Les Grandes Espérances de Charles Dickens : la contrariété de devenir un homme, par Gregory Mion (02/10/2015)

Crédits photographiques : Thomas Mukoya (Reuters).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.»
Paul Éluard.

«Car si nous sommes convaincus par mon discours, nous croirons que l’âme est immortelle et qu’elle est capable d’affronter tous les maux, capable aussi d’accueillir tous les biens, et nous nous attacherons toujours au chemin qui monte là-haut, et nous nous appliquerons à mettre en œuvre la justice de toutes les manières avec le secours de la raison. Ainsi, nous serons des amis pour nous-mêmes et aussi pour les dieux, durant notre séjour terrestre autant qu’après, lorsque le temps sera venu de récolter les trophées de la justice, à l’instar de ces athlètes victorieux qui défilent au stade. C’est ainsi que durant cette vie et au cours de ce voyage de mille ans que nous avons décrit, nous trouverons bonheur et succès dans notre vie.»
Platon, La République.


Un pauvre enfant du Kent

Si l’on considère la littérature de Charles Dickens d’un point de vue général, on dira que son œuvre romanesque est en grande partie préoccupée par la question des enfants auxquels la société demande plus qu’ils ne peuvent. Comment se faire une place dans le monde si celui-ci exige un vice que l’enfance est incapable de se formuler ? Que peut-on espérer du monde et des autres si l’on refuse de pactiser avec la dépravation morale qui semble accompagner toute réussite ? Beaucoup d’auteurs ont créé des personnages qui ont voulu triompher de la société et qui sont parfois arrivés au bout de leurs projets de conquête, fût-ce dans un état de fatigue extrême ou dans un échec de vertu retentissant, mais Dickens a souvent préféré se demander ce qui pourrait nous arriver si, en notre âme et conscience, nous demeurons tout à fait étrangers aux formes de vie moralement discutables. De nos jours plus encore qu’au siècle de Dickens, il semble exister une incompatibilité stricte entre un statut social avantageux et une conduite exemplaire, et la somme de toutes les actions impossibles pour les caractères vertueux suppose d’autres manières de vivre, d’autres moyens de subsistance, autant d’expédients qui favorisent ce qu’on appellera de façon optimiste une vie romanesque, et de façon pessimiste une vie de perpétuelle résistance contre le dégoût qui nous assaille quand on observe des ascensions mondaines désespérantes. Ainsi l’on voit des gens qui paraissent détenir une science du positionnement social, puis d’autres, plus ignorants ou complètement candides, qui vivent au rebord des foyers actifs, au pays de ceux qui n’en sont pas et qui n’en seront définitivement jamais, comme s’ils étaient privés d’un droit fondamental de résidence. La sensation d’être apatride dans son propre monde culmine par exemple dans la condition de l’orphelin, personnage récurrent de l’œuvre dickensienne, figure de l’enfant apparemment libre mais qui devra subir le vice des adultes qui prétendront le guider à la place de ses morts ou disparus. Un tel enfant ne saurait gagner son autonomie qu’à la force de ses bras et de ses astuces.
Tous ces mouvements d’échappatoire, d’esquive, de cache-cache, où l’enfant déjoue les pièges tendus par les hommes mûrs et mal dégrossis, Dickens les a magnifiquement exploités, sans doute par familiarité avec l’enfance déconcertée, puisque l’auteur a connu la détresse des jeunes miséreux. Arraché à son école à l’âge de douze ans, Dickens paye symboliquement les malversations de son père criblé de dettes. On place l’enfant dans une fabrique de cirage où il passera six mois de bagne, à la suite de quoi, malgré la libération de son père, la mère de Dickens s’obstinera pour que son fils continue à travailler. De telles difficultés encouragent à vivre davantage en esprit que dans le moule concret de la réalité, tant et si bien que Dickens fit de cette expérience fondatrice un motif d’écriture, lequel atteindra son apogée diagnostique avec David Copperfield. À bien des égards, presque