La petite barbare d’Astrid Manfredi : un petit pet dans la nuit littéraire, par Gregory Mion (16/10/2016)

Crédits photographiques : Ezra Acayan Reuters.
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.

«[…] j’aime la sape et tout ce qui brille, le rouge à lèvre qui laisse des traces indélébiles».
Astrid Manfredi, La petite barbare.


De la nullité littéraire : principes de base et conséquences élémentaires


La nullité littéraire n’attend pas toujours le nombre des années pour s’affirmer en tant que telle. Elle est parfois présente ab initio, dès le tout début, dès le premier vagissement d’un auteur qui écrit comme un nourrisson exécute son rot en dégueulant une courte vrille de popote biberonnée. Cette nullité, pour peu qu’on la prenne au sérieux et qu’on l’étudie à fond, pour peu qu’on en débusque le soubassement génétique, s’avère aussi rigoureusement certaine qu’une vérité existentielle au sens que Kierkegaard lui donne, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une vérité bien plus fondamentale que la vérité scientifique parce que toute vérité existentielle indique ce pour quoi l’on vit et ce pour quoi l’on meurt, par conséquent elle est au-delà de la vérité objective du savant qui ne m’apporte qu’une description superficielle du monde, matériau de faible envergure qui ne perturbe pas beaucoup celui qui le reçoit. À cet égard, lorsque précisément la nullité littéraire est en balance dans notre jugement et qu’elle subit un examen de vérité plus approfondi, lorsque nous essayons de la saisir existentiellement plutôt qu’objectivement, pour ainsi dire au lever plutôt qu’au coucher, telle qu’en elle-même en définitive, elle nous montre avec netteté le chemin scabreux à ne pas suivre, elle exhibe son «Je vis et je meurs» en nous figurant tous ses trajets constitutifs, puis elle nous révèle la signification même de ce que c’est qu’une nullité en littérature, la façon dont cette nullité particulière réussit à devenir sa propre teigne intérieure qui finira tôt ou tard par avoir raison d’elle, minuscule idée, scrofuleuse pensée, mesquine chose qui vit cependant de ses macabres projets d’expansion, qui fait de son moisissement intrinsèque l’énergie bubonique de sa volonté de survivre en dépit de ses morbidités envahissantes. Toute nullité littéraire est de ce point de vue détentrice d’une vérité existentielle consternante, d’autant plus consternante par ailleurs qu’elle se dérobe derrière sa vérité objective qui fait tout ce qu’elle peut pour sauver les apparences, pour satisfaire ceux qui incarnent fièrement le bon public. Ainsi la nullité littéraire se déplace avec des tambours et des trompettes, avec des fanfares et des jongleurs, elle est escortée par de piteuses foules et elle se prend opportunément pour une idée directrice, un concept structurant et tendance, mais elle n’est au fond qu’un convoi funèbre qui transporte un cadavre dégoûtant, une toute petite dépouille d’idée morte, une idée qui a trépassé dans les couches de la facilité et qui chichement s’ébroue dans son suaire, ballottée par la charrette mortuaire qui l’achemine vers son trou. Elle est le parfait contraire de la grande idée qui fortifie celui qui la reconnaît comme vérité cruciale et qui n’en rejette pas la pratique difficile, souvent foudroyante parce que scientifiquement incommensurable et d’une intensité à peine soutenable. En même temps, celui-là même qui endosse cette vérité ne réclame aucune sorte de récompense; il poursuit son éminente pérégrination dans la steppe des géants, il sait qu’il vit et qu’il meurt pour quelque chose de majeur et il ne veut pas qu’on s’attendrisse ou qu’on batte des mains sur son passage. L’excellence littéraire est au prix des idées colossales qu’elle draine; elle n’est visible que chez ceux qui ont de larges épaules et qui peuvent encaisser l’idée même de tourner le dos au monde pour exister en vérité. L’excellence en littérature n’a besoin de personne, elle est de toutes les solitudes monstrueuses, quand la nullité, à l’inverse, frappe à toutes les portes et qu’elle se damnerait pour faire dégringoler tous les pont-levis des forteresses scélérates, à commencer par celles des journalistes qui ont la fringale des nullités littéraires.
Ce qui sépare l’excellence de la nullité en littérature est encore cela : l’excellence sait que la mort sera un tribunal consciencieux, un juge des juges, aussi est-elle préparée à mourir tôt, à mourir de sa grandeur, alors que la nullité meurt de ce qu’elle est tout en s’accrochant vulgairement au parapet des vivants, rayant tous les parquets de ses infectes dents, jusqu’à ce que la gencive se gâte, car elle sait que pour elle il n’y aura pas de postérité et qu’une nullité disparue a tôt fait d’être substituée par une nullité de rechange. D’ailleurs les nullités se trémoussent, elles font des concours de niaiserie et de vanité un peu partout, et nul ne s’étonne que les réseaux sociaux de tous bords soient devenus leurs patentes cours de récréation – la nature ne fait rien en vain et la nullité a vite fait de rejoindre son lieu naturel. En cela elles sont semblables à des adolescents qui font une compétition de la plus longue en colonie de vacances. Sur ces mêmes réseaux, on se divertit par exemple de découvrir Astrid Manfredi qui nous évoque un état d’âme qui pourrait s’apparenter à un numéro inédit de la série Martine, du type Martine fait pipi vert après avoir bu une menthe, avec en contrepoint Cécile Coulon qui nous gratifie de sa plus fraîche paire de Nike et de ses sporadiques lamentations gauchisantes sur notre système ingrat et néo-libéral, un système qui tout de même la rassasie gaillardement, sans oublier quand même la caravane de journalistes défaillants qui les érigent à des altitudes qui seraient risibles si elles n’étaient d’abord offensantes pour la littérature. Et que dire encore des lecteurs qui ne détectent pas la moindre évidence au milieu de ces stratégies qui n’articulent finalement qu’une sidérante trilogie : premièrement l’étalage des moyens techniques pour gagner sa vie paresseusement tout en se faisant passer pour un écrivain débordé, ultime avatar de l’existence chic, deuxièmement la méthodologie pour se fabriquer une conscience résolument de gauche mais comportant une part insidieuse de plasticité, impératif catégorique pour durer dans les lettres françaises, enfin, troisièmement, l’écriture comme prétexte pour dissimuler le réel emploi de son temps qui consiste à grassement nourrir les réseaux (virtuels et physiques), à les engraisser de Soi et de Moi, au risque sinon de disparaître de la circulation car ce ne sont pas vraiment les livres de ces cacographes qui les aident à exister. Dans ces conditions, le livre n’est qu’un satellite, il n’est qu’un objet parmi d’autres objets qui complètent la campagne publicitaire permanente de ces négociants d’égo.
