Les Séditions de Karl Mengel : tentative (et tentation ?) de lecture bisexuelle (21/09/2009)

David Nebreda, 1983-1989
Photographie non titrée de David Nebreda extraite de la série 1983-1989, in Autoportraits (2000) publiés par les Éditions Léo Scheer.

21IXZ5uGQ2L._SS500_.jpgÀ propos de Les Séditions de Karl Mengel, un livre de la collection M@nuscrits publié par Léo Scheer (2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).


«Un problème est quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi, mais que je puis par là-même cerner et réduire — au lieu qu'un mystère, est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé, et qui n'est par conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de l'en moi et du devant moi perd sa signification et sa valeur initiale
Gabriel Marcel, Le Mystère de l'être (éd. par l'Association Présence de Gabriel Marcel, 1997, l'auteur souligne), p. 227.

«Sans soute est-il toujours possible […] de dégrader un mystère pour en faire un problème; mais c'est là une procédure foncièrement vicieuse et dont les sources devraient peut-être être cherchées dans une sorte de corruption de l'intelligence. Ce que les philosophes ont appelé le problème du mal nous fournit un exemple particulièrement instructif de cette dégradation.»
Ibid., pp. 227 - 228.


Tant de ruses d'écolier visiblement peu à l'aise et surjouant un calme illusoire, celui d'un espion doublé d'un tueur ayant appris son rôle dans un roman de Tom Clancy plutôt que dans les sentines obscures des services spéciaux, tant de masques grimaçants ou inutilement joueurs comme Sir Emmanuel ou Ludivine Cissé, tant de jeux de mots vains et douteux (Hiller et Mengel ne vous évoquent-ils donc rien ? Parfois, quelques très discrètes remarques disséminées dans Les Séditions comme p. 118 où nous lisons : «Il n'y a pas meilleure caution qu'un mandarin new-yorkais, juif de surcroît, quand on veut exercer dans les cercles qui comptent», nous font soupçonner un antisémitisme que l'on prétendra, prudemment, purement fictionnel), tant de détours et de chemins qui ne mènent nulle part ou plutôt à quelque cellule interlope des Chandelles pour aboutir à quoi ? Un grand livre au moins ?
Non.
Un livre tout de même intéressant ? Je vous vois déjà froncer le sourcil, quoi donc, diable de grincheux, pas même cela ? Attendez, je corrige ma phrase dans ce cas : un livre, un premier livre, un premier roman d'auteur tout de même ? Oui, peut-être, et c'est l'unique bon point que je donnerai à Karl Mengel dont les masques ne suffisent tout de même pas à occulter l'incontestable unité de la voix, d'un style, que l'on aime ce dernier ou pas, capable d'une ou deux fulgurances de lucidité en quelque deux cents pages, comme celle-ci (p. 123) : «Je serai cynique au creux de la chair étalée, je dirai que je sais et je lâcherai prise. Au bout du compte, pourtant, je déjeunerai seul, car je suis une absence de plus en plus marquée, un vide qui se creuse et se fait chaque jour plus voyant». Est-ce, cependant, suffisant ? Bien sûr que non. Ces petites saillies un peu trop appliquées rendent même le fonds sur lequel elles se détachent d'une platitude digne du papier peint qu'Éric Chevillard colle par grands lais dans son petit meublé Ikéa.
Ce style qui est celui, à l'évidence, d'une seule personne plutôt que d'une chorale pessoenne suffit-il a créer une unité narrative et un livre qui vous tiendraient de bout en bout en haleine ? J'en doute, et cela quoi qu'en pensent quelques très piètres lecteurs, qui brodent une layette pour phocomèle plus qu'ils ne dissèquent véritablement le livre qu'ils paraissent avoir lu d'un seuil œil, ici et même là, c'est dire.
Double échec donc pour Karl Mengel.
