Céline ou l’indignité du génie, par Thierry Guinhut (07/02/2011)

Crédits photographiques : Carl de Souza (AFP/Getty Images).
Voici une version revue et augmentée d'une note que Thierry Guinhut a publiée sur son blog.

Du luxe de la Pléiade au papier-chiottes des Beaux draps, les œuvres de Céline subissent un double traitement. Comment concilier l’écrivain, génial dit-on, et le pamphlétaire infâme ?
La question revient, plus virulente que jamais, à l’occasion de l’indignation de Serge Klarsfeld et de son association, les «Fils et Filles de Déportés Juifs de France», qui se sont vigoureusement élevés à l’encontre de l’inclusion de Louis-Ferdinand Céline dans les Célébrations nationales 2011. L’insulteur de «youpins», l’antisémite professionnel et éructeur, qui par trois fois a publié les volumes les plus haineux envers les Juifs, qui plus est en 1937, quatre ans après la prise du pouvoir par Hitler pour Bagatelles pour un massacre, puis en 1938, année de la Nuit de Cristal pour L’École des cadavres, enfin en 1941, pendant la collaboration, au moment où fleurissent les étoiles jaunes et les listes qui vont bientôt nourrir les Auschwitz où les enfants auront «une tombe dans les airs» (1), pour Les Beaux draps. La décision du Ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, a, provisoirement, en écartant le fauteur de trouble et en lui préférant une année Liszt, apaisé la polémique. Car c’est sans compter que bientôt se posera la question de l’accession des œuvres, donc des trois pamphlets, de notre Louis-Ferdinand («Quel beau bébé !» disait sûrement sa maman) au domaine public…
Écartons tout de suite la grotesque accusation de «censure» émanant de quelques moralistes spécieux. Qu’ils ouvrent le dictionnaire, ils verront alors qu’effacer un écrivain d’une célébration des gloires littéraires de la France n’a rien à voir avec l’interdiction de publication, avec les ciseaux qui font les pages blanches, avec l’autodafé. Que l’on sache, Céline reste disponible en librairie, étudié en classe de lycée sans que l’on y voie malice. Reste que l’on pourrait parler de semi-censure lorsque les ayant-droits bloquent la réédition des dits pamphlets, même si des publications pirates ont alimenté les fonds de trésorerie des bouquinistes et la gourmandise suspecte des célinolâtres. Plutôt que l’interdiction, mieux vaut la connaissance, la libre circulation de ce qu’il faut, à l’instar de Mein Kampf, appeler des documents littéraires et historiques, y compris lorsqu’ils furent d’incomparables fauteurs d’abominations. Interdire sent trop son moralisme imbu de lui-même, voire un aveu d’incapacité à réfuter par une argumentation claire et appuyée sur des valeurs morales judicieuses. Qu’importe d’ailleurs que la France dise qui sont les grands écrivains de son patrimoine, il est à craindre, qu’à travers ses représentants politiques, elle ne soit pas plus capable de sanctifier ses génies que le Prix Nobel qui, s’il glisse en son catalogue des noms aussi solides que Thomas Mann ou Mario Vargas Llosa, n’a pas su y faire figurer, excusez du peu, un Jorge Luis Borges…
Imaginez qu’un Prix Nobel de littérature – ou de la Paix, on n’est à l’abri de rien – appelé Louis-Ferdinand Destouches ait écrit les phrases suivantes : «La présence des Allemands les vexe ? Et la présence des juifs alors ? […] Paris, la France, plus que jamais livrés aux maçons et aux juifs plus insolents que jamais. […] Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le destin s’accomplit» (2). Que les célinolâtres apprécient à leur juste délicatesse les propos de leur maître à penser dans Les Beaux draps
Justement, Céline est-il un génie ? Indubitablement, un souffle, un rythme nulle part ailleurs lisible, emportent son lecteur dès Le Voyage au bout de la nuit jusqu’en D’un château l’autre… Cette pétarade linguistique hachée, ces points d’exclamation à la décarrade, ces points de suspension saupoudrés à la régalade en font une voix éminemment reconnaissable. Un style donc. Quoique vite fatiguant, systématique, de Nord à Rigodon… Ajoutez à cela l’utilisation virtuose du langage populaire et de l’argot, le tableau des petites gens et de leurs souffrances, dont la dimension sociologique est indubitable, les portraits grinçants, la satire des puissants, l’épopée dérisoire de la fuite du collaborateur à travers l’Allemagne déchue… Au style s’ajoute alors l’ampleur du propos, ce qui devrait suffire à le placer parmi ses pairs, qu’ils se nomment Proust ou Joyce.
