La littérature, pour quoi faire ? d'Antoine Compagnon (09/05/2007)

Crédits photographiques : Abir Sultan / EPA.
«The Sea of Faith
Was once, too, at the full, and round eart’s shore
Lay like the folds of a bright girdle furled.
But now I only hear
Its melancholy, long, withdrawing roar,
Retreating, to the breath
Of the night-wind, down the vast edges drear
And naked stringles of the world.

Ah, love, let us be true
To one another ! for the world, which seems
To lie before us like a land of dreams,
So various, so beautiful, so new,
Hath really neither joy, nor love, nor light,
Nor certitude, nor peace, nor help for pain;
And we are here as on a darkling plain
Swept with confused alarms of struggle and flight,
Where ignorant armies clash by night.»
Matthew Arnold, Dover Beach.

«L’offensive de la théorie contre le sens commun se retourne contre elle, et elle échoue d’autant plus à passer de la critique à la science, à substituer au sens commun des concepts positifs, que, face à cette hydre, les théories prolifèrent, s’affrontent entre elles au risque de perdre de vue la littérature elle-même.»
Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie.


Spécialiste de Thibaudet dont il vient de publier un volume de textes choisis (dans l'excellente collection Bouquins), Antoine Compagnon, avec tout de même un peu plus de lucidité que Tzvetan Todorov, tout récemment descendu de sa tour de verre où il guettait l'horizon plat des Tartares de l'immanence, s'est rendu compte que la littérature se mourait de théorie et vivait ou survivait, très probablement, de ses plus singulières dissidences.
Fort justement, il décrivait ainsi, dans l'un de ses ouvrages les plus connus, Le Démon de la théorie (Seuil, coll. Points Essais, 2001, p. 196), ce retour salutaire à l'évidence, quelques années tout de même avant que Todorov le retardé ne répète, naïvement, de très plates évidences : «On a beau décréter la mort de l’auteur, dénoncer l’illusion référentielle, s’en prendre à l’illusion affective, ou assimiler les écarts stylistiques à des différences sémantiques, l’auteur, la référence, le lecteur, le style survivent dans l’opinion et regagnent le grand jour dès que les censeurs relâchent leur vigilance, un peu comme ces microbes qu’on avait cru éradiquer une fois pour toutes et qui se rappellent maintenant à notre bon souvenir» (je souligne).
Dans La littérature, pour quoi faire ?, beau titre bernanosien de la leçon inaugurale qu'il a prononcée au Collège de France, Antoine Compagnon continue d'exposer des arguments que l'on dira eux aussi de simple bon sens, la conclusion de l'auteur rejoignant finalement l'intuition du Grand d'Espagne : la littérature est un espace de liberté absolument nécessaire et cet espace de liberté se refermera (et avec lui, la vie de notre sensibilité, de notre esprit, de notre âme) si nous n'y prenons garde. Bernanos tout de même eût sans doute ironisé sur la bizarre liberté de l'homme moderne dédouané de ses croyances les plus anciennes : la littérature, si l'homme est ainsi vide ou vidé plutôt que libre, pour quoi faire ? Uniquement pour jouir avec le Doge de la bêtise Philippe Sollers (et le publier, et le clamer, et l'écrire, et le commenter, et s'en éclater la panse, et interdire d'interdire) ? Uniquement pour épater (d'ailleurs de moins en moins) le bourgeois et la dinde de luxe avec Marc-Édouard Nabe ? Uniquement pour espérer une place sur un plateau de télévision avec presque qui vous voudrez ?
Autant ne pas écrire.
Espace de liberté certes, à condition toutefois de préciser immédiatement quel sens nous donnons à ce mot (ce que Compagnon ne fait pas). Espace de liberté mais espace attaqué de toutes parts, réduit à la portion congrue d'une littérature qui paraît avoir honte de ses propres pouvoirs, jadis fameux, aujourd'hui négligés, vilipendés, moqués, passés sous silence par ceux-là mêmes qui étaient censés la préserver des outrages de la dissection. Naturellement optimiste (à moins que ce ne soit l'essence même, quelque peu frelatée, de cet exercice obligé que constitue une leçon inaugurale au Collège de France), Antoine Compagnon ne semble point trop s'inquiéter de l'avenir réservé à la littérature qui, bien que «concurrencée dans tous ses usages et ne [détenant] de monopole sur rien», doit tirer parti de cette «humilité [qui] lui sied». N'avons-nous pas, au contraire, suffisamment rogné les ailes de l'écrivain, ce roi de l'azur, pour que nous nous prétendions encore, une fois capturé, une fois l'oiseau splendide affublé de capteurs de toutes sortes, le livrer à l'amusement sordide des hommes ?
Et Compagnon de poursuivre sereinement en affirmant que les pouvoirs de la littérature «restent démesurés; elle peut donc être embrassée sans état d’âme et sa place dans la Cité est assurée» (p. 76) puisque le «propre de la littérature, écrit l'auteur, étant l’analyse des relations toujours particulières qui joignent les croyances, les émotions, l’imagination et l’action, elle renferme un savoir irremplaçable, circonstancié et non résumable, sur la nature humaine, un savoir des singularités» (p. 63).