On observera donc cet hiver les échanges agonistiques entre Astrid Manfredi et Cécile Coulon (binôme interchangeable avec tant d’autres), on décortiquera ce potlatch à distance, cette lutte haletante qui va d’une part se dérouler à travers plusieurs articles ridicules de la presse illettrée, et, d’autre part, qui va probablement se continuer sur quelques plateaux de télévision où des vendeurs de navets palabrent, ceci dans la mesure où ces deux bonnes femmes vont bientôt entamer la promotion de leur nouveau roman et qu’on nous les présentera, bien sûr, avec le registre des prédicats qui conviennent, toujours mesurés, toujours formulés en toute justesse d’appréciation («magnifique», «superbe», «une romancière de l’émotion», «grandiose», «féérique», etc.). Personne évidemment n’osera s’inscrire en faux contre ces techniciennes du navet et de la courge, personne ne dira qu’une phrase, un mot, un point d’exclamation et même une interjection de Marien Defalvard ou de Paul Gadenne valent toute l’œuvre de ces mirobolantes besogneuses, expertes en m’as-tu-vu et en géographie médiatique.
Nous sommes quoi qu’il en soit dans l’air du temps, dans la culture intensive du navet, livre qui se lit distraitement entre deux coups de dés au jeu de l’oie et un trajet de bus, livre jetable que l’on va éventuellement offrir à une tante éloignée sénile, à la bibliothèque municipale ou à la déchetterie de notre ville. La vocation de ces livres est donc d’origine culturelle et de fondement excrémentiel, à savoir qu’ils n’existent que parce que l’époque le veut bien et qu’ils sont fabriqués avec le meilleur fumier éditorial. C’est bien davantage une production plutôt qu’une création, un moyen plutôt qu’une fin, somme toute un genre d’artisanat industriel qui reproduit d’une année sur l’autre les mêmes rengaines et qui se moque éperdument de fonder une identité artistique unique, bien qu’il revendique vicieusement une appartenance au domaine de l’art. Certains se demandent naïvement comment ces petits pets littéraires peuvent avoir une telle importance, une telle audience nationalisée, or ils ne se posent la question que parce qu’ils ignorent le fonctionnement de la tyrannie : le tyran, nous apprenait La Boétie, n’a pour puissance que celle qu’on lui accorde, et si les journalistes volontairement soumis à ces coliques littéraires avaient le courage de reprendre le destin de leur métier en main, les pets littéraires disparaîtraient à jamais et notre actualité romanesque se verrait positivement assainie. Mais quiconque a un peu étudié le mécanisme de la tyrannie sait que les hommes ont la passion de la soumission en plus grande estime que celle de la liberté, et le confort intellectuel étant un bien beaucoup plus avantageux que l’effort du même acabit, ce n’est pas demain que nous assisterons à la débandade de ces impostures. La médiocrité étant du reste forcément plus répandue que le génie, il faut donc qu’elle s’entre-nourrisse et qu’elle s’entre-flatte, qu’elle entretienne sa mythologie et partant les plus beaux chapitres de sa légende, et chaque année, en septembre et en janvier, lorsque l’administration des «rentrées littéraires» sévit, lorsque les cloches de Notre-Dame-des-Nullités carillonnent, nous allons toujours plus loin dans la médiocrité, à tel point que celle-ci cherche désormais à mélanger sa grandeur d’établissement avec une grandeur naturelle, créant de ce fait un sommeil esthétique qui engendre des monstres du même ordre. Il se peut en outre qu’elle y soit parvenue puisque les lecteurs de navets, de plus en plus nombreux, n’ont même plus la lucidité suffisante pour s’apercevoir qu’ils sont les vaches à lait de cette multinationale de la nullité littéraire.
Ces quelques remarques préliminaires expliquent sans doute le succès heureusement tout relatif de La petite barbare d’Astrid Manfredi (1), un roman moins long que le mémoire de psychologie d’une étudiante dyslexique et moins profond qu’un clip de Colonel Reyel. Le public-cible, pour exprimer la situation dans les termes du marketing, est globalement celui des boulangères anéanties, des secrétaires passablement alphabétisées, des libraires qui tiennent François Busnel pour un lecteur, tout comme il est encore celui des gobemouches abonnés au magazine Lire, revue apologiste des rinçures et qui mériterait à ce titre une condamnation pour scatophilie généralisée.
