Tango de Satan de László Krasznahorkai (21/10/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.





12138614_968535016521034_8088310942062286464_o.jpgAcheter Tango de Satan sur Amazon.

J'avais déjà consacré une courte note à ce roman (1), qui fut le premier de Krasznahorkai à être traduit en français, avant La Mélancolie de la résistance, grâce aux soins excellents de Joëlle Duffeuilly. Le relisant, je suis frappé par la cohérence de l'univers de l'auteur, cohérence qu'il n'aura finalement fait que décliner dans les romans qui ont suivi et dont j'ai rendu compte, comme l'impressionnant Guerre & Guerre. De toutes les thématiques que l'auteur ne cesse d'approfondir (comme le Mal, le temps (cf. p. 12) ou encore l'absurdité d'une vie humaine perdue dans «l'éternité de la servitude» (p. 33), la circularité du désespoir, le tout plongé dans un humour corrosif, réjouissant), de livre en livre magistral, c'est sans doute la dimension apocalyptique qui est la plus palpable dans Tango de Satan, d'entrée de jeu donnée par l'exergue kafkaïenne.
Tango de Satan est bercé par le refrain, systématiquement moqué à une exception près, consacrant l'intrusion d'un phénomène inexplicable, selon lequel, comme le sent un personnage, «tout [peut] arriver» (p. 13) ou encore qui animé par la certitude qu'«il va se passer quelque chose aujourd'hui» (p. 15). Tout est attente, espoir d'un signe, du «Signe» (p. 19), chacun des minables personnages que dépeint l'auteur espérant il ne sait quoi, et étant surpris par ce qui se produit, inexplicablement, comme un son de cloches (alors qu'il n'y en a pas) ou, carrément, une vision emportant la raison d'une Mme Halics, tout un chacun attend, triste et secrètement taraudé par l'urgence de ce qui finira bien par rompre le cercle maudit de la redite, de la vie banale, qui s'affaisse en silence dans l'eau qui menace de tout recouvrir (cf. p. 122), comme un nouveau déluge, tous attendent le Signe ne pouvant finalement que «mettre un terme à toutes ces années de «déprimante misère», pour chasser ce silence moite, ces sournoises voix de la conscience qui au petit matin délogent les hommes de leur lit pour les obliger, trempés de sueur, désemparés, à regarder le monde s'écrouler autour d'eux» (p. 141), Schmidt, ou encore Futaki et même Halics attendent, tendus comme des cordes prêtes à vibrer, chacun prostré et muet, angoissé, «comme si jusqu'au dernier moment il espérait quelque chose» (p. 90), comme si «le ciel venait de se déchirer» et que les portes allaient s'ouvrir devant «les exclus» (p. 93), selon le très vieux rêve millénariste que Tango de Satan illustre en le pervertissant, le moquant et le décevant. Tout est signe de pourtant (mais signe de quoi ?), mais rien ne vient, tout s'écroule, aucun sceau n'est rompu, aucune révélation n'éclate si ce n'est celle, sans cesse rejouée, de la médiocrité des différents personnages. Chaque roman de Krasznahorkai pourrait être considéré comme une apocalypse non seulement perpétuellement procrastinée, mais raillée, dont le texte est indéchiffrable, et dont la leçon, amère et joyeuse, nous signifierait qu'un docteur au corps débordant peut finalement parfaitement jouer le rôle du Dieu déchu, oublié, trop loin de nos misères pour intervenir dans nos vies, sauf peut-être en envoyant ses anges, qui d'ailleurs doivent s'y reprendre à plusieurs fois avant de parvenir à soulever le corps d'une pauvre idiote suicidée, et le ravir au ciel, perpétuellement gris.
IMG_1034b.jpgApocalypse grotesque bien sûr, que cette attente jamais comblée, apocalypse dévoyée car Irimiás est un sauveur (lui-même se donne ce titre, cf. p. 182, titre qu'il corrige d'ailleurs pour lui préférer celui de «protecteur», cf. p. 190), mais un sauveur de pacotille, «un seigneur, un grand manitou» (p. 214) ?, un brigand de petit chemin oui !, qui n'est finalement pas beaucoup plus doué, malgré un verbe facile qui sera d'ailleurs, comme tout le reste, moqué par d'honnêtes fonctionnaires des affaires dites intérieures, que le Marius Ratti du Tentateur d'Hermann Broch, et celles et ceux qui, après son discours les accusant du suicide d'Estike (2) considéré comme un sacrifice (cf. p. 185) et un «étrange signe» (cf. p. 186), décident de le suivre et de quitter leur ferme collective ayant fait de toute façon naufrage, des rustres obsédés par l'alcool et la lourde poitrine de Mme Schmidt, reviendront vite de leurs douces illusions, ou n'en reviendront pas, c'est de toute façon tout comme, puisque tout va recommencer, la même déchéance, les mêmes gestes inutiles dans un univers en perdition.