Car, si l'auteur a tenté de mimer, par la multiplicité discordante de ses voix intérieures qui fait perdre son latin à son propre psychanalyste (pp. 118 et sq.), un roman polyphonique, celui-ci est incontestablement raté puisque jamais le style de l'écriture ne varie d'un iota (ou d'un alpha, notre auteur se piquant d'être hébraïsant voire kabbaliste) et que ce style est celui d'un de ces affabulateurs aimant s'entourer de stars de trentième zone et de starlettes dont l'histoire ne garde, au mieux, que le grain de sable d'un fait divers ridicule et atroce, mythomanes-nés dont le seul talent incontestable semble celui de signer un improbable Guide touristique à l'attention de trentenaires à la vie aussi dorée que parfaitement futile.
Si les auteurs plus ou moins phantasmés s'abritant sous le crâne, que l'on devine tout de même moins orageux que celui du célèbre sourd de Blaise Cendrars, d'un seul homme ont tenté au contraire de se réunir, le temps de l'écriture d'un livre, pour faire taire leurs chamailleries et faire s'écouler leur cacophonie par un unique canal qu'on eût pu appeler romanesque, c'est encore raté, tant les syncopes narratives qui trouent notre roman, au lieu de lui donner toute la profondeur suggestive du non-dit, le sur-intreprètent et, finalement, l'aplatissent. Much ado about nothing pourrait être la phrase conclusive du livre de Karl Mengel. C'est en tous les cas la pensée du lecteur que je suis : pas une seule fois, je n'ai senti la présence de cet étrange, miraculeux même, objet que l'on appelle un roman. Un livre ? Paraît-il, oui, même si son auteur, prudemment, évoque, sur le site de Facebook qu'il a créé pour sa publication, un artefact.
Tant de contorsions pour aboutir dès lors et seulement aux Séditions, un petit livre de Karl Mengel beaucoup plus compliqué qu'il n'est véritablement complexe, l'histoire, fort simple, d'un homme (donnons-lui, l'espace de cette note, cette bien vilaine identité affreusement anthropocentrique et même, très laidement occidentale), succédané meurtrier de Sean Bateman adepte du branding et des jappements de caniche noir qu'est Marylin Manson, mélange tendancieux plutôt que tendance d'un Moravagine polymorphe faisant une virée bourgeoise dans le bordel décrit par un Lautréamont nain, artiste de la chair à la petite semaine, Carlos Wieder triquard à la sexualité et à l'identité multiples qui séduit, fait l'amour, se fait torturer, ment, espionne, dit la vérité et tue.
L'histoire, bien sûr, ne fait jamais, seule, un bon ou un mauvais livre, y compris celle qui a été mille fois éventée par le genre policier, métaphysique entre tous selon Siegfried Kracauer, un genre auquel ce livre n'appartient même pas, non parce que je l'aurais décrété mais parce que son auteur, appelons-le, provisoirement qu'il se rassure, Karl Mengel, affirme qu'il a visé plus haut et nous a proposé une quête, une quête métaphysique je le suppose, comme le sont toutes les quêtes véritables, métaphysique étant je crois le seul adjectif pourtant véritablement absent de l'entretien accordé par Karl Mengel à Florent Georgesco, adjectif que, par charité pour l'auteur et celui qui l'interroge, nous affirmerons qu'il a été tu volontairement, alors que le mot quête, lui, est bien écrit (p. 127) mais immédiatement déprécié.
La quête de notre auteur étant donc celle d'une métaphysique apophatique, semée d'embuches comme la trame de toute quête qui se respecte se doit d'en offrir les épisodes grotesques ou remarquables, notre héros aux mille masques, comme le diable des Veilles de Bonaventura, parviendra-t-il à la mener jusqu'à son terme ? Une fois de plus, cher lecteur, me rétorque l'hypothétique défenseur des Séditions, vous manifestez, par l'usage de ces vieilles catégories complètement dépassées, une méconnaissance flagrante sinon totale des enjeux hypermodernes du livre de Mengel, qui illustre le retournement de toute quête non point en son contraire, en échec donc, mais en sa suspensive procrastination. Ah, bien, d'accord, c'est donc cela qu'être moder... pardon, hypermoderne.