Hasardons-nous par ailleurs à pratiquer un carottage dans la masse des commentaires élogieux qui ont salué cette Petite barbare, soit à cause d’une maladie mentale, soit par défaut de jugement, soit par calcul, car n’oublions pas que les mauvais livres sont loués par trois catégories distinctes de personnes : d’abord les rachitiques de la cervelle qui se félicitent que la rentrée littéraire vérifie la vigueur du commerce livresque, ensuite les personnes lobotomisées par une consommation excessive de télévision, et enfin les visqueux calculateurs qui ont besoin de séduire parce qu’ils ont un intérêt secret à défendre. Au balcon de ces commentaires louangeurs, pimpant comme un caniche prêt pour un Poodle Beauty Contest, on ne peut faire l’économie du bandeau publicitaire de la récente version poche de La petite barbare, criblé des mots de François Busnel, grossiste patriote en navets et en courges, des mots sans ambiguïté aucune et qui suintent la leçon de mercatique : «C’est LA révélation de cette rentrée littéraire», avec cette incontournable mise en exergue du «LA», au cas où, naturellement, l’on hésiterait encore à faire notre choix entre Manfredi et Bied-Charreton au rayon des cucurbitacées. Busnel évoque même dans L’Express «une grenade dégoupillée, lancée à la face du confort et des habitudes […]», dans le style si caractéristique du boutiquier extravagant qui tente de nous faire acheter un kilo supplémentaire d’aubergines. Que Busnel ne soit pas compétent en discernement n’est pas une révélation digne du Pulitzer, en revanche Busnel sait calculer, il a la science du navet et des transactions afférentes à ce rentable légume, et sa poussive rédaction n’est sûrement pas un acte gratuit.
Après le balcon de l’apologétique, déplaçons-nous au salon ou dans le boudoir, peu importe, et faisons connaissance avec une certaine Estelle Lenartowitch (2), du magazine Lire, donc forcément alignée sur l’ordonnance du grand manitou susmentionné, Estelle qui nous informe que ce roman de Manfredi est «l’un des premiers romans les plus étonnants de cette rentrée». Si l’étonnement doit être pris comme un coup de tonnerre reçu en plein visage, ma foi, je me demande si Estelle a lu autre chose dans sa vie que les potentiels cahiers clandestins de Bernard Lehut, qui y raconte peut-être sa dernière assiette de charcuterie espagnole partagée avec Mathias Enard en un sitio muy sospechoso de Barcelone. Dans une même veine falote, suivent de près les mots du journal Le Parisien, où l’on mentionne «un premier roman qui cogne dur», ainsi que le suspect dithyrambe de 20 Minutes qui va jusqu’à parler d’une «écriture fougueuse et survoltée, qui alterne violence et tendresse […]», autant de formules creuses qu’un élève de Terminale STMG renierait. Ceci étant, la nullité de ces critiques est tout à fait conforme au contenu du roman, qui fait bien pire que cela (ce que nous verrons très bientôt). En outre, pour bien faire, il nous faudrait encore citer Bruno de Cessole, dans Valeurs actuelles, qui qualifie ce premier roman d’excellent, et même Daniel Picouly, probablement bituré par un vieux rhum de Martinique ce jour-là, qui a déclaré ceci sur la chaîne France Ô : «D’habitude, je ne dis rien, mais là je vais vous dire une chose : lisez-le !» Cette injonction finale me donnerait presque le frisson, ou peut-être la fierté d’avoir investi dans cette bouse et de savoir que si le brave Daniel passait chez moi et qu’il inspectait ma bibliothèque, il me taperait amicalement sur l’épaule en voyant que j’ai du Manfredi sur mes étagères. Néanmoins cette scène ne risque pas de se produire puisque le roman de Manfredi ne tardera pas à partir dans ma cheminée, l’hiver approchant, et surtout parce que je ne voudrais pas que ce staphylocoque doré ait la moindre chance de contaminer les ouvrages de qualité de ma collection personnelle. Il se peut du reste que la fumée de ma cheminée suscite un effet toxique en s’évaporant à l’extérieur, comme dans le film Le Retour des morts-vivants de Dan O’Bannon, où un gaz nocif accidentellement répandu ramène des morts à la vie et crée de la sorte une vendetta des zombies.
Faut-il ensuite prendre la peine de recenser les innombrables blogues soi-disant littéraires, tenus par des nénettes vaguement institutrices ou des sous-hommes qui admirent le sourire béat d’Astrid sur tel réseau en ayant des pensées cochonnes ? Épargnons-nous cette épreuve, d’autant que nous connaissons pertinemment les raisons qui les conduisent à flatter la nullité : ils ont un intérêt bien précis, la plupart du temps une demi-portion de manuscrit qui ronfle dans un tiroir, et ils sont disposés à flatter des années durant, des décennies entières s’il le faut, jusqu’à obtenir gain de cause, c’est-à-dire une publication chez Belfond, Viviane Hamy ou n’importe quelle autre maison existante, le principal étant pour eux d’y arriver par la voie du putanat puisqu’ils n’ont pas le talent de faire autrement. Soulevons d’ailleurs une hypothèse sournoise : dans quelle mesure la création du blogue de Manfredi (3), il y a quelques années en arrière, a participé de son entrée assez tonitruante sur la scène littéraire ? Plus exactement, dans quelle mesure Manfredi a-t-elle compris que la flatterie, associée à un entregent de caniche bien élevé, lui permettrait d’enfoncer les portes discrètement ouvertes de la nullité ? C’est certainement la mise en place d’une tactique de publication qui lui a pris la majorité de son temps (à moins qu’elle n’ait été vite cooptée), car, au sujet de l’écriture proprement dite de son roman, il a dû lui falloir tout au plus une semaine de travail. Et si l’on en croit nos véreux indics qui scrutent ses fascinantes prestations sur Facebook, elle ne s’arrêterait dorénavant plus d’écrire, sûre d’elle, rutilante et sémillante dans sa juridiction de barbouilleuse, convaincue de jouer un rôle décisif dans le bruissement de la broussaille littéraire contemporaine, propulsée par le gourou Busnel et sa bande de larbins, entre autres catalyseurs et engrais, enchaînant les romans comme on enfile des perles ou comme on enchaîne des touristas lors d’une excursion à Bornéo.