Le paysage, lui, mériterait pourtant bien que quelque sceau soit ouvert pour être chassé comme un affreux mauvais rêve et lavé à grandes eaux, qui nous fait songer à celui que Georges Bernanos a dépeint d'une façon si intense dans son dernier roman, Monsieur Ouine mais, là encore, rien ne vient, et la boue triomphe de tout, partout : «La route est recouverte de boue à perte d'horizon, l'horizon que camouflent les sombres taches de la forêt, la nuit tout en tombant dissout le solide, absorbe la couleur, fait frémir l'immobile, fige le mobile, la route ressemble à une chaloupe qui se balance avec mystère, échouée dans le marécage du monde. Aucun vol d'oiseaux ne vient déchirer le ciel alourdi, aucun animal ne vient par son cri, par son murmure égratigner le silence qui comme la brume crépusculaire se déverse au-dessus de la terre, seule une biche aux abois lève la tête puis – comme aspirée par le marécage – s'affaisse, prête à s'enfuir dans le vide» (pp. 51-2).
Pourtant, c'est ce décor de cauchemar, plus d'une fois magnifiquement évoqué (3), de véritable et universelle dissolution de toute chose (4) et de «décadence, restée à ce jour inexplicable» (p. 201), que va littéralement trouer la très belle scène surnaturelle (cf. p. 228) à laquelle assistent Irimiás et ses deux acolytes, médusés et tremblants de peur, scène qui ne peut que répondre à la toute dernière pensée d'Estike, «Elle savait que les anges allaient venir la chercher» (p. 140), comme si le transport d'un corps par des anges confirmait implicitement la pensée d'un des personnages, estimant, souhaitant, espérant que la "torture ne disparaît pas sans laisser de trace» (p. 70).
La Révélation, à savoir l'Apocalypse, est ce qui ouvrira un jour, du moins faut-il encore oser l'espérer, dans le cachot hermétique dans lequel tous les personnages tournent en rond : «Ce monde dans lequel nous naissons, pensa-t-il alors que sa tête bourdonnait encore, est cloisonné comme une porcherie et, comme les cochons qui roulent dans leur propre fange, nous ignorons quand cesseront les combats permanents autour des mamelles nourricières, ces éternels corps à corps sur le tracé qui mène soit à l'auge soit, lorsque tombe le crépuscule, à la couche» (p. 153). Rien n'est moins certain cependant, et c'est Irimiás qui pourtant a assisté au ravissement, par des anges, du corps de la suicidée Estike, qui affirme qu'il vient de comprendre qu'entre lui et un insecte, «entre un insecte et une rivière, une rivière et un cri qui la traverse, il n'y a aucune différence. Tout fonctionne sans raison, sans finalité, sous la contrainte d'une interdépendance et d'un flottement sauvage, intemporel», et seule l'imagination des personnages les «soumet à la tentation en [leur] faisant croire [qu'ils pourront] se libérer des griffes de la misère» (pp. 232-3), tandis que Petrina, à la fin de ce même chapitre, est incapable de se souvenir des mots du Notre Père (cf. p. 240) et que le docteur, qui se révélera être le personnage non seulement principal mais essentiel de toute l'histoire, découvre le fin mot sur le son de ces cloches qu'il a entendues sonner au début du roman et que, l'imbécile, il a même cru pouvoir rapprocher de «la mélodie perdue d'un espoir» (p. 279), ce qui se révélera bien vite faux : «Erreur impardonnable. J'ai confondu les Voix du Ciel avec les voix de la conscience», puisque la soi-disant cloche céleste n'aura jamais été actionnée que par un «vagabond pouilleux ! Un malade mental échappé d'un asile !» (p. 283).
Ailleurs, c'est l'écriture, pourtant très maîtrisée de l'auteur, à ce point maîtrisée qu'elle glisse de l'un à l'autre personnage comme la caméra de Béla Tarr, à ce point consciente de ses facilités qu'elle permet de confondre habilement le début avec la fin de l'histoire et même, le temps de quelques chapitres du moins, d'inverser la progression logique et donc de remonter le temps, à défaut de le maîtriser (5), qui semble se dissoudre (cf. p. 218) lorsqu'elle évoque les cauchemars des personnages qui ont suivi leur sauveur de carton-pâte en lui confiant leur argent et en abandonnant leurs biens, alors même que ledit sauveur s'est bien évidemment joué de leur crédulité, puisqu'il les a transformés, à leur insu, en simples indicateurs.
Non, il n'y a décidément aucune échappatoire dans le roman de László Krasznahorkai, et le cercle se referme définitivement, dans une sorte de parabole aussi admirable que dure, désespérée peut-être, des pouvoirs de la création, d'une littérature qui doit parvenir à se débattre, vivre encore, infuser un peu d'ordre dans l'universelle déliquescence, dans un monde totalement claquemuré, sans joie, sans innocence, sans grâce, sans Dieu.