toute l’écriture de Dickens s’érige sous la forme d’un tribunal littéraire où les adultes ont le devoir de répondre de leurs actes, jugés par des enfants allégoriques dont les voix se rassemblent dans l’imagination blessée de l’auteur. Il n’est guère surprenant, de la sorte, que Dickens ait été fasciné par le milieu carcéral et ses représentations. Les prisonniers ont-ils mérité l’enfermement ? Certains n’ont-ils pas été enfermés une seconde fois après avoir vu toutes les portes du monde se refermer sur eux, condamnés dès l’instant où ils se dégagèrent du ventre de leur mère ? C’est pourquoi il importe parfois du juger de la loi et des gens qui en sont les dépositaires, hommes d’expérience prétendument sages, sombres experts de la pesée des âmes et que Dickens évalue brillamment dans La Maison d’Âpre-Vent.
L’ensemble de ces thèmes se retrouve dans le roman qui nous intéresse, Les Grandes Espérances (1), où l’histoire nous est racontée par le héros lui-même, Philip Pirrip, nom qui, de l’aveu même du narrateur, se décline plus facilement sous l’identité de «Pip». C’est un enfant qui ne possède pas de signe distinctif, un héros, en quelque sorte, à court de tendances héroïques. Dès la scène d’ouverture au cimetière, où Pip médite devant le tombeau de sa famille, on a une idée précise de la vie d’un orphelin et de ce que l’avenir lui réserve. Non seulement les parents de Pip sont décédés, mais c’est aussi le cas de ses «cinq petits frères», dont les circonstances de la mort sont expliquées par le renoncement, c’est-à-dire, ici, par une démission consentie de vivre dans la mesure où la vie, justement, ne se résumerait qu’à un combat pour obtenir de quoi vivre (cf. pp. 31-2). On pourrait interpréter cela comme un suicide collectif tacite. Se laissant mourir sans l’intention nette de se tuer, les frères cadets de Pip auraient ainsi discrètement quitté ce monde, trop compétitif pour eux. Évoquant une «lutte universelle» pour persévérer dans la vie, Pip est conscient que pour rester parmi les vivants, pour prolonger le nom de sa famille, il lui faudra assurément se lancer dans la bataille, oser entrer dans l’arène et se faire taureau. Tout orphelin pourrait avoir envie d’en découdre avec ce monde piteusement tauromachique, où les conflits ont l’air réglés d’avance, parce qu’il y a une indéniable beauté dans l’image frénétique de la bête qui se bat, qui fonce tête baissée sur l’adversité, et qui, de temps à autre, crée la surprise, par un coup de corne rusé ou par une bourrade, sous les applaudissements de la foule qui n’attendait peut-être que cela, à savoir le renversement du dominant par le dominé. En outre, notre métaphore de la corrida est insistante étant donné que Pip, encore enfant, perçoit les «banderilles morales» des adultes (cf. p. 63). Écorché par les messieurs dames sérieux, ensanglanté par les coups de harpon de ces matadors pathétiques, Pip apprend laborieusement à entrer dans l’âge d’homme. Il espère qu’il s’en sortira et c’est là peut-être le cœur de ses expectatives, dépourvues de toute figuration détaillée d’une vie qui ressemblerait à celle d’un Gatsby, voire à celle d’un Arkadi Dolgorouki, qui ne laisse pas de manigancer une «idée» nourricière pour ses accomplissements (2).
Existe-t-il cependant la moindre chance d’y parvenir quand on habite dans le Kent, dans une région marécageuse où les brouillards tiennent lieu d’obscurité symbolique pour s’orienter et prendre les bonnes décisions ? Ce brouillard, bien qu’il ne joue pas un rôle expressif aussi incontestable que dans La Maison d’Âpre-Vent, nous instruit tout de même de l’environnement défavorable de Pip. Dans une note de fin d’ouvrage, Sylvère Monod nous renseigne davantage sur cette région natale du héros, établie au milieu des estuaires de la Tamise et de la Medway, aggravant de ce fait l’impression aqueuse, sinon visqueuse, de ce panorama suffocant. Pris dans les eaux troubles de la ruralité, le petit Pirrip voit les brouillards stagner sur les marais, et même quand le temps se découvre, l’avenir