Hélas, force est de constater que le fiel antisémite délirant ne trouve pas sa source dans les seuls pamphlets incriminés. Relisant le Voyage au bout de la nuit, et si l’on veut bien ôter ses œillères idéologiques, on aperçoit la cohérence haineuse qui lie comme un sale mortier l’œuvre toute entière. On veut bien que Bardamu, le narrateur, crache le venin de son ressentiment contre les gradés et la hiérarchie militaire qui ont conduit la première guerre mondiale. Mais, chez Céline, tout est ressentiment. Même les pauvres sont des infâmes, veules, et la mort ignoble de Robinson n’est que le fin du fin de la déconfiture générale de l’humanité. On veut bien encore que son antinationalisme et son anticolonialisme soient tout à fait judicieux, même s’il est à craindre qu’emporté par l’élan de son dégout généralisé, à l’évidence de l’ordre d’une burtonienne (2), sinon psychiatrique, mélancolie, il aille jusqu’à jeter le bébé avec l’eau du bain ; son sens des nuances n’imaginant pas un instant que le nationalisme et le colonialisme, malgré leurs excès rédhibitoires, puissent être jugés dans une démarche un peu plus dialectique.
Quant à son anticapitalisme («le juif il est Rothschild» (3)), n’est-il pas pétri jusqu’à la moelle d’antiaméricanisme éhonté, comme il était de mode (et comme il l’est toujours), n’est-il pas cohérent avec la haine des banquiers juifs qui ont contribué à l’expansion économique des États-Unis, voire de l’Occident ? «Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice. Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi» (4). On appréciera l’ironie à sa juste valeur, sachant de plus que le lieu suivant, au cœur de cette découverte de Manhattan, est celui des toilettes publiques : «les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le monde, avec des bruits barbares» (5). Il est bien évident que ces deux temples sont le reflet l’un de l’autre. En dépit de la satire plus que talentueuse, de l’humour ploutocratique et scatologique qui sont du meilleur Céline, on ne peut que constater que tout ceci «dut s’ajouter si possible à (s)on marasme» (6), que «sortir dans la rue, ce petit suicide» (7) est une variante de son credo : «La vérité de ce monde, c’est la mort» (8). Ce qui est cohérent avec le «On n’échappe pas au commerce américain» (9). Quand on sait que le commerce est ce qui a permis l’accession d’une bonne partie de l’humanité à l’aisance et à la culture (pensons à la lettre «Sur le commerce» de Voltaire, (10)) merci Céline !
De même, son anarchisme, sa désobéissance perpétuelle, ne sont-ils pas le masque de sa veulerie, de son incapacité viscérale à contribuer au développement de l’humanité, malgré son hypocrite profession de médecin des pauvres, lui qui gérait si bien le magot de ses droits d’auteur (11) ? Son anti-idéalisme enfin, s’il est légitime de résister aux sirènes de l’idéalisation, n’est-il la marque de son incapacité à respecter l’élan vers le meilleur qui doit caractériser l’humanité ?
L’écrivain, en effet, comme tout artiste, n’a-t-il pas quelque part pour mission et fin la vertu, y compris par le biