouscard, 1972, p. 26), il est encore nécessaire d’appauvrir drastiquement le langage, ainsi que tous les régimes totalitaires l’ont compris et réalisé. Il n’est qu’à lire les terribles récits de Georges Orwell (1950) et de Victor Klemperer (1996), ainsi que la très belle étude que Jacques Dewitte (2007) consacre au pouvoir de la langue, pour comprendre que le remaniement du langage, sa simplification lexicale et syntaxique, l’élimination des termes compromettants, font partie des conditions incontournables à l’exercice d’un pouvoir total et à l’enfermement des cerveaux dans un univers de significations clos. Clouscard note très justement cet abâtardissement du Verbe sous l’emprise du nominalisme postmoderne : «Mais comme le verbe s’est dégradé ! Le Verbe s'est fait chair ? Il n'est plus que la lettre, le support formel d'un contenu perdu. Le jeu de mot lacanien. C'est l'ère du positivisme, dernier rempart de l'idéalisme moral, religieux, charlatanesque, qui a dû renoncer aux pouvoir transcendantaux. Mais qui s'efforce de les récupérer, en une époque où la métaphysique et la religion n'ont plus cours. Le nominalisme est encore possible. Mais nominalisme qui peut encore prescrire. Son but est cette opération : la loi formelle, extérieure au réel, peut se réinvestir en ce réel comme autorité, prescription de la lettre (la loi s'étend aussi réduite à la lettre).» (Clouscard, 2016, p. 101).
Nominalisme : le mot est introduit. Pour le sociologue, toute la philosophie du signifiant procède d’un néo-nominalisme qui se donne comme scientifique, ou philosophique, pour jouir ainsi des lettres de noblesse de l’Université, mais se révèle après analyse n’être que l’expression sophistiquée de l’idéologie : «Toute la culture moderne s'est attachée à donner un statut épistémologique au signe. Pour justifier, par la connaissance scientifique, l'opération fondamentalement idéologique qu'est le néo-nominalisme» (Clouscard, 2015, p. 231). Envisageons donc à présent cette nouvelle querelle des universaux.

2. Une critique marxiste du nominalisme

2.1 Du nominalisme au néo-nominalisme

S’il est un terme que Clouscard ne cesse d’utiliser un terme pour qualifier l’essence philosophique de la philosophie des signifiants, c’est bien celui de nominalisme. Le sociologue écrit ainsi, affirmation insensée si elle n’était rapportée à son analyse générale du langage de la contre-révolution néolibérale, qu’»il faut insister sur la prise de pouvoir qu'est le nominalisme en général et le lacanisme en particulier» (Clouscard, 2016, p. 102). Et ceci n’est pas qu’une coquetterie rhétorique, ni une simple allusion à l’histoire de la philosophie réservée aux spécialistes de la discipline. Clouscard, en effet, évoque directement la querelle des universaux (Clouscard, 2003, p. 133).
La critique du nominalisme est, de façon générale, liée à l’héritage aristotélicien voire thomiste, et s’intègre alors dans une critique générale de la modernité libérale issue de cette tradition de pensée. C’est par exemple le cas avec les études d’André de Muralt qui évoque «les conceptions absolues de la liberté telles celles que de la philosophie moderne et contemporaine développera sous l’inspiration plus ou moins consciente du "volontarisme" occamien» (Muralt, 1991, p. 44) et souligne les liens ténus entre la philosophie politique de Scot, d’Ockham et de Suarez et le libéralisme (Muralt, 2002), thèse ultérieurement reprise et complétée par Michel Bastit (1990) qui met en évidence la dette du nominalisme de Hobbes à l’égard de Scot, d’Occam et de Suarez.
Néanmoins, loin de se réduire à la tradition aristotélicienne, le réalisme comporte également le courant de pensée marxiste – et l’on sait à quel point Marx put être influencé par la pensée d’Aristote (Rodrigo, 2014) – qui définit la société comme la réalité du procès de production et des luttes qui le caractérisent. Et puisque, selon les mots d’Alain de Libera (2014, p. 10), «ce débat dure encore» et qu’»il y a aujourd’hui des nominalistes et des réalistes», alors nous allons présenter, très brièvement, quelques éléments clés du nominalisme afin de mieux cerner la critique que Clouscard adresse à son avatar contemporain.
IMG_1243.JPGClaude Panaccio, dans l’introduction générale à un recueil de textes de la tradition nominaliste (d’Abélard et Occam jusqu’à Price et Sellars), affirme que le nominalisme se caractérise par une recherche d’intelligibilité du monde qui le mène à vouloir supprimer toutes les entités abstraites qui sont autant de complications inutiles (Panaccio, 2012, p. 31). Et parmi les abstractions, celle d’ensemble ou de classe, dans la mesure où elle permet de regrouper des individus selon certaines propriétés, se trouve être l’objet d’une féroce critique. Lisons par exemple Nelson Goodman (in Panaccio, 2012, p. 159) : «Le nominalisme selon moi consiste avant toute chose dans le refus de reconnaître les classes».
Du point de vue de ce débat ontologique, la classe sociale n’est qu’un cas particulier d’ensemble abstrait – c’est d’ailleurs tout l’enjeu de la critique de la sociologie de Pierre Bourdieu par Raymond Boudon au nom de l’individualisme méthodologique. Et c’est la raison pour laquelle Clouscard part en guerre contre le nominalisme néolibéral : ce dernier fait voler en éclat toutes les catégories réalistes du marxisme, le rendant ainsi tout aussi inintelligible qu’inoffensif.

2.2 La mystification néo-nominaliste

En tant que nominalisme, et selon le principe économique du rasoir d’Occam, le libéralisme limite la portée de sa théorie de la connaissance à la saisie des seuls individus. C’est le registre de la critique des abstractions. Mais le nominalisme du capitalisme de la séduction est éminemment paradoxal : son rejet des ensembles et des classes aboutit en effet, par le jeu de la performativité des signifiants, à la création d’une nouvelle abstraction : celle de son langage qui se superpose à la réalité du travail.
Mais c’est en réalité encore plus subtil que cela, car le monde de la marchandise et de l’argent constitue déjà en soi une première abstraction : « Ainsi le travail en tant que force de travail et temps de travail, objective et médiatisé par l’infrastructure productive et l'infrastructure relationnelle, est la réalité même de l’action et de la relation. Mais ce référent concret à toute conduite logiquement postérieure va être nié par l’économie de marché, le profit, la plus-value. L’ordre propre à ces termes va se substituer à l’ordre de la production. L’ordre logique est du travail au moyen de production et de celui-ci à la marchandise. Mais l’économie de marché, la loi du profit, l’extorsion de la plus-value, vont se substituer à ce référent (la force de travail, les infrastructures). L’effet tend à se substituer à sa cause. Deux systèmes de signification, l’ordre de la production et celui de l'argent, s’affrontent. » (Clouscard, 1972, p. 24).
Dans ce passage, Clouscard se montre fidèle à l’analyse marxienne du procès de production. Le fétichisme de la marchandise se définit justement comme une inversion, c’est-à-dire comme l’attribution indue de propriétés à une extériorité naturalisée : alors que le travail est à l’origine de la valeur, le marché laisse accroire que le lieu de la valeur se loge dans la marchandise elle-même. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la marchandise est déjà une première étape dans l’abstraction du réel.
Par voie de conséquence, le monde des signifiants, qui se superpose à l’ordre de la marchandise, enclenche une seconde étape dans le mouvement général d’abstraction. À l’abstraction tangible de la marchandise il joint l’abstraction immatérielle des mots, des codes et des symboles. Et cette abstraction est si éthérée que l’absence de la marchandise ne saurait en aucun cas la remettre en cause : comme l’écrit Clouscard, «nous sommes dans un autre ordre, balisé d'objets, de services, de locations d'usage, mais qui est celui d'un relationnel homogène et autonome. Un autre ordre, celui d'un autre système d'échange, de communication est né du marché du désir. Et il peut fonctionner seul, sans son support originel, celui de l'objet et celui de la marchandise» (Clouscard, 2014, p. 76).
Le paradoxe mystificateur du néo-nominalisme est dorénavant obvie : alors qu’il prétend faire fi des abstractions inutiles, lui-même se laisse définir après analyse comme procès de création d’un monde de signifiants autonome et déconnecté de la réalité. Il est même un redoublement d’abstractions : abstraction d’abstraction, ou encore oubli de l’oubli du travail.
2. 3Structure du néo-nominalisme
Qu’en est-il alors plus précisément de la structure de ce néo-nominalisme ? Nous reproduisons ici, en guise de réponse à cette question, un long extrait, synthétique, quasi-schématique, de Refondation progressiste (Clouscard, 2003, p. 133) : «Ferdinand de Saussure a révolutionné [la linguistique]. Son apport peut se ramener à ce schéma :

Signifiant : S
Signifié : s
Référent : R
Je le traduirai selon le procès de production :
Signifiant : code de classe
Signifié : classe ouvrière
Référent : le travail
Ce qui donne en termes marxistes :
Signifiant → Valeur d’échange
Signifié / Référent → Valeur d’usage
Et en termes de philosophie de la connaissance, selon la querelle des universaux :
Signifiant → nominalisme
Signifié / Référent → réalisme»


Première étape : l’actualisation de la structure de la langue, c’est-à-dire sa traduction en langage marxiste. Le signifiant désigne les codes de la classe bourgeoise qui précisément masquent d’une part le procès de production (référent) et l’expérience qu’en fait la classe ouvrière (le signifié). Alors que la réalité, objective et existentielle, des travailleurs se rapporte directement à la valeur d’usage, puisque, d’une part, ils produisent des marchandises sans en percevoir la plus-value contenue dans la valeur d’échange et que, d’autre part, ils consomment principalement des biens d’équipement caractérisés par leur utilité directe, la performativité des signifiants en fait la nouvelle base du système d’échange, l’alphabet de ce que Clouscard appelle le «relationnel». Et c’est pourquoi, en bout de course, le sociologue oppose le nominalisme des signifiants au réalisme des signifiés et référents.
Tout l’intérêt de cette synthèse est d’aménager une transition de la linguistique et de l’ontologie vers la sociologie. La philosophie du signifiant, en effet, est la philosophie de la classe bourgeoise : «Le pouvoir du langage – pouvoir de la classe parleuse, écriveuse, pouvoir des métiers du langage : avocat, professeur, journaliste etc. – accède à la lettre de son pouvoir le nominalisme, rhétorique de classe. Le nominalisme est alors la formalisation d'une praxis : celle du libéralisme. Celle du pouvoir du discours du libéralisme» (Clouscard, 2016, p. 102). Examinons alors cette connexion entre le signifiant et le pouvoir de classe.

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