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12/07/2005

Un brelan d'antimodernes : sur le dernier essai d'Antoine Compagnon

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

«Je n’aime ni ne comprends rien d’actuel, j’aime et je comprends l’inactuel; je vis le Temps comme une dégradation des Valeurs».
Roland Barthes, La Préparation du roman. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, éd. Nathalie Léger, (Seuil-Imec, 2003), p. 360.


IMG_1484.JPGQuel est donc l'auteur de la phrase suivante, qui lui a semblé tellement extrême qu'il l'a biffée sur son manuscrit ? : «la menace de dépérissement ou d’extinction qui peut peser sur la littérature sonne comme une extermination d’espèce, une sorte de génocide spirituel». S'agit-il des antimodernes Bloy, Bernanos ou même Boutang ? Non. L'auteur de cette singulière phrase n'est autre que l'un des thuriféraires du structuralisme et du post-structuralisme, j'ai nommé Roland Barthes (in La Préparation du roman, op. cit., p. 190), tel que le présente et, ma foi, nous le fait pratiquement redécouvrir, Antoine Compagnon dans une fort épaisse, parfois fort brouillonne étude intitulée Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, parue chez Gallimard.
Hormis ce chapitre qui est le dernier de l'ouvrage, c'est sa première partie, qui étudie les différentes thématiques propres à la pensée antimoderne (comme la détestation des Lumières, un pessimisme foncier, la langue, commune, de la vitupération ou la doctrine du péché originel), qui m'a semblé la plus pertinente, le reste du livre, consacré à des auteurs tels que Chateaubriand, Maistre, Lacordaire, Thibaudet, Péguy, Benda ou bien encore Gracq, n'étant qu'un recueil de textes antérieurs que Compagnon a bien dû tenter d'harmoniser.
C'est justement cette tentative qui me paraît plus qu'artificielle car enfin, une fois que l'on a défini la pensée antimoderne comme redevable, en premier et dernier ressort, de la doctrine du péché originel, quel intérêt y a-t-il à évoquer des auteurs qui la refusent, comme Julien Gracq et Roland Barthes, y compris, nous dit-on, si ce dernier a semblé, quelques années avant de disparaître, s'éloigner des parages souillés de Tel Quel ? Antoine Compagnon lui-même d'ailleurs, s'est parfaitement rendu compte de cette bizarrerie, mentionnant en conclusion de son ouvrage des réactionnaires de charme qui me paraissent constituer l'antithèse même d'auteurs tels que Barbey (à peine nommé), Bloy (évoqué, et assez justement, quant à la question juive) ou Bernanos (pratiquement ignoré, comme l'admet Compagnon). Autre bizarrerie, j'ai l'impression que Compagnon, éprouvant parfois quelque gêne face aux auteurs qu'il étudie (par les temps qui courent, il n'a peut-être pas complètement tort...), se contraint par avance de les dédouaner de tout tropisme réactionnaire en insistant à maintes reprises sur l'une des caractéristiques de ces antimodernes qui, selon l'auteur, sont d'abord et avant toute chose des perdants, magnifiques peut-être, mais des perdants tout de même. Ainsi peut-il écrire (p. 446), significativement : «Il y a chez les antimodernes une fêlure et une indiscipline inaliénable qui en font le contraire des centristes, car la droite les pense de gauche, et la gauche de droite. Hors place, ils perdent sur les deux tableaux, avant de transformer leur échec en gain».
Ces réserves indiquées, le livre de Compagnon se dévore avec un réel plaisir, ouvrage imposant qui se conclut, page 447, par ces quelques mots assez justes mais tout de même trop vagues à mon sens, qui font le grand écart entre un Maistre et, reprenons notre exemple, un Barthes : «L’antimoderne est le revers, le creux du moderne, son repli indispensable, sa réserve et sa ressource. Sans l’antimoderne, le moderne courrait à sa perte, car les antimodernes sont la liberté des modernes, ou les modernes plus la liberté». Leur liberté et, devrais-je ajouter, leur style, tant il est vrai que les grands écrivains de notre pays ont été, quoi que pensent les tiques progressistes, des hommes de droite. Cette idée, ou plutôt ce simple constat d'ailleurs ne sont pas bien nouveaux puisque Albert Thibaudet les exprimait déjà dans ses Idées politiques de la France (Stock, 1932, p. 32) où il écrivait : «Les idées de droite, exclues de la politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle».

Dossier H Joseph de Maistre sous la direction de Philippe BartheletS'il est bien un auteur, inutile Cassandre selon le mot de Chateaubriand, qui peut nous apparaître comme étant le véritable fondateur de la modernité, intempestif et inactuel (cf. Compagnon, op. cit. p. 19), c'est sans doute Joseph de Maistre auquel, je l'ai dit, a été consacré un imposant Dossier H dirigé par Philippe Barthelet. Voici quelques lignes de présentation rédigées par l'éditeur de ce remarquable ouvrage : «De Michelet et Lamartine à Soloviev et Unamuno, d'Henri de Saint-Simon à Auguste Comte, de Proudhon à Bakounine et de Remy de Gourmont à Charles-Albert Cingria, de Paul Valéry à Carl Schmitt et de Jacques Maritain à Antonio Gramsci, de Georges Sorel à Charles de Gaulle, d'Ortega y Gasset à Albert Camus et de Cioran à René Girard ou Maurice G. Dantec, c'est toute l'Europe intellectuelle qui se sera définie, d'une manière ou d'une autre, par rapport au rocher Maistre».