Ce disant, ma transition est toute trouvée avant d’entamer une critique en bonne et due forme de ce navet mastodonte : étant donné que Manfredi a été apothéosée avec des adjectifs outrancièrement exagérés, je me console en me disant que mon œuvre littéraire, à peu près située à cent coudées au-dessus de cette daube, devrait m’amener dans pas longtemps sur le fronton de la prestigieuse collection de La Pléiade. Je signale en outre que je conchie volontiers la sottise journalistique, ceci expliquant manifestement les atermoiements de ma nomination, et que non seulement je n’écris pas pour me pavaner à la télévision ou pour m’enrichir, et que, de surcroît, tous les droits des ventes de mon dernier roman, L’Amérique cinquante et des poussières, aussi modestes soient-ils pour l’instant, sont intégralement reversés à l’hôpital des enfants d’Omaha, aux États-Unis (4). Pour finir là-dessus, je crois qu’il est fondamental de rappeler ceci, d’insister sur ce qui devrait être à tout le moins des dogmes : la littérature ne saurait être soluble à l’intérieur d’une quelconque vulgarité, tout comme elle ne devrait jamais servir à faire la demi-mondaine dans le tube cathodique. Quiconque prend l’écriture au sérieux ne peut que vouloir échapper à cette saloperie médiatique et travailler d’arrache-pied dans une monumentale solitude choisie. Quiconque est également un peu sagace ne peut accepter de serrer la main de ces nains de la presse écrite ou télévisée, et même de ces nains de l’édition française de gros débit. Il n’y a pas plus répugnant que ces gens qui veulent vivre de leur camelote et la vendre comme s’il s’agissait d’un élixir de jouvence ou d’un vaccin contre la rage. Il faut les mépriser autant que possible et j’annonce que si L’Amérique cinquante et des poussières se faisait traduire aux États-Unis, j’écrirais là-bas une tribune pour expliquer comment des auteurs de notre cru prospèrent et s’affichent, comment ils se gobergent, n’ayant plus honte de rien, oubliant l’essentiel, à savoir qu’ils sont des nullités et que jamais ils n’écriront autre chose que des nullités achevées. Si encore ils étaient discrets et pudiques, s’ils ne faisaient pas tant de remue-ménage, on les pardonnerait de bon cœur, mais, à notre grand désarroi, ils roulent des mécaniques et se ils croient dorénavant nécessaires à la vie de la littérature française.

Dissection d’un navet : puanteur du propos, légume périmé, enculage de mouche

Comme l’avait incidemment remarqué Pascal dans ses Pensées, on ne parle jamais de nous en notre présence tel qu’on en parle en notre absence, et notre mérite est d’aborder La petite barbare sans faire l’usage du moindre fond de teint. Il est à ce propos impossible, ou sinon impensable, que les zélateurs de Manfredi aient pensé tout le bien qu’ils ont dit de son roman, sauf de la part de quelques irrécupérables, parce que la nullité à ce point perfectionnée ne peut tromper presque personne. Aussi que de railleries ont dû fuser dans les coulisses de l’édition, que de sarcasmes échangés ici ou là, et combien de grossièretés ont dû être adressées aux journalistes qui ont délibérément induit les lecteurs en erreur après avoir été les complices de ce navet ! Même l’auteur de La petite barbare a eu un éclair de perspicacité pendant l’irrigation de son potager, puisqu’elle écrit, vers le mitan d’icelui, «Ce n’est pas un cliché, c’est la vérité» (p. 52), sans doute rattrapée par la véritable nature de sa débile composition, qui n’est qu’un annuaire de stéréotypes sur les petites frappes de la banlieue parisienne, lesté qui plus est d’une philosophie portative pour neuneus. Ainsi nous apprenons par exemple qu’il ne faut «plus être libre pour comprendre ce que ça fait de ne pas être libre» (p. 39), «[qu’on] ne naît pas gang, [qu’on] le devient» (p. 43), que les énervés des cités infâmes sont «de grands fauves qui se gavent d’ultraviolence pour encaisser l’ineptie d’un monde fabriqué sans [leur] avis» (p. 44), que la violence de ces vaincus est plus belle que l’indifférence des vainqueurs (cf. p. 67) et qu’ils sont «le fruit des entrailles du déni» (p. 67), que le non-droit est forcément leur droit (cf. p. 68), que les mots sont un»écheveau» et qu’ils nous permettent de «faire des phrases qui selon [notre] humeur prennent des détours différents» (p. 77), et nous éviterons enfin de caractériser le féminisme pour lectrices de Barbie Magazine qui s’étend sur plusieurs pages fadasses (cf. pp. 105-8).