Puis-je objecter que c'est justement cette singularité qui est attaquée de tous côtés ? Puis-je faire remarquer à Compagnon, dont le nom même symbolise la belle idée du partage du pain avec l'ami, que la langue de la singularité, à savoir le style d'un écrivain, n'en finit pas d'être ravagée par le sabir de l'universel reportage, ce degré zéro de l'écriture ?
Inutile de préciser que je ne partage absolument pas l'enthousiasme, peut-être quelque peu contraint, de notre professeur. Enseigner au Collège de France, devant un public de fins lettrés a priori conquis par avance, est sans doute une expérience qui se situe à des années-lumière de celle vécue par tel jeune professeur bourré de bonnes intentions tombé dans la nasse d'une classe de banlieue difficile, où la seule évocation de Proust, ce bouffon supérieur incapable d'oublier sa maman pardon, sa reum et qui, pour nous le dire, a eu la mauvaise idée d'écrire des milliers de pages, est susceptible je le crains de déclencher d'impitoyables moqueries... pour commencer...
Intéressante en revanche me semble être l'hypothèse avancée par Antoine Compagnon, sur laquelle hélas il ne s'attarde pas suffisamment, pour expliquer ce déclin de nos lettres et, plus généralement, des lettres : «La littérature a voulu répondre par sa neutralisation ou sa banalisation au grief de sa longue connivence avec l’autorité, et d’abord avec les États-nations dont elle a aidé l’émergence. Après les États-Unis, la France a été gagnée par le ressentiment contre la littérature vue comme l’exercice d’une domination» (p. 58). Cette idée mériterait d'être développée, sa racine mise à nu. La haine du livre, celle du lettré s'expliquent peut-être, en dernier ressort, par la haine de l'autorité, moins celle de l'État d'ailleurs que celle de Dieu qui est Logos, autorité d'une Parole que l'État incarnera sous une défroque laïque. Rejeter la littérature, c'est vouloir en finir, comme disait le poète, avec le jugement de Dieu. Notons au passage que rejeter la Lettre c'est aussi, mystérieusement, haïr le peuple du Livre.
Le mouvement bien connu de désacralisation aurait en somme affecté durablement l'un des derniers vestiges, dans nos sociétés, du sacré, comme s'en afflige, dans un très beau poème, ce modèle d'honnête homme que fut Matthew Arnold. Mais, de grâce, que Compagnon ne nous fasse point croire que cette haine serait un passage obligé, le corollaire inévitable de la transformation de la littérature, considérée ici comme une entité organique gagnée par une mystérieuse maladie finalement nécessaire à sa guérison miraculeuse, voire à sa surnaturelle résurrection.
Si la littérature a été à ce point méprisée, moquée et finalement dévaluée, c'est avant tout parce qu'elle a été attaquée puis patiemment rongée par une cohorte d'expérimentateurs naguère ridiculisés par le Benda de la France byzantine lesquels, sur le vivant, ont pratiqué de dangereuses expériences, le croyant déjà mort, l'ayant, de fait, presque achevé...
Si la littérature parle encore à notre époque, elle le fait donc avec une voix caverneuse, déjà morte et pourtant refusant de mourir (ou plutôt, pour être tout à fait juste : parce qu'on ne peut se résoudre à la voir mourir), elle nous parle avec la voix effrayante de M. Valdemar.
Amusons-nous tout de même, pour finir, de l'exemple se voulant sans doute drôle et qui est franchement ridicule que l'auteur donne de cette importance, certes brutalisée, de la chose écrite, censée apporter les consolations irrémissibles de l'Ouvert cher à Rilke au pauvre personnel de l'État abruti de paperasse, cadenassé dans son manque d'imagination procédurier : «Ainsi un fonctionnaire au fait de ce qui rend sublime le dénouement de La Princesse de Clèves sera-t-il plus ouvert à l’étrangeté des mœurs de ses administrés» (pp. 63-4).
Effectivement, me voici rassuré : de la même façon, je suis à peu près certain qu'un fonctionnaire, lecteur discret, à ses heures perdues, de Léon Bloy, appliquera de la façon la plus juste possible la loi d'airain tout en veillant à ne point accabler le Pauvre, sans doute parce qu'il s'est ouvert aux imprécations colossales du Mendiant ingrat...
Allons allons monsieur Antoine Compagnon, même le genre très particulier de votre sermon (puisqu'il ne concerne point une mort mais prétend nous rassurer quant au réveil du malade, plongé depuis des années dans un long coma, qui plus est, apparemment volontaire) eût gagné à ne point sombrer dans un gâtisme progressiste assez étrange lorsqu'il coule de la plume du brillant commentateur des antimodernes.

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