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« Sophie Scholl, les derniers jours ou la puissance de la Parole, par Germain Souchet | Page d'accueil | Le journal de Marie Lenéru »

15/06/2007

Siegfried Kracauer et la pensée de l'antichambre

Crédits photographiques : Matt Black.

«Ces images abstraites cultivées par les philosophes de l’histoire se bornent à présenter le cours de l’histoire universelle en des abrégés toujours renouvelés», Wilhelm Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, in Œuvres, t. I (Éditions du Cerf, 1992), p. 268.

Selon Hans Blumenberg dans La Légitimité des Temps modernes, c'est paradoxalement l'absolutisme théologique du nominalisme qui aurait conduit nombre d'esprits sagaces à envisager la mort de Dieu, tout du moins à faire comme s'Il était mort. En effet, bien trop éloignée de leurs préoccupations terre à terre ou au contraire parfaitement éthérées, son existence aurait été perçue comme une éclipse ou une absence, l'une et l'autre de facto réductibles à une disparition, une mort : l'existence d'un dieu absolu, absolument indifférent et impassible telle qu'elle est posée dans le nominalisme aurait ainsi légitimé puis hâté le processus d'autonomisation de l'homme, jamais mieux exprimé que par sa faculté de curiosité.
C'est d'ailleurs cette faculté qui lui aura permis, selon la terminologie propre à Heidegger (auteur que Blumenberg ne paraît guère goûter), d'arraisonner le monde, de le plier à sa volonté démiurgique qui, en soi, n'est pas condamnée par Blumenberg. Au contraire même, puisque l'auteur fait de la curiosité, dans le sillage de Pic de la Mirandole comparant l'être humain à un prodigieux caméléon susceptible de s'adapter à n'importe quelle situation grâce à sa plasticité étonnante, la marque souveraine de l'homme, garante de cette légitimité des temps modernes qui continue de soulever bien des querelles. Un ouvrage écrit par Jean-Claude Monod (et édité par Vrin) résume ce débat, aisément reconnaissable dans la problématique, devenue quasiment incontournable désormais, de la sécularisation qui n'en finit pas, à la différence de ce qu'affirme Gass («Un événement entre dans l'histoire parce qu'il est fini; dès que défunt, on l'enterre dans le reproche comme un pigeon dans sa fiente ou une mouette dans son guano. Il devrait être clair [...] que les chroniques historiques sont les chronologies du crime, et que tout récit du passé constitue une mise en examen» (1)), de sonder pour les réinterpréter les grands événements historiques, les conceptions philosophiques et politiques d'une époque et, finalement, ces mêmes époques tout entières, à la lumière d'une source puissante, quoique voilée.
Je suis presque certain, bien que je ne connaisse point suffisamment les ouvrages érudits et difficiles de Blumenberg, que l'auteur ne peut s'empêcher d'éprouver quelque forme d'imperceptible nostalgie à l'endroit d'une autorité dont les fondements ne seraient point uniquement immanentistes mais bel et bien surnaturels.
Qui légitime les temps modernes ne peut que sonder le passé qui l'a fait naître et porté durant des siècles d'un accouchement difficile. Qui légitime la formidable puissance des temps modernes ne peut que s'interroger sur les dons apparemment fort riches, peut-être même inouïs, que les fées de l'ancien temps ont prodigués à la nouvelle époque en train de naître.
Dans ce retrait de Dieu grandit la mélancolie si particulière (et celle-ci est en revanche beaucoup plus visible) de Siegfried Kracauer telle qu'elle se devine dans sa très belle Histoire des avant-dernières choses (Stock, coll. Un ordre d’idées, 2006). Je laisse aux spécialistes de l'historicisme le soin de pointer les faiblesses de cet ouvrage, pour m'attarder sur ses fulgurances poétiques qui lui permettront sans doute de survivre aux questionnements les plus radicaux. Comment, d'ailleurs, ces mêmes spécialistes pourraient-ils se priver d'adresser à cet ouvrage bizarre une critique pour le moins circonspecte lorsqu'ils lisent par exemple, sous la plume de Kracauer, cette étrange définition d'une science, l'histoire, telle que nul n'a tenté de la pratiquer : «Une vieille légende juive dit que chaque génération comporte trente-six justes qui maintiennent le monde dans l’existence. S’ils n’existaient pas, il serait détruit et périrait. Mais personne ne les connaît; eux-mêmes ignorent que c’est leur présence qui sauve le monde de la perte. Pour moi, la quête impossible de ces justes cachés – y en a-t-il vraiment trente-six par génération ? – me paraît l’une des plus excitantes aventures que puisse tenter l’histoire» (p. 68, je souligne).
Kracauer lui-même ne paraît guère avoir pu mener à bien son projet qui par certains de ses apects fait songer aux thèses de Louis Massignon ou à celles encore de Walter Benjamin : une histoire de l'invisible ou, pour le dire en empruntant le propre vocabulaire de Kracauer, une histoire de l'innomé.
Ainsi, les toutes dernières lignes de notre livre (p. 293) avancent plus loin encore dans le domaine de l'étrange, elles qui affirment que le travail véritable de l'histoire doit (devrait) se «Centrer sur l’«authentique» dissimulé dans les interstices des convictions dogmatiques du monde, fonder ainsi une tradition des causes perdues; donner un nom à ce qui était jusqu’alors innomé».
Une «tradition des causes perdues» : projet magnifique sans doute, dans lequel s'inscrit tout entier l'effort d'un W. G. Sebald ou d'un Roberto Calasso et, bien sûr, celui-là même de Kracauer qui se considère lui-même comme un exilé (p. 145) : «Ce n’est que dans cet état d’effacement de soi, ou dans cette situation de sans-abri, que l’historien peut communiquer avec le matériaux qu’il étudie. Je suppose, naturellement, qu’il désire vraiment en saisir la texture et pas seulement vérifier grâce à lui ses hypothèses initiales et ses intuitions. Étranger au monde que ses sources évoquent, la tâche qui s’impose à lui – tâche qui est celle de l’exilé – est de pénétrer au-delà de ses apparences extérieures, d’arriver ainsi à comprendre ce monde de l’intérieur».
La littérature elle aussi (mais il est évident que Kracauer, fin lettré, n'a jamais prétendu pouvoir se passer de l'enseignement formidable qu'elle délivrait (2)), est l'histoire de cet innomé qu'il s'agira de nommer et, ce faisant, de l'inclure dans la vaste communauté de l'expérience humaine, puisque ce qui n'a pas de nom n'existe tout simplement pas. Ainsi William H. Gass, en faisant advenir à la surface l'horreur de la parole qu'il est allé chercher au plus profond du cœur du cœur de sa mémoire, tente-t-il de donner un nom à ce qui n'en a point et, de fait, n'existe donc pas : le Mal, la culpabilité universelle plutôt que seulement allemande. Ce territoire, que j'ai naguère évoqué comme pouvant être celui de la Zone décrite par les frères Strougatski puis superbement évoquée par Tarkosvki, est celui de l'entre-deux, de l'antichambre, que Kracauer éprouve quelques difficultés à définir, une fois de plus en rappelant une figure littéraire célèbre, de la façon suivante (p. 291) : «L’ambiguïté appartient à l’essence de cet espace intermédiaire [l’antichambre]. Ceux qui l’habitent doivent déployer des efforts constants pour faire face aux nécessités contradictoires qu’ils rencontrent à chaque coin de rue. Ils se trouvent dans une situation précaire qui les incite même à parier sur l’absolu, à jouer de toutes sortes d’idées donquichottesques sur les vérités universelles».

Notes
(1) William H. Gass, Le Tunnel (Le cherche midi, coll. Lot 49, 2007), p. 101.
(2) Notons d'abord que Kracauer définit l'historien, moins banalement qu'il n'y paraît, comme celui qui raconte une histoire. Ensuite, remarquons qu'il emprunte une figure éminemment littéraire, celle du Juif errant, dans l'une de ses pages les plus saisissantes : «Il me vient à l’esprit que le seul informateur fiable en ces matières, dont il est si difficile de s’assurer, est une figure légendaire – celle d’Ahasver, le Juif errant. Il serait certes le mieux placé pour connaître les développements et les transitions, puisque seul dans toute l’histoire il a pu, sans l’avoir voulu, faire l’expérience du devenir et du déclin personnellement. (Quelle terrible apparence il doit avoir ! Certes, son visage ne peut porter les traces de l’âge, mais je l’imagine comme ayant de multiples visages, chacun d’eux reflétant l’une des périodes qu’il a traversées et toutes à la fois se combinant dans des traits toujours nouveaux, tandis qu’inlassablement, et vainement, il tente au travers de ses pérégrinations de reconstruire à partir des temps qui l’ont modelé, le temps unique qu’il est condamné à incarner)», pp. 225-6.