Donc, si je comprends bien votre réponse elle aussi furieusement moderne, notre livre serait la preuve éclatante que la quête animant toute écriture un peu sérieuse, voire l'art tout entier, serait une de ces billevesées réactionnaires fort heureusement mise à mal par les coups de butoir de Nietzsche (d'ailleurs cité en exergue par l'auteur) puis Foucault, Lacan et Derrida ? Mais alors, pourquoi diable ne pas avoir tiré de cette évidence une quête... retournée, parodique, un peu comme celle qui anime les personnages de Joyce et de Sabato, plutôt que de pester contre la «prétendue binarité occidentale, le gnosticisme et la peur de mal faire» (p. 89) ? Pourquoi ne pas avoir encore inscrit cette quête, aussi négative qu'on le voudra, dans la chair même du texte, selon, d'ailleurs, une des remarques de Mengel lui-même qui écrit (p. 54) que la «dérive identitaire» de son personnage «corrompt jusqu'à la syntaxe la plus simple», ce qui n'est qu'une image puisque la langue de Karl Mengel me semble aussi naturelle que le reste de son attirail de tueur du dimanche et que, si le personnage de l'auteur accepte de se faire excorier la chair, il ne souffrirait point de ne plus maîtriser sa syntaxe ? Allons allons, cher monsieur, ces auteurs-là aussi sentent un peu le moisi, ne trouvez-vous pas et quant à votre dernière espérance, elle sera, grâce à vous espérons-le, tout l'objet du deuxième roman de Karl Mengel.
Cible, pourtant unique, ratée, même après les envois consécutifs de six lances, ce qui, pour un tueur professionnel, est une faute pouvant signer un licenciement... expéditif. L'écriture, au demeurant sèche et précise, ne dédaignant pas la narration à la différence de celle d'un David Peace et quelques retournements de situation qui ne sont pas vraiment des mises en abyme, n'en est pas véritablement une puisque, selon les dires mêmes de l'auteur de ce livre, ce dernier a été écrit derrière un écran : sa structure, mot bien exagéré pour signifier une juxtaposition de courts chapitres qui n'ont pas forcément de lien chronologique entre eux, est d'emblée grevée par la matrice, virtuelle, ayant présidé à la naissance (ou, ici, couvaison ?) du monstre phocomèle, puisque les textes composant cet ouvrage ont d'abord été publiés sous forme de notes sur le blog des Séditions du Zœil.
C'est donc, Stalker, que vous n'avez tout simplement rien compris à ce livre puisque, comme vous l'affirmez, sa structure procède depuis le lieu même où il est né ! Cela, ne vous en déplaise, c'est l'écriture du XXIe siècle ? Ah bon, je ne le savais pas... Revenons donc au lieu de naissance de notre livre car, ma foi, si, selon la rengaine du pitoyable chansonnier français, on choisit pas sa famille, tout le travail d'un homme sera de lui donner sens, d'investir deux inconnus, une femme et un homme (ce point est aujourd'hui sujet à controverse paraît-il...) d'une histoire et d'un sens, et de rattacher, justement, les fils entre eux, bref, d'écrire ou plutôt, ici, de réécrire, la lecture quotidienne de notes n'ayant pas grand-chose à voir avec celle d'un livre digne de ce nom. Je sais Karl Mengel amateur de brouillages d'identités, de passerelles tendues entre des inconciliables mais, comme le meilleur pain de France, sans gluten, se réduit en quelques boulettes friables et peu appétissantes, le meilleur des romans, ce qui est assurément bien loin d'être le cas du livre de Mengel, se saponifie en un recueil de notes plus ou moins intéressantes s'il n'est pas réécrit, c'est-à-dire réinscrit dans la temporalité de la lecture véritable, celle d'un livre plutôt que celle d'un écran.
Sans ce ciment, loin de lire une fascinante histoire dont les fondations plongent dans un mystère impénétrable, nous n'avons plus sous les yeux qu'un ciment de mauvaise qualité, avec lequel il serait bien téméraire de faire tenir deux pavés de texte, tout simplement criminel de prétendre édifier une demeure aux mille pièces.
On me rétorquera encore, mêlant les pseudo-arguments dans un joyeux charivari cisséen : le personnage inventé par Karl Mengel n'est pas vraiment un espion ou un tueur mais un soutier du Renseignement, un homme interlope qui a du mal à définir sa propre identité, d'où une écriture qui s'efforce de devenir le paradigme d'une errance ontologique alors qu'elle n'est que simplement maîtrisée, non sans quelques facilités syntaxiques. On me répétera ensuite que les ellipses témoignent de la volonté délibérée d'ébranler toute forme de cohésion et d'abord, celle, autoritaire, du pronom personnel de la première personne du singulier et je répéterai à mon tour que c'est confondre un grand projet de livre s'auto-dévorant avec un petit bouquin mal fichu. On me serinera enfin que la vérité, à notre époque, ne peut plus se trouver que dans les ordures, comme l'affirmait Leonardo Sciascia dans un grand (et très court) roman. Je répondrai qu'il ne faut point mélanger le secret, ou plutôt, le misérable et malrucien monticule de petits secrets composant une biographie avec le mystère qui fonde une vie. Pour amadouer mon contradicteur, je serais même prêt à lui accorder un seul point : il y a peut-être un secret, non, un petit tas des secrets dans les Séditions mais, comme je n'ai absolument pas la complexion d'un Champollion, je me fiche de trouver le code réservant la traduction. Il n'y a en revanche, cela, je puis vous le certifier, aucun mystère dans cet ouvrage puisque, d'emblée, l'erreur est commise par l'auteur de nous donner la quintessence de son personnage : le rien, la capacité d'adopter toutes les poses ou l'incapacité d'en tenir une seule, l'inconsistance plutôt que l'inconstance diabolique selon Pierre De Lancre, la jouissance sado-masochiste de revêtir toutes les identités, endosser tous les paletots, quelque chose comme un mélange peu savant entre le personnage, fascinant, du danseur-visage de Frank Herbert et celui qu'imagine dans Triton le grand Samuel Delany, le père véritable de Karl Mengel, au cas où ce dernier l'ignorerait.
Du reste, il y a plus de mystère dans quelques lignes d'Orlando de Virginia Woolf que dans le livre de Karl Mengel tout entier (1) et je m'étonne que l'auteur n'ait pas davantage développé la thématique de l'immortalité, corollaire de celle de l'androgynat. Du reste encore, il y a des ellipses bien plus suggestives dans le plus grand des romans policiers du siècle passé (si l'on tient absolument à affubler ce roman génial et inclassable d'une triste et sotte détermination journalistique), Monsieur Ouine que dans les circonvolutions artificielles des Séditions.
N'en demandons tout de même pas trop à l'auteur d'un premier roman, même s'il fait parade d'être un professionnel de l'écriture et du masque et renvoyons-le plutôt à quelques saines lectures : d'abord, pour la fondation théorique, Le mystère de l'être de Gabriel Marcel et la remarquable et difficile Ontologie du secret de Pierre Boutang.
Ensuite, et puisque nous en sommes à faire classe à un élève plus fantasque que réellement doué, renvoyons-le à une autre lecture qui ramasse, de façon fulgurante, tout le propos de son livre, pour le coup devenu parfaitement inutile : «Le serment de secret (secret de métier) est naturellement à la base des sociétés éducatives à ségrégation sexuelle : écoles d’internat, couvents, loges, casernes, bagnes, bordels. Il les expose à deux contaminations immorales : au-dedans, à l’inversion sexuelle; du dehors, au noyautage policier des Services de Renseignements […]». Quel est l'auteur de cet extrait qui constitue le meilleur commentaire des Séditions, Karl Mengel ? Non voyons : Louis Massignon dans Parole donnée (Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1970, p. 208).
Enfin, d'un point de vue purement littéraire, le modèle que doit s'efforcer d'égaler puis, s'il en a la force, le génie et la démesure, dépasser, est bien évidemment le grand Melville qui écrivait en 1855, dans Benito Cereno (Flammarion, coll. GF, 1998, p. 107), l'un des plus fameux exemples, avec quelques nouvelles de James comme Le Motif dans le tapis, de subtilité et de non-dit : «Qu’êtes-vous en train de nouer là, mon brave ?
Le nœud, répondit l’autre brièvement, sans lever la tête.
Soit, mais dans quel but ?
Pour qu’un autre le débrouille, murmura le vieillard, en guise de réponse, faisant courir ses doigts de plus belle, le nœud étant maintenant presque achevé.»


Note
(1) Exception faite du tout dernier chapitre du livre, intitulé Belfast et de ce court passage (p. 176), assez beau : «Je regarde la mer en y trempant mon cran d'arrêt. C'est un soir de pleine lune, les étoiles se cachent dans la lumière d'une autre. Venue de très loin, modeste de son mystère, la houle fait se dresser l'eau contre le vent et j'y devine des chemins obliques, des trajectoires glissantes. Un horizon dansant.»

Photographie de l'auteur, intitulée Artefact en situation


Je laisse la place à ma chère Alexandrine Cliché.

«Les choses en étant arrivées à être ce qu’elles sont, on peut voir quelques auteurs collectifs employés par l’édition la plus moderne, c’est-à-dire celle qui s’est donné la meilleure diffusion commerciale. L’authenticité de leurs pseudonymes n’étant assurée que par les journaux, ils se les repassent, collaborent, se remplacent, engagent de nouveaux cerveaux artificiels. Ils se sont chargés d’exprimer le style de vie et de pensée de l’époque, non en vertu de leur personnalité, mais sur ordres. Ceux qui croient qu’ils sont véritablement des entrepreneurs littéraires individuels, indépendants, peuvent donc arriver à assurer savamment que, maintenant, Ducasse s’est fâché contre le comte de Lautréamont; que Dumas n’est pas Macquet, et qu’il ne faut surtout pas confondre Erckmann avec Chatrian; que Censier et Daubenton ne se parlent plus. Il serait mieux de dire que ce genre d’auteurs modernes a voulu suivre Rimbaud, au moins en ceci que «Je est un autre».
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (Gallimard, coll. Folio, 1996), p. 105.



Qui a écrit Les Séditions ? Un nommé Karl Mengel dont l’image légèrement floutée, sur une vidéo des Éditions Léo Scheer, entretient sciemment le mystère ? Le même qui tient un blog sous le nom d’Aloïs Hiller, l’un des pseudonymes du narrateur des Séditions ? Quelqu’un qui joue sur ces pseudonymes et les mots ? Qu’importe Cissé Ludivine, me dis-je, avant d’entrer, non dans un univers romanesque, mais dans un récit écrit, du premier au dernier mot, d’un point de vue interne verrouillé comme une forteresse, point de vue d’un narrateur espion aux multiples identités, un «je» bétonné dans sa paranoïa. On peut donc logiquement supposer que l’activité favorite (et la raison d’être) de l’auteur du livre soit dans la pratique internautique (lecture, écriture) qu’il transpose, dans le roman, en activité d’espionnage, ce qu’il laisse entendre dans cet entretien. En guise d’univers romanesque, nous n’avons donc rien d’autre qu’un monde absolument désincarné, inodore, sans saveur et surtout incolore, un simulacre où la couleur n’apparaît que dans quelques portraits et lors d’une séance de bondage où le nawashi voudrait retrouver le rouge… du Titien ! De multiples indices renvoient non à une expérience réelle de l’espionnage mais à l’activité internautique conçue comme de l’espionnage.
Face à Florent Georgesco et dans ce même entretien [voir la vidéo en dessous du texte, la même que celle indiquée en lien plus haut, NdJA], le supposé auteur du livre affirme que «la publication en ligne oblige à penser la réception du texte, non en lui-même mais dans sa forme. D’où ces chapitres courts […]» Un roman en chapitres courts, pourquoi pas ? À condition que les silences parlent encore, que les blancs, le non-dit, montrent ce qui ne peut être dit. Cette forme n’a pas attendu Internet pour advenir comme en témoigne Terrasse à Rome, ce beau roman de Pascal Quignard qui, en véritable écrivain, ne tient nullement compte de la réception du livre lorsqu’il écrit. Dans Les Séditions, les blancs voire les ellipses ne montrent rien d’autre que la vacuité de ce «je» espion, paranoïaque de son propre aveu, analogue à la vacuité d’un internaute qui passe son temps à «des sauts à Google Earth» (p. 109), épie autrui, tente de deviner les sous-entendus de son message sans jamais le rencontrer véritablement, fantasme… Comme dans les jeux vidéos le «je», plus retors, plus intelligent que les autres, qui fut un excellent élève, rappelle-t-il complaisamment, se sort de toutes les situations ou ressuscite miraculeusement, la violence est sans conséquences, les passages à tabac, des passages vides. Ce m@nuscrit est le roman d’un auteur hacker qui surfe sur la Toile comme son personnage sur les vagues à Beg an Dorchen, probablement un Assis, soutier de la traduction comme son narrateur est soutier du renseignement, qui compense une vie médiocre par la vie virtuelle : «La vraie vie de mes doubles, en fait, est d’une médiocrité à pleurer. J’imagine que ça les rend crédibles, au moins, — criants de vérité, en l’occurrence» (p. 108).
C’est en fait une autofiction sous le masque du roman d’espionnage, avec les marqueurs génétiques propres au genre : les séances chez le psychiatre, les souvenirs d’enfance, les particularités psychiques, dans le cas de notre «je» clos sur lui-même, le masochisme et la paranoïa. Karl Mengel déclare à Florent Georgesco que le monde n’intéresse pas son espion, qu’il vit les situations en fonction de l’intime, de sorte qu’il trouve son compte dans les tortures qu’il subit, qu’il est en quête d’une identité. «Un livre qui se moque du lecteur, qui le titille», assure Florent Georgesco, «qui le pousse dans ses retranchements», précise Karl Mengel, «c’est une machine à détruire l’identité», reprend Florent Georgesco, «la représentation de l’identité», corrige Karl Mendel. J’avoue que ce dialogue de haute volée m’a sérieusement «titillée», et j’adore être «titillée», mais Les Séditions, pas du tout. De quels «retranchements» parlez-vous ? Le masochisme, la bissexualité ? Las ! Quel ennui ! On lit, on voit cela partout, à une époque, la nôtre, où toutes les pratiques sexuelles (sauf la pédophilie, et encore, cela ne saurait tarder) sont non seulement entrées dans les mœurs mais font l’objet d’un commerce florissant, où le sexe est obligatoire, où le seul scandale, qui choque pour de bon, celui-là, est la chasteté ! La «sédition» d’Aloïs Hiller-Roman Cortès-Krèkrè Méfant-Karl Mengel-Cissé Ludivine et consorts n’est que simulacre. Réfractaire virtuel, ce «je» hétéronymique cache mal son vrai visage qui n’est autre que celui de la doxa que l’Occident tente d’imposer partout, le visage du nihiliste qui «tue comme on baise» pour entonner ensuite le couplet du tartuffe humaniste battant sa coulpe (1). Il prétend vouloir se perdre : «De toute façon, je ferai des choses pour me détruire» (p. 123). Eh bien, qu’il se détruise et cesse d’ennuyer le lecteur avec sa métaphysique à deux dollars !
Mais non, lecteurs qui vous ennuyez, vous êtes trop lourds pour comprendre le paradoxe du Crétois, ce n’est pas pour rien que je l’ai choisi comme épigraphe. «Tous les Crétois sont des menteurs». Variante : «Je suis un menteur». Faites un effort pour vous rappeler votre cours de philosophie en classe de Terminale ! Vous ignorez si c’est Ludivine, Hiller, Cortès, Mengel qui vous parle, c’est là que je vous titille, que je détruis la représentation sociale de l’identité, et surtout, que je pose, sous mon insupportable légèreté, la seule, profonde et grave question métaphysique digne de notre époque, celle de l’identité sur la Toile. Nous entrons dans l’ère numérique, vous devriez le savoir, notre identité sera mouvante, surfante, incertaine, nous danserons comme Zarathoustra au bord de cet abîme, voyez avec quelle grâce je danse déjà sur l’eau nue de ma vérité ! La Toile, vous dis-je, ou l’avènement du surhomme ! À ce point de sa lecture, Alexandrine, impressionnée, marque le pas… Pourtant… Elle a envie de changer de police, d’écrire en tout petit, pour dire… Il est un grand poète, Fernando Pessoa, dont les hétéronymes n’ont pas les titillations pour objet… Chaque nom ouvre à une expérience de pensée contre soi : «J’ai construit en moi divers personnages distincts entre eux et de moi-même, personnages auxquels j’ai attribué des poèmes divers qui ne sont pas ceux que, étant donné mes sentiments et mes idées, j’écrirais. C’est ainsi que doivent être considérés ces poèmes de Caeiro, ceux de Ricardo Reis et ceux d’Alvaro de Campos. Il ne faut chercher en aucun d’eux des idées ou des sentiments que je n’ai jamais éprouvés. Il n’est que de les lire tels qu’ils sont, ce qui est d’ailleurs la seule vraie façon de lire» (2). Ce poète ne se souciait pas, lui aussi, à la différence de Karl Mengel, de la réception de ses textes puisqu’il n’a rien publié de son vivant, que ses manuscrits ont été retrouvés dans une malle. Alexandrine le préfère à Karl Mengel. Paradoxe du Crétois ou pas, Karl Mengel ment. Pessoa dit vrai parce qu’au lieu de manipuler autrui, il explore tous les possibles, voire l’impossible, les confronte, parce qu’il se moque de son identité laquelle est, à ses yeux, une fausse question. Karl Mengel devrait relire le § 347 du Gai Savoir où il est écrit qu’un esprit libre «congédierait toute croyance, tout désir de certitude, exercé qu’il serait à se tenir en équilibre sur des possibilités légères comme sur des cordes, et même à danser de surcroît au bord des abîmes.»
Comme tous les auteurs de m@nuscrits, Karl Mengel a au moins une croyance, une certitude inébranlable qui pourrait bien relever de la religion la plus contemporaine dont la Toile se ferait le grand véhicule, la croyance au Progrès — technologique, bien sûr ! L’expérience des m@nuscrits est tout entière fondée sur ce présupposé qui n’est jamais dit explicitement. Dans la Note de l’Éditeur en ouverture des Séditions, Léo Scheer écrit : «Avec l’avènement de l’imprimerie, il y a cinq siècles, la planète Gutemberg a permis l’accès du plus grand nombre à la lecture. Avec l’avènement du numérique, depuis une dizaine d’années, une nouvelle et rapide mutation se déroule sous nos yeux qui permet l’accès du plus grand nombre à l’écriture». Faut-il rappeler que ce n’est pas l’imprimerie qui a permis l’accès du plus grand nombre à la lecture, mais l’alphabétisation — chez nous, grâce à l’école de Jules Ferry —, à la fin du XIXe siècle ? Qu’il a donc fallu quatre siècles pour que le plus grand nombre accède à la lecture ? Qu’Internet permet l’accès du plus grand nombre à la publication, non à l’écriture ? Qu’on n’a pas attendu Internet pour écrire ? Pareilles naïveté, crédulité puérile, allégeance à la technologie feraient sourire si elles ne laissaient pas soupçonner quelque roublardise mercantile. (Notez qu’Alexandrine ne s’en prend pas à la personne de Léo Scheer en particulier, car, s’il ne l’avait fait, un autre l’aurait fait à sa place). Qui dit religion, dit communauté : «Ces textes sont lus,discutés, commentés, évalués, recommandés par un nouveau type de comité de lecture, qui s’est constitué spontanément autour de ces m@nuscrits en authentique communauté littéraire», poursuit l’éditeur dans la même note. Autre inexactitude sémantique, communauté littéraire, alors qu’il