Pour résumer ce roman, qui ressemble déjà tant à une synthèse de mauvais stagiaire à la Brigade Anti-Criminalité (entendez : Manfredi effectue un stage de 4ème dans les fourgons de la BAC et en retire une expérience négligeable des quartiers), disons qu’il s’agit du récit d’une misérable conne de vingt-trois ans, originaire des taudis banlieusards du pourtour parisien et mise en taule pour avoir assisté au lynchage d’un «bourge» sans qu’elle ne s’interpose en quoi que ce soit. On aura bien sûr repéré la trame ahurissante de l’affaire du «gang des barbares», emmené jadis par Youssouf Fofana et responsable de la mort du jeune Ilan Halimi, qui fut séquestré et torturé au motif qu’il était Juif, motif selon lequel Halimi devait posséder de l’argent. Cela étant, le roman est tellement pauvre à tous les points de vue qu’il ne restitue en rien la profondeur de champ et la configuration déconcertante de cette affaire (5). En effet, au départ, si l’idée de mettre littérairement en scène l’un des appâts féminins qui a servi à piéger Ilan Halimi pouvait être en elle-même prometteuse, sachant du reste que cette idée de fiction n’est pas totalement indexée sur cette affaire (6), Manfredi n’en fait qu’un immonde potage, une soupe pour hospice des Balkans. Sur une copie de lycée, on se contenterait de faire savoir que l’élève est hors-sujet, toutefois, s’agissant ici d’un objet romanesque, il nous faut dire que nous sommes aux prises avec une impressionnante faillite de la narration. La forme du livre est déjà d’une rare désinvolture, non seulement parce que la chose est ridiculement compendieuse, salement bâclée, mais elle est aussi dotée d’une substance famélique, offrant une vision terriblement dichotomique de la société, avec d’un côté la ville de Paris qui marche en accéléré, et de l’autre les zones périphériques où le temps avance au ralenti (cf. p. 22). Ceci n’est que la préparation d’un terrain contextuel qui accentue tout du long la dichotomie initiale, intellectuellement honteuse, jusqu’à nous honorer d’une tension rudimentaire entre les nantis et les disetteux (cf. p. 90), qui culmine avec cette théorie de l’urbanisme censée nous renseigner sur le profil des individus qui résident dans les tours de béton du Paris extramuros : «Des gens qu’on parque sans une thune dans des endroits sans un arbre, il ne peut pas leur pousser des ailes» (p. 113).
Même Zola ne se serait pas enhardi dans ce marécage affreusement déterministe, parce que Zola était quand même un écrivain, alors que Manfredi ne paraît pas avoir tout à fait digéré le gâteau de son treizième anniversaire, voire les paroles passionnées de Mohammed, Farid ou Khaled lors de la boum de clôture de l’école primaire. À vrai dire, aucun caïd de la cité, au bout de plusieurs années de prison, ne s’aventurerait sur une vague linguistique aussi stérile. C’est strictement ignorer son sujet et fantasmer sur la banlieue que de nous asséner de telles couillonnades bavardes. Dans le fond, les flâneries parisiennes virtuelles de Manfredi ne font que dévoiler son exercice unilatéral de la ville : une occasion de multiplier les autoportraits, de jouir de son nouveau statut d’auteur et de copieusement se foutre du monde dont elle s’est servi pour façonner sa bouse. La seule chose qui compte désormais pour Manfredi, c’est de faire la comptabilité de ses «likes» sur Facebook et de montrer qu’elle est une femme amovible qui adore le soleil, les terrasses et les raouts, ce qui n’est pas spécialement synonyme d’un amour du travail acharné. Quoi de plus normal, en outre, pour quelqu’un dont les romans ne dépassent pas les quelques dizaines de milliers de mots et qui sont écrits comme un sanglier broute les fairways d’un parcours de golf en Provence. On ne peut pas être au four et au moulin, et Manfredi choisit la mondanité et la lumière zénithale quand les grands, eux, sont à l’isolement et au pain sec. Malgré tout, elle n’en est pas moins devenue esclave de l’approbation, et nous ne pouvons que la plaindre d’être à présent contrainte de jouer le jeu, d’être sur un échiquier dont la variété des coups possibles s’est considérablement réduite.
Par extension et pour justifier de ces considérations introductives, car il faut bien sonder même les œuvres les plus superficielles, précisons que l’enfermement carcéral de son héroïne fait remonter en elle une vocation littéraire, d’où, évidemment, la rédaction du récit qui nous est donné à lire dans La petite barbare. Issue de parents qui pourraient appartenir à un jeu des sept familles standardisées, notons que son père était chômeur donc branleur, pauvre donc attiré par les discours extrémistes («triste facho sans pognon», p. 18) (7). Quant à sa mère, elle vide les poubelles des grosses boîtes du quartier de La Défense, c’est donc une mère courage, «[une tête de] sorcière à la colle avec une vierge folle» (p. 15), ce faisant très complice avec sa gamine, mais, dans le couple, papa et maman «ajustent leurs aiguillages déréglés (p. 16). On se demande sincèrement si ces formulations ne sont pas en-dessous de ce qu’il est envisageable de lire dans une fiente de Musso ou de Lévy, cependant ces deux derniers, que l’on sache, n’ont pas de prétentions littéraires et ne s’imaginent pas ravitailler le lecteur en contenus potentiellement life-changing.
La vocation littéraire évoquée plus haut jette son ancre dans un souvenir de la prime jeunesse, lorsque les livres ont été découverts au détour d’un bibliobus (cf. p. 20). Hélas, les livres empruntés n’ont pas dû correctement former le goût de l’exigence chez la narratrice, laquelle écrit, du fond de sa cellule et de sa réminiscence : «Les bouquins, je les lis quand la nuit est épaisse, quand aucun loup ne hurle» (p. 20). Las ! Le niveau de langue est digne d’une collégienne qui s’essaie à transgresser le format d’écriture d’une carte postale. Cependant la vocation littéraire ne serait pas ce qu’elle est sans la béquille d’une référence phare, j’ai nommé L’Amant de Marguerite Duras (cf. pp. 46 et 97-8). Duras fait l’objet d’une causerie cathartique pour notre «petite barbare», ainsi surnommée par ses copines de prison (cf. p. 120), étant donné qu’elle se confie à son psy, un certain Dr. Neveu (8). Le médecin lui fait cadeau d’un exemplaire neuf de L’Amant, et, dans la foulée, voici quelles conclusions en tire sa patiente : «Il a compris qu’en embarquant sur la jonque de Marguerite, c’était mon fleuve que je cherchais. Y a rien à jeter dans les mots de Marguerite. On part avec eux» (p. 46). Sur les mots de Marguerite Duras, on peut encore lire ceci : «[…] cette langue qui fait du bien et du mal, qui s’enroule comme un cobra autour de votre âme pour ne plus jamais vous quitter» (p. 98). À la limite, on écrivait de telles platitudes à huit ou neuf ans, lorsqu’on se prenait à tester une hypothèse après avoir vu une photographie de serpent venimeux dans une revue animalière. Mais, lorsqu’on a atteint l’âge des grandes personnes et que de surcroît l’on est publié chez Belfond, on est en droit de s’attendre à une sévère expurgation de ces maladresses, à moins que ce ne soient des tropismes incurables, voire des atouts, nouveaux critères d’élection dans les comités de lecture actuels (pour autant que le manuscrit de La petite barbare soit passé par un comité de lecture qui aurait unanimement reconnu ses qualités littéraires !).
Outre la référence à Duras, le livre se place sous le patronage d’une citation du poète Henri Michaux, ponctionnée dans un poème intitulé Ma vie : «Tu t’en vas sans moi, ma vie / Tu roules / Et moi j’attends encore de faire un pas / Tu portes ailleurs la bataille…» Faisant office d’épigraphe, ce pâle extrait de Ma vie est miteusement exploité (cf. pp. 53-4), d’autant qu’il débouche vers d’autres fulgurances poétiques dans lesquelles Boris Vian fait une malheureuse apparition (cf. pp. 57-9), et cet accès de rhapsodie nasillarde se termine par une sentence qui serait hilarante si elle n’était surtout aberrante : «J’ai peur de faire mal aux mots» (p. 59). D’une certaine manière, le personnage et l’auteur se confondent complètement – ce sont deux produits sans la moindre densité linguistique, deux sandwichs de fast-food qui brillent sous les feux des projecteurs médiatiques tant que ceux-ci ne préfèrent pas d’autres pitances. Ce sont des tortionnaires commanditées de la langue, des rédactrices pour agence de mode, des professionnelles de la dégobillade verbale qui réduisent le français à sa plus mince ressource, loin, si loin d’un Louis-Ferdinand Céline qu’elles croient peut-être approcher, ou plus récemment d’une Houda Benyamina, dont le film Divines nous présente un langage et une vision autrement plus authentiques des banlieues, sûrement parce qu’elle ne fait pas semblant et qu’elle a connu la dureté de ces endroits.
Ainsi tout relève du slogan dans ce livre anémié, respectant les rites et les traditions des appétits modernes du marketing. Par conséquent c’est une littérature B2B (business to business), une littérature qui vend des articles formatés, conditionnés, manufacturés à satiété, une littérature où chaque chapitre entonne l’hymne des réclames, quand ce ne sont pas directement les beuglements d’une criée qui voudrait vider la totalité de son stock narratif. On en prend donc pour notre argent et finalement on finit par s’assoupir un peu, comme on écoute d’une oreille distraite les publicités du cinéma ou la musique d’un ascenseur à l’aéroport de Dubaï. On ne réagit même plus quand on nous transmet l’émotion de l’amour à l’instar d’un «cœur qui s’emballe comme une toupie folle» (p. 66), on lâche un rot de dépit quand on nous expose que la prison «chouchoute la torture de l’insomnie pour que [l’on] rabâche [notre] mea culpa» (p. 15). Et comment réagir devant «les piranhas de l’aveu [qui] déclenchent la machine à culpabilité» (p. 74) ? Peut-on réellement s’identifier à ce personnage de petite barbare qui «reprend du poil de la meuf» (p. 81) ou qui nous fait la confidence que la victime avait vingt-deux ans et qu’elle a été tuée «sous la walkyrie de la haine» (p. 58) ? Tout cela est franchement consternant et interroge la probité de ceux qui ont fait signer un contrat d’édition à Manfredi, tout comme cela interroge l’honnêteté des journalistes qui ont promu ce livre en utilisant un lexique clairement inapproprié. Aucun lecteur qui possède deux neurones de clairvoyance ne trouverait quelque chose à sauver dans cette avilissante daube.