Notes
(1) László Krasznahorkai, Tango de Satan (Sátántangó, 1985), traduit du hongrois par Joëlle Duffeuilly (Gallimard, coll Du Monde entier, 2000). Toutes les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Cette pauvre fille délaissée voire battue par sa famille, à moitié idiote, décide d'absorber de la mort aux rats après avoir tué son propre chat, et sa délivrance ressemble finalement moins à un acte désespéré qu'à une forme de salut, même inversé, ironique, puisqu'elle est certaine que «les anges allaient venir la chercher» (p. 140) : «Elle repensa à la journée passée et, le sourire aux lèvres, comprit comment les choses étaient liées; elle savait que les événements qui s'étaient déroulés n'étaient pas unis par le hasard mais qu'un sens d'une inexprimable beauté les reliait au-dessus du vide. Elle savait également qu'elle n'était pas seule, tout et tout le monde – son père là-haut, sa mère, son frère, ses sœurs, le docteur, le chat, ces acacias, ce chemin boueux, ce ciel et cette nuit ici-bas – dépendait d'elle comme elle était suspendue à eux» (p. 139).
(3) «[...] et la pluie se remet à tomber, à l'est le ciel s'illumine à la vitesse d'un souvenir, se pare de reflets rouges, bleu aurore, s'agrippe aux vagues de l'horizon, et avec une détresse bouleversante, comme un mendiant qui chaque matin gravit péniblement les marches de l'église, voici le soleil qui s'élève pour créer les ombres, détacher les arbres, la terre, le ciel, les animaux, les hommes, de cette union glaciale, chaotique, où ils se sont laissé enfermer, telles des mouches dans un filet, et dans l'immensité du ciel il aperçoit la nuit qui s'enfuit de l'autre côté, vers l'ouest de l'horizon, là où l'un après l'autre, chacun de ses frêles éléments vient s'effondrer, comme les soldats désespérés, désorientés d'une armée vaincue» (p. 58).
(4) L'intrusion apocalyptique ne peut qu'aller de pair avec la conscience d'un monde à bout de souffle, en ruines, qui n'est plus que le théâtre de "la déchéance sans âge» (p. 91) : «En réalité il devait se contenter de préserver sa mémoire de la destruction qui sévissait tout autour de lui; le jour où – après que le démantèlement de la coopérative eut été ordonné et qu’il eut pris la décision de rester jusqu’à ce que son droit d’exercer soit rétabli – il était monté au moulin en compagnie de la fille Horgos, il avait observé les bruyantes déménagements, les fébriles allées et venues des gens qui hurlaient, les camions qui s’enfuyaient au loin, il avait vu toute la coopérative s’effondrer sous le poids de cette condamnation à mort, et ce jour-là il avait compris : il était trop faible pour supporter cette triomphale décadence, il aurait beau se débattre, il ne pourrait pas résister à cette force destructrice qui anéantirait tout, ces maisons, ces murs, ces arbres, cette terre, ces oiseaux plongeant vers le sol, ces animaux se faufilant sans bruit, le corps de ces hommes, leurs désirs, leurs espoirs, il aurait beau essayer, il serait incapable d’enrayer cette perfide offensive contre la création humaine, c’est pourquoi il avait décidé de tout faire pour imprimer dans sa mémoire cette funeste décadence, il savait avec certitude que ce que le maçon avait édifié, ce que l’ébéniste avait fabriqué, ce que la femme avait confectionné, tout ce que les hommes avaient péniblement construit allait s’effriter, se fondre en eau qui par de multiples canaux souterrains s’écoulerait vers une destination mystérieuse, mais tout resterait vivant dans sa mémoire tant que son organisme ne renoncerait pas à l’«accord qui réglementait leurs relations d’affaires», tant que les funestes vautours de la décadence ne s’attaqueraient pas à ses os et à sa chair» (p. 64). C'est pour cette raison que le docteur a décidé de ne plus bouger de chez lui, et de consigner tout ce qu'il observe, «comme si les choses considérées comme importantes à conserver dans la mémoire constituaient un ordre autonome et immuable» (p. 94) : «Il avait décidé de tout observer méticuleusement et de tout «illustrer» en ne laissant de côté aucun détail car il avait soudain compris que ne pas s’intéresser à des détails insignifiants en apparence équivalait à un aveu : nous sommes sans défense sur un pont vacillant qui relie la désintégration et un ordre rationnel, chaque événement si minime fût-il, que ce soit l’espace délimité sur la table par les mégots de cigarette ou l’arrivée d’oies sauvages ou encore des gestes mécaniques n’ayant en apparence aucune signification, il fallait observer soigneusement, et consigner tout, ainsi, ainsi seulement, pouvait-on espérer ne pas devenir les esclaves réduits au silence, réduits en poussière, de cet ordre satanique qui se décompose et se recompose éternellement» (pp. 64-65).
(5) «Peu à peu il réalisa que ces longues années de travail éprouvant et acharné venaient enfin de porter leurs fruits : il avait acquis la faculté de tenir tête, par l’intervention de l’écriture, au défi lancé en permanence par l’ordre unilatéral des choses et jusqu’à un certain point il était capable de définir la structure élémentaire des événements qui apparemment tournoyaient librement !...» (p. 277).

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