s’agit d’une communauté numérique, virtuelle, tout le contraire d’une communauté littéraire qui est d’ordre spirituel. Cette pseudo-communauté animée par des quidams, des ON affublés de pseudonymes ne produit que du bavardage, une sorte de rumeur. Un véritable écrivain ne proposera jamais un texte à cette communauté. Karl Mengel qui déclare à Florent Georgesco que les opinions du ON l’ont encouragé, lui ont confirmé qu’il était dans la bonne voie, n’est pas un écrivain. Un véritable écrivain écrit en fonction d’une exigence intérieure qui n’a que faire du brouhaha extérieur. Nous voici face à une imposture qui couvre du mot «démocratie» une entreprise vouée à faire disparaître ce qu’on entendait dans le mot littérature. Barbara Cassin, dans un petit livre parfaitement documenté, démonte admirablement ce piège pernicieux. Méditons cette citation qui pourrait fort bien s’appliquer au contexte d’une participation «démocratique» en littérature : «La personnalisation de masse (ce que Salaün appelle «le vieux fantasme des professionnels du marketing») n’est pas la démocratie. Un, plus un, plus un, ne fait pas une communauté, ni une assemblée, ni un dêmos, un «peuple», non plus d’ailleurs qu’une «multitude» (un anti-peuple nomade différencié), mais un tas d’«idiots», au sens strict du terme, à savoir des personnes privées (privées de la dimension publique) réduites à leur singularité de simple particulier, à leur dimension «propre» d’inconnu et d’ignorant. […] Croire que la somme des singuliers constitue l’universel, et plus radicalement sans doute, croire qu’il s’agit de constituer l’Universel, cette double équivalence là signe l’élision ou l’omission du politique. Avec pour effet l’omission de la paideia, puisque cette «démocratie apolitique» a pour fondement une égalité entre usagers inégaux en savoir, telle que l’ignorant pèse aussi lourd que le savant quant à la structuration de ce qu’il ignore» (3).
Cette philosophe démasque en même temps avec humour l’imposture que constitue, de fait, la «culture Google» : «Brutalement dit, Google est un champion de la démocratie culturelle, mais sans culture et sans démocratie. Car il n’est un maître ni en culture (l’information n’est pas la paideia) ni en politique (la démocratie des clics n’est pas une démocratie)» (4). Google est un océan d’informations qui, réduit à lui-même, ne peut que donner un savoir éclaté, superficiel donc idiot, et surtout sans pensée. Penser s’apprend en dehors de lui, lire et écrire aussi. On croit rêver quand Karl Mengel déclare que son texte est «hyper référencé» et «qu’un moteur de recherche est de nature à donner une profondeur toute autre à l’histoire.» Ainsi lire Les Séditions c’est cliquer, comme il l’a fait pour écrire, sur Kazimierz pour savoir où ça se trouve, sur shamash pour tout savoir du Panthéon mésopotamien, sur À Rebours au lieu de lire Huysmans, sur la Tomba delle fustigazione ou mieux, sur sa reproduction photographique, bref, lire au bluff un texte écrit au bluff avec des jeux de mots sophistiqués faussement savants du genre «Ono m’astique» : très drôle, n’est-ce pas ?
Avec Les Séditions, la littérature n’est même plus moribonde, elle se volatilise subtilement comme le parfum d’une momie embaumée et vous chercheriez en vain son cadavre dans ce cénotaphe.

Notes
(1) Cf. ce passage : «L’enfant gâté qui vomit son confort a soudain honte de ses jeux cyniques : je suis un monstre de consentir à la torture, de la réclamer comme un luxe, alors que d’autres la subissent pour avoir rêvé de ce que j’ai. Dans la Pink Prison de Prague comme dans la checa de Barcelone, je suis un bourgeois dont la souffrance, par sa réalité même, insulte les victimes indirectes de mon conservatisme pervers, qu’elles soient les fantômes de la villa Grimaldi et de l’ESMA, les stoïques enragés de la Charte 77 ou les christs du centre de torture psychique où je me trouve à présent. Ma quête de sens n’est qu’une dépravation occidentale, au fond, et j’entends du bruit dans le couloir» (p. 127).
(2) Fernando Pessoa, note dans Le Gardeur de troupeaux (Gallimard, coll. Poésie/Gallimard, 1999), p. 163.
(3) Barbara Cassin, Google-moi (Éditions Albin Michel, coll. «Banc public», 2006), p. 249.
(4) Barbara Cassin, op. cit., id..

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