De toute façon le ton est donné dès les pages d’ouverture, lorsque la narratrice se décrit comme une «Cheyenne sans tribu» (p. 9) et qu’elle admet «[avoir] bouffé [sa] chance comme un hamburger trop gras» (p. 10). Son chemin de croix l’a endurcie, aussi ne sait-elle plus ce que c’est que de pleurer – elle est maintenant «un bout de Sahara» (p. 10). Elle écrit pour nous apprendre «l’écrasante réalité et la banlieue qui fout des coups de Nike dans le rôti du dimanche» (p. 11). Elle confesse également un épisode de l’époque où elle avait six ans, lorsqu’elle aimait souffrir d’une carie parce que c’était sa manière de faire bombance, son petit secret à elle, son procédé pour se prescrire une rudesse propédeutique. Dès l’âge de six ans, elle avait déjà de «grandes émotions, une montgolfière de sensations fortes» (p. 13). Ces navrants poncifs sont de connivence avec le fait tout aussi navrant de prêter à la narratrice une épaisseur putative en lui octroyant une passion pour la littérature. Sans aucun doute possible, l’accommodement de ce personnage à la fois barbaresque et pseudo-littéraire est un cliché bien pire que tout ce que l’on pouvait imaginer pour ce texte raté, et quelle drôlerie de voir François Busnel, dans un extrait de sa lamentable émission, affirmer que Manfredi, justement, détruit le cliché en conférant à sa petite barbare une affection pour les lettres ! Pas même un écolier de CM1 ne pourrait conserver un tel personnage dans son expression écrite dans la mesure où son professeur lui expliquerait le ridicule de son choix.
Notre inventaire de ces eaux usées ne serait pas consciencieux s’il passait sous silence les segments consacrés à la télévision et qui révèlent éventuellement l’espèce de médiapathie (9) de Manfredi. Toute contente de retrouver la télévision en prison, la narratrice zappe et tombe sur un programme avec Nabilla. Elle avoue son obsession pour cette conne (c’est une affaire de réciprocité entendue), mais pour bien enfoncer le clou, elle nous avoue qu’elle s’est fait une rapide branlette «l’autre jour sur Canal» en voyant Nabilla «[écarter] les cuisses» (p. 23). Toutefois cet énième cliché est aggravé par le fait que notre héroïne rêve d’être invitée à la télévision parce qu’elle a écrit un livre ! (10) Elle «attend ce jour où [elle] sera convoquée à la télé» (p. 115). Elle «sera à côté de Jean d’Ormesson et [elle écoutera] des citations» (p. 115). À la lecture de cette accumulation merdeuse, comment ne pas postuler que Manfredi est encore une fois très proche de son personnage, qu’elle s’est probablement longtemps représentée en train d’être soumise à la question melliflue de Busnel ? (11) Quelle satisfaction cela a dû être pour elle lorsqu’elle a reçu la notification de son invitation chez son héros ! Espérons que cela se reproduise bientôt, sinon elle pourrait y aller d’une dépression et commettre un mass murder. Mais, dans le même temps, quelle misère intellectuelle pour la littérature que de présupposer qu’un livre ne peut avoir de destin que s’il est encouragé par un marchand populaire de navets ! Tout comme sa petite barbare, Manfredi s’est écroulée dans le poison de la vie facile et elle ne semble pas détenir l’antidote (cf. p. 60). Allez, une suggestion pour guérir : recevoir une invitation de Busnel et lui répondre par une lettre enragée, pleine d’injures et de menaces, puis accompagner ce premier soubresaut par une reddition fracassante du prix Régine Deforges (12). Bref, devenir un écrivain, faire le choix de se séparer de tout ce qui nie phénoménalement, et même ontologiquement la littérature dans notre pays. Je sais naturellement que Manfredi n’en fera rien : sa nullité est telle qu’elle ne sera jamais autre chose qu’une écrivassière, et, par ailleurs, elle est bien trop amoureuse des médias et des médiocres (13) pour risquer d’être évaluée par d’épouvantables solitaires.
Et, au fait, qu’en est-il du Youssouf Fofana du roman ? Il s’appelle Esba, c’est un Black qu’elle connaît depuis qu’elle a treize ans. Seriez-vous surpris si je vous disais qu’il a «la peau trop bronzée pour finir bien» (p. 27) ? Pas le moins du monde je l’espère. Avec Esba, nous sommes perpétuellement remisés dans du sous-Faulkner pour amatrices de Virginie Despentes, encore que ce n’est même pas ce terme qu’il faudrait employer tant Faulkner, du haut de la moindre de ses onomatopées, écrabouille la prose de Manfredi comme un encombrant moustique. Mais si nous nous reportons à Faulkner, c’est à cause de ce segment désopilant où la narratrice nous décrit les effets d’Esba sur son tempérament : «Du bruit et de la fureur, voilà ce qui germe dans le cœur de mon cœur. Ça gronde, c’est un orage et aucun présentateur météo ne pourra prédire où il va s’abattre» (p. 27). Ensuite, une fois que le crime a eu lieu, «Esba garde le power» (p. 73). C’est un homme fort, un pilier, un guide spirituel pour la petite barbare au cas où l’on aurait du mal à comprendre la signification de cet agrégat de retentissantes banalités. Il est même «un ami virtuose de la colère», monté sur des «jambes qui ont franchi tant d’obstacles» (p. 126). C’est un «prince noir désinvolte» qui a des «yeux de fou» (p. 126). Néanmoins, malgré toute l’excitation communicative qui peut se dégager d’Esba, la vie «stagne comme un jaune d’œuf trop cuit» (p. 35). La narratrice fait des plans sur la comète et il vaut la peine de les citer en intégralité tant ils sont désolants de nullité : «Personne ne nous entend, le feulement de nos baskets ne laisse rien présager de la révolution qui verra le jour. Une nuit comme une autre, tout explosera et nous serons relax à nos fenêtres tandis que d’autres galoperont dans tous les sens, leurs livres de lièvres érudits sous le bras. La pièce, il y a longtemps qu’on l’a écrite mais aucun d’entre eux ne l’a lue. Ils la vivront en live, nous tirerons les ficelles de leurs vies de marionnettes de la fraternité et ils viendront mendier l’armistice de notre rage. Nous envahirons les Champs de cette existence du pire que nous avons bâtie sans même qu’on nous regarde. Ils ont laissé la mauvaise herbe pousser sous leurs discours de progressistes planqués et aujourd’hui, c’est le venin de l’herbe folle qui s’infiltre dans leur téléfilm» (p. 35-6).
