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27/01/2016

Marien Defalvard, un mémorial, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Zohra Bensemra (Reuters).

3509668763.jpgDu temps qu'on existait.





«Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.»
Arthur Rimbaud, Illuminations.

«C’était bien lui, ce fou, cet insensé sublime…
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !»
Gérard de Nerval, Le Christ aux oliviers.


Pour paraphraser à peu de chose près les premiers mots d’Être et temps, on dira que Marien Defalvard est tombé dans l’oubli et que cela est fort regrettable. Ce n’est pas lui reprocher de ne pas avoir publié d’autres textes depuis Du temps qu’on existait (1), c’est, malheureusement, faire le constat d’une époque où le public se couche devant les escrocs et les rastaquouères de la littérature. Paru en 2011, Du temps qu’on existait, seul roman à ce jour de Marien Defalvard, semble appartenir à une sorte de préhistoire éditoriale tant il a coulé d’eaux usées sous les ponts littéraires de France en à peine un quinquennat, chaque année qui passe étant comme l’ouverture d’une grosse et indécente vanne supplétive depuis laquelle se lance une puissante giclée impure, indigeste bouillon, méta-dysenterie de cérémonies médiatiques et de rites fracassants, éjaculant un faramineux tout-à-l’égout d’où s’arrachent de plus en plus péniblement des romanciers qui ne veulent pas sentir mauvais ou qui aspirent à des naissances moins scélérates. Avec Marien Defalvard, nous tenions l’un de ces forçats qui escaladent à mains nues les parois souvent répugnantes des lettres contemporaines, nous l’avions entraperçu gêné, sûrement consterné, faire la conversation avec quelques débiles profonds de la télévision, puis nous l’avions entendu sur les ondes radiophoniques, plus détaché, mieux assis dans son verbe unique, après quoi il devait disparaître comme disparaissent les vieillards qui ont dépassé un siècle de vie, doucement mais certainement. On prononça l’éloge funèbre en célébrant d’écrasantes nouveautés, et en avant, en route vers de meilleures destinations, lucratives autoroutes ! Remisé au cimetière des écrivains indociles et hors-contexte, Marien Defalvard est aujourd’hui une sépulture mal fleurie, de surcroît guère entretenue ces derniers temps, sur laquelle il y eut beaucoup de crachats mollardés et peu d’hommages rendus. Par contraste avec cette vision famélique d’une pierre tombale retirée dans sa mousse et sa mauvaise herbe, on ne compte plus les mausolées que certains se bâtissent de leur vivant, les lieux de culte qu’ils s’arrangent, les monuments qu’ils s’achètent et qu’on leur édifie avec toute l’impudeur du monde; on n’en a que pour ces fichtrement sordides esbroufeurs et on en redemande, on se gave de ces fallacieux et on se moque des timorés qui ont le talent et qu’on accuse volontiers d’être vantards à la place des vantards ! Qui n’a jamais ressenti de malaise en circulant entre les dalles pourrissantes d’une nécropole où s’élèvent dans d’autres carrés de gigantesques caveaux de famille ? Voilà ce que nous ressentons à la pensée d’un Marien Defalvard séquestré dans son intelligence, chahuté par d’improbables médiocres et tous de connivence, vilipendé par la jalousie déplacée des sumos de la bêtise, ex-voto qui ne résiste dorénavant que par l’inscription de quelques syllabes impérissables, par un titre apposé sur le marbre et qui restera forcément, Du temps qu’on existait, donc, roman écrit pendant l’adolescence orléanaise de son auteur et qui bouscula plusieurs semaines durant les propriétaires de l’opinion, avisés des réels biceps de ce livre qui renvoyait à leurs études les multiples tacherons de l’écriture qui prospèrent dans notre pays.
En attendant que Marien Defalvard se relève de sa mise en bière factice (car il est sûr que ce moment viendra), nous voudrions procéder à un revival de son livre, pour exprimer ô combien les pages de Du temps qu’on existait devraient être lues ou relues, ne serait-ce déjà que pour refroidir les marécageux magmas qui se faufilent dans de trop nombreuses cervelles crédules et peu regardantes de ce qui se publie ! Est-ce le roman d’un prétentieux qui se serait appesanti sur le thème de lui-même, Narcisse se mirant et se congratulant ? Est-ce le coup monté d’un cartel de nobles messieurs qui n’ont pas le courage de se dénoncer et qui travaillent dans l’ombre d’un éditeur aux abois ? Est-ce encore un faux roman, un de ces textes ankylosés qu’on attaque parce qu’il ne s’y passerait rien, vides de tout et pleins de l’ego de ceux qui les composent ? Ces questions, toutes aussi scandaleuses les unes que les autres, ont été posées par de vagues écrivassiers du journalisme pute-borgne, dubitatifs d’opérette qui doutent de ce qui les déborde, prodigieusement recasés dans la géométrie de leur nullité, peut-être au fond d’eux-mêmes agacés d’avoir compris que Marien Defalvard, avec son roman, venait de détruire tout ce qu’ils encensent de coutume, et, faute d’avoir été publiquement admiratifs, ils ne l’ont sans doute été qu’en secret, en se travestissant sous des costumes de donneurs de leçon, s’égarant en formules, en petites phrases, ridicules mais bien campés, bien stabilisés dans leurs canapés luisants où l’usage veut qu’ils défendent les médiocres qui les font vivre et qu’ils s’en prennent aux dragons qui pourraient les brûler vifs. Ils ne peuvent pas avoir lu sérieusement Du temps qu’on existait, non, ils ne le peuvent pas, ceux qui sont montés au créneau et qui ont déblatéré sur notre jeune romancier, d’habitude si prompts à pardonner les daubes embarrassantes des amis, les rinçures des acolytes, ce faisant très soucieux de persévérer dans le réseau qui rend possibles leurs abominables velléités artistes, car tout journaliste, tout pseudo-chroniqueur qui se pique d’être consulté par tel ou tel éditeur ou qui reçoit des services de presse avec des dédicaces serviles, tout journaliste de cet acabit est détenteur d’un putassier manuscrit qui ronfle dans un tiroir et qui ne sera un jour publié qu’en échange d’un article commandé ou d’une parole conditionnée (tuez Marien Defalvard, par pitié, tuez-le, car si vous l’encensiez, vous, vous en particulier, si vous le souteniez même obliquement, l’on trouverait suspect que vous encensiez par ailleurs ma prose de buffle chichiteux !). On les imagine bien toutes les discussions cabalistiques de ces mauvais perdants, vaincus par plus fort qu’eux, à la régulière, par un gamin qui n’avait que seize ans lorsqu’il acheva d’écrire le roman que nous n’attendions plus, que l’on n’osait plus se figurer tant les devantures de nos librairies affichent des livres qui manquent désormais de se confondre avec des lots de kermesse, tapageurs, criards, enturbannés de bandeaux publicitaires, faits de vociférations admirées par des marmots et des imbéciles matures qui voudraient vociférer encore plus bruyamment. Il a du reste entièrement raison, le narrateur que Marien Defalvard suit à la trace, lorsqu’il annonce, avec un dédain magnifique, que notre «maintenant» est contaminé par le virus épidémique de l’imbécillité (cf. p. 38).
Pour entrer dans cette œuvre, au moins deux hypothèses : d’une part, considérer qu’il y a deux voix, celle qui assiste à l’enterrement au début et à la fin du livre, celle qui va se désister pour que l’autre se dresse, puis celle de celui qui est mort et qui nous informe de ce qu’il a été; d’autre part on pourrait supposer qu’il n’y a qu’une seule et même voix, celle du mort, voix d’outre-tombe qui médite autour de la fosse, avant et un peu après l’inhumation, l’élocution grave et concernée, voix hyper-herméneutique qui peut tout expertiser, qui peut prendre les mensurations de la vie terminée pour lui adjuger une signification passablement satisfaisante. Nous choisirons la seconde hypothèse pour notre lecture.
Loin donc de n’être que la fanfare d’un Moi conquérant qui jubilerait de ses capitaux psychiques, Du temps qu’on existait donne la voix à un homme qui se soustrait (cf. p. 19) pour mieux faire parler la vie autour de lui. Juché sur ses propres obsèques à Coucy-le-Château-Auffrique (cf. pp. 11-5), défait par la mort à l’âge de quarante-neuf ans, le narrateur se sent de trop, mélancolique, nauséeux comme le Roquentin de Sartre obnubilé par la racine du marronnier, qui prend conscience qu’il aurait très bien pu ne jamais exister et que le monde ne se réduit pas aux fonctions qu’on voudrait lui attribuer. Être mort pour recommencer le chemin, pour reprendre la vie depuis le début et voir les choses autrement, à la racine, tel est l’un des enjeux possibles du roman. Il s’agit moins de reconquérir le Je que de faire revivre les alentours de la conscience, les visées d’abord incomprises, les aspérités qui ne se révèlent que dans le contretemps d’une réminiscence, conscience qui sait dorénavant son propre éclatement et se définit comme pure embrassade de la vie, pure intentionnalité dirait Husserl, conscience phénoménologique qui est toujours conscience de quelque chose. On assiste ainsi à la remontée d’une pente mémorielle, au ressouvenir d’un aristocrate qui revit et qui revoit les parages de son existence, extralucide à présent qu’il bénéficie de la focalisation omnisciente du mort, mémoire en marche, en randonnée, qui cueille des sensations comme on ferait un herbier, qui se promène comme un rêveur faussement solitaire digne de Rousseau (cf. p. 146). En effet la solitude n’est que d’apparence, parce que la vivacité de ce qui se meut dans les souvenirs de cet homme est un fabuleux surpeuplement, une preuve de soustraction de soi au contact de la vie partout ébouriffée, tenace, populeuse en fin de compte. Que l’homme ait jadis manqué son présent et sa conscience immédiate n’est qu’une partie remise, un relais transmis à la conscience maintenant réfléchie. Il est par ailleurs si enrichi de souvenirs que son écriture prétérite établit une meilleure jonction avec son vécu (cf. p. 74). En Baudelaire ressuscité, il détient un cortège de souvenirs si vaste qu’on oserait dire de lui qu’il a respiré mille ans de vie.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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