Tristesse et joie de la parole (25/04/2019)

Crédits photographiques : Lannis Waters (The Palm Beach Post via Associated Press).
«La corruption de l’homme est suivie par la corruption du langage. Quand la simplicité du caractère et la souveraineté des idées sont rompues par la prédominance des désirs secondaires […], et que la duplicité et le mensonge prennent la place de la simplicité et de la vérité, le pouvoir exercé sur la nature en tant qu’interprète de la volonté est perdu jusqu’à un certain point; on cesse de créer de nouvelles images, et les mots anciens sont détournés pour représenter des choses qui ne le sont pas; on se met à employer de la monnaie de papier quand il n’y a plus d’or ni d’argent dans les caisses».
Ralph Waldo Emerson, La Nature [1836] (Allia, 2004), pp. 36-7.


Il y a, entre l’homme contemporain et le personnage de l’une des nouvelles les plus connues de Henry James, La Bête dans la jungle, une parenté plus que troublante. Comme le bonhomme pathétique du romancier, nous restons persuadés que quelque chose, événement ou bond d’animal fabuleux, doit survenir pour trancher le fil mollement tendu de nos journées sans saveur ni éclat, incapables que nous sommes de tisser un quelconque motif dans le tapis. Et, comme ce même personnage qui laisse se consumer à ses côtés, sans paraître même s’en douter et durant des années la femme qui l’aime et qui mourra à petit feu, nous sommes parfaitement incapables de comprendre la triste évidence : rien, jamais rien ne nous arrivera.
Soyons généreux car, malgré le fait que Enrique Vila-Matas ait jugé bon d’illustrer le mal qui nous ronge par un compendium relevant un grand nombre des occurrences littéraires de ces hommes creux inventés par des romanciers comme Melville (qui ne se souvient pas de son Bartleby ?), cette attente illusoire n’est le fait ni de tel intellectuel ni de telle frange de la population qui serait davantage sensible à l’eschatologie, dût-elle s’affubler des déguisements infantiles de la trilogie Matrix. Au contraire, cette attente me semble partagée, même si elle ne sera alors jamais rien d’autre qu’une espèce d’espoir à vide et dépourvu de signification véritable, par la presque totalité de nos concitoyens qui attendent et ne font rien d’autre qu’attendre si ce n’est, disent ces doux, tuer le temps, ce qui est tout de même déjà faire quelque chose. Nous attendons donc, au choix, un avenir meilleur, notre avancement au sein de l’entreprise qui nous emploie, un retour à la croissance des exportations françaises, la publication d'un manuscrit, moins prosaïquement l’homme ou la femme qui changeront le cours de notre vie. Il paraît même que certains, à n’en pas douter les plus optimistes, attendent d’ores et déjà ce qu’ils savent pourtant devoir les décevoir, la prochaine rentrée littéraire et son lot considérable de chef-d’œuvres. Ces derniers sont donc les plus acharnés de nos perpétuels patients (à tous les sens de ce terme) puisqu’ils guettent, à n’en point douter, le miracle.
Au moins dans un cas cependant, cette attente devient exacerbée, à vrai dire apocalyptique, lorsqu’elle est le fait d’une infime partie d’une caste elle-même fort réduite qui a pour nom : les écrivains. Car ces derniers, du moins les plus lucides d’entre eux (je n’ai pas besoin de préciser qu’il s’agira, ipso facto, des plus pessimistes) ne peuvent décidément se résoudre à une coupable résignation. Ils attendent eux aussi, comme le triste sire ayant pour nom Marcher dans le conte de James, qu’un événement inouï ait lieu : mieux, ils le souhaitent, ils iraient même, pour les plus téméraires, jusqu’à l’exiger sans toutefois le provoquer puisque leur action, apparemment, supprimerait la surprise de cet événement considérable. Mais qu’attendent donc ces Caïn Marchenoir de salon, ces apôtres de papier qui, comme leur lointain ancêtre Judas, n’en finissent pas de réclamer l’apparition et le triomphe du Sauveur qui par la force s’il le faut rétablira leur Royaume dans ses privilèges abolis ? Cet événement et cette action violente seraient une révolution dans le langage, dans les mots de tous les jours, aussi usés que des pièces sales de monnaie, aussi vermoulus, depuis que l’immense termitière médiatico-journalistique s’y est installée, qu’une poutre plusieurs fois centenaire. Il s’agirait ainsi, dans l’esprit de ces téméraires, de jeter bas l’immense prison qui embastillerait la langue française et de la commotionner durablement par le choc d’une langue qui serait, comme l’écrit Paul Celan, au nord du futur.
Ce noble rêve n’est en aucun cas celui de quelques cervelles mystiques. Il n’est pas plus le fruit pourri patiemment nourri par un groupuscule hagard de terroristes à tendance millénariste. Ce songe est bel et bien celui d’une poignée d’auteurs qui, comme le père Hugo, rêvent d’affubler le dictionnaire d’un bonnet rouge. Pourtant, la tentation n’est pas nouvelle qui, bien avant le Babel de Roger Caillois, fait écrire au troubadour Raimbaut d’Orange qu’il souhaite, en utilisant des mots «précieux, obscurs et colorés» et en les «grattant», ôter la rouille qui les souille comme les vieilles pièces de monnaie se recouvraient jadis de vert-de-gris et perdaient rapidement toute valeur, allant même jusqu’à se démonétiser comme s’il s’agissait d’assignats, précise Caillois dans le même ouvrage. Disons tout simplement que cette tentation est devenue à présent, pour qui espère faire acte de parole ou de création, une obligation. Nous sommes assignés à faire comparaître les mots malades, galvaudés, amoindris. Nous y sommes obligés, au sens ancien de ce mot qui définit aussi, à notre endroit, un devoir rien de moins que plaisant. Aujourd’hui plus qu’hier, les mots que nous utilisons tous les jours à hue et à dia, les mots dont le journaliste use et mésuse sans en connaître ni même soupçonner trop souvent le sens profond, enfin les mots, plus précieux que des bibelots sonores, que l’écrivain lui-même assemble en de savantes phrases, n’ont plus de valeur c’est un fait ou alors ils auront la valeur ridicule que leur prêtera le premier tartuffe venu. Les mots sont «pipés» précise ainsi Georges Bernanos au retour des tranchées de la Grande guerre ou, dans une image extrême due à Armand Robin, ils sont parqués dans un «camp de concentration verbal», mutilés puis exécutés sans cérémonie à moins que, comme nous le dit George Orwell, nous réservions au langage le lent et insidieux dépérissement d’une réduction drastique de son extraordinaire polyphonie : alors la langue deviendrait rapidement une espèce de novlangue se réduisant à quelques mots sur la plate signification desquels veillerait la police des esprits.

La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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