Pour en finir avec ce titanesque navet, nous signalerons que pour bien insister sur la force d’Esba, pour bien accentuer sur son côté pilote de meute, la petite barbare nous décrit les autres hommes comme des faibles (à l’exception toutefois du Dr. Neveu qui a su écouter ses mièvreries sur Duras). Comment donc revendiquer la faiblesse des hommes ? Je vous le donne en mille : un des gardiens de la prison ainsi que le directeur se font sucer par la petite barbare, et les deux succombent à ce charme exotique de la fellation (cf. pp. 85-8, 110 et 119-122), nous révélant du même coup la façon simpliste dont les portes de toutes les prisons sociales peuvent s’ouvrir. Nous sommes de la sorte très heureux d’avoir appris que l’on peut sucer pour réussir, et ces taillages de pipes en règle, au propre, nous disent peut-être au figuré ce qu’il a fallu grimper comme barreaux de l’échelle éditoriale pour parvenir à publier cette fumante bouse.

Notes
(1) Paru initialement aux Éditions Belfond (2015), ce navet est sorti en format petit légume chez Pocket (2016). Comme nous ne voulions pas dépenser trop d’argent dans ce légume, nous avons opté pour le gabarit miniature.
(2) Son patronyme est ainsi orthographié sur le site de Belfond alors qu’on le retrouve ailleurs sous la forme plus conforme de «Lenartowicz». S’agit-il, avec ce possible lapsus calami, d’un acte inconscient de sa part, d’un refoulement causé par la honte d’avoir dû écrire quelque chose qu’elle ne pensait pas sur ce roman ? L’affaire est psychanalytiquement passionnante.
(3) Blogue qui s’appelle Laisse parler les filles et qui n’est qu’une insipide anthologie de lapalissades.
(4) Gregory Mion, L’Amérique cinquante et des poussières (Éditions Unicité, 2016). C’est en lisant le roman que l’on comprend pourquoi les droits sont logiquement destinés à cet hôpital.
(5) Voici la description de la victime : «Il est passé là, devant, la mèche à claques, billets in the pocket. Le sourire j’aime la vie. Je m’amuse, je suis étudiant et mon avenir est tracé sur des rails que vous n’emprunterez pas. Mon père est dans la pub, ma mère bulle à la maison et j’ai déjà du bide car je suis bien nourri.» (p. 67). Et voici la description des bourreaux : «Rien que des gosses enragés nés au mauvais endroit qui ont tiré la carte du religieux comme alibi de leur misère et ont tout mélangé dans le mixeur de la haine» (p. 69).
(6) Manfredi a l’outrecuidance de se réclamer de Larry Clark, cinéaste de l’adolescence déglinguée, si bien qu’elle fait de son navet un possible point d’entrée pour comprendre le désœuvrement d’une certaine jeunesse française, asphyxiée par la vie en banlieue malfamée et ne rêvant a fortiori que d’une chose : la richesse à tout prix (symbolisée par l’avenue des Champs-Élysées dans le roman). Cette réduction des aspirations d’une jeunesse que Manfredi n’a pu apercevoir qu’à travers les fenêtres d’un autobus ou d’un RER est sinon approximative, du moins férocement indigente.
(7) Le lien entre le dénuement financier et la radicalisation politique des mentalités est repris un peu plus loin : «[…] ces geignardes privées d’oseille qui finissent par voter Marine Le Pen parce qu’elles ont tout perdu» (p. 82).
(8) En face du Dr. Neveu, voici ce que la narratrice ressent : «Offert et nu mon visage se transforme en un territoire fait de failles dont il [le Dr. Neveu] est le sismologue minutieux» (p. 34).
(9) Pourtant nous pouvons lire une critique assez nette de l’exhibition photographique (cf. pp. 91-2). Rappelons du reste que Manfredi n’est pas la dernière de la classe pour s’exhiber sur les réseaux, ce qui rend sa réflexion romanesque encore plus drôle.
(10) «Puis j’ai écrit un livre et ça dessine le destin […]. Un bouquin c’est pas le paradis, c’est un ciel de flammes» (p. 115).
(11) «Et si je passe vraiment à la télé, comment je ferai ? J’aviserai le moment venu mais j’ai quelques exigences : un fond de teint clair pour accrocher la lumière et une petite coupe de champagne pour fêter ça. Surtout, ne me collez pas à côté d’un universitaire ou d’un bobo à mèche qui s’habille pauvre et dégobille sur les mérites de la mixité sociale et du vin de l’amitié échangé sur les attristantes terrasses de l’Est parisien, je ne peux pas les blairer. Projetez-moi quelques photos de Marguerite et soyez gentils, ne la coupez pas au montage. Dans l’idéal, j’aimerais en vendre un paquet et, avec le fric, loger ma mère et son tour de chant alcoolisé dans un pavillon où elle sera à l’abri des quolibets et pourra s’époumoner tranquille vêtue de cette éternelle doudoune rose seconde peau sans laquelle elle ne serait plus la même» (p. 130).
(12) Oui, malheureusement, il s’est trouvé des personnes visiblement dotées d’un cerveau pour décerner à La petite barbare un prix de littérature.
(13) À cet égard, on éclate de rire en lisant sa fictive dénonciation du putanat et des réseaux (cf. pp. 40-1).

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