n’en reste pas moins incertain : «[…] je regardai les étoiles, et songeai qu’il serait bien terrible pour un homme de lever les yeux vers elles tout en mourant de froid, et de ne voir dans toute leur scintillante multitude nul secours, nulle pitié.» (p. 98). Certes ce n’est pas à lui que Pip fait allusion dans ce sentiment dépressif, mais l’indifférence des étoiles souligne ô combien l’environnement de Pip n’est pas là pour collaborer aux entreprises de la joie ou d’un éventuel bonheur. Tout compte fait, l’éclaircie du temps conspire plutôt avec l’assombrissement du brouillard, présence intermittente mais significative dans le roman (cf. pp. 348 et 425), la brume ayant même valeur de révélation : «Une nouvelle fois, la brume se leva tandis que je m’éloignais. Si elle me révéla […] que finalement je n’allais pas revenir […], c’est… que la brume avait parfaitement raison, elle aussi.» (p. 425). Une telle puissance métaphorique dans les phénomènes naturels ne peut que servir les desseins du romancier, et sauf miracle ou harmonie préétablie, il est on ne peut plus normal que le héros se sente exclu de l’avenir (cf. pp. 176-7). Ce n’est pas tant un taureau qui gît dans la poitrine de Pip qu’un agneau, une douceur typiquement enfantine, innocente, et néanmoins alerte quant aux épreuves qui vont fatalement se présenter à lui s’il persiste, à l’inverse de ses frères, à vouloir se destiner à la carrière de la vie. De plus, le brouillard est surtout mentionné pour les moments qui ont lieu à la campagne, et non lors des moments londoniens, comme s’il y avait une différence majeure, et partant évidente, entre les enfants des régions désertiques et ceux des métropoles, les uns vivant de visions et de rêves, les autres d’expéditions positives.
En comparaison de la liesse citadine, le quotidien de Pip est d’une simplicité affligeante. Sa sœur adulte, Mme Gargery, s’occupe pour ainsi dire de lui, mais c’est une femme déplorablement rustre et rigoriste. Le drame étant bien sûr que cette sœur constitue la dernière survivante de sa famille, Pip surmonte autant que faire se peut ce caractère exécrable. Par compensation, Mme Gargery est marié à un forgeron prénommé Joseph (Joe), et dans toute la panoplie d’adultes malfaisants qui entourent l’enfance de Pip, cet artisan est le seul adulte de confiance. À la fois confident, complice et enseignant des choses de la vie, Joe conseille Pip et fait preuve d’un bon sens rafraîchissant. Lors d’une discussion où Pip confie à Joe son malaise né de la piètre estime qu’il a de lui-même (cf. pp. 126-8), le forgeron rassure l’enfant. Il comprend qu’un enfant puisse vouloir se sentir extraordinaire, mener une existence féérique et s’amuser du monde à volonté, mais cela, de préférence, ne devrait pas emprunter le chemin du mensonge ou un quelconque désir d’être admiré sans le mériter. Somme toute, Joe essaye de montrer à Pip qu’une vie ordinaire, en elle-même, est déjà la preuve d’un héroïsme puisque ceux qui la vivent ne voudraient pas la rendre meilleure en employant un subterfuge ou un je-ne-sais-quoi de cristallisant. Il y a donc plus de panache à vivre simplement qu’à vivre fougueusement en prenant toujours soin de dissimuler ses infortunes ou ses mauvaises actions. Outre que ce discours suggère le tempérament moral suspect de toute vie qui se jugerait extraordinaire, il signifie à Pip quelque chose d’encore plus fondamental et qui complète ce propos sur l’existence éthique, le tout dans un langage de sincérité qui va jusqu’à prononcer le terme «extraordinaire» comme un enfant le ferait : «Si tu peux pas arriver à être extraordinaire en suivant le droit chemin, tu y arriveras jamais en suivant un chemin tortueux» (p. 127).



La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici ou bien, avec un bien meilleur résultat, chez Amazon, .


Mion2.JPG

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, charles dickens, sylvère monod, gregory mion, les grandes espérances, henry darger, éditions aux forges de vulcain, éditions gallimard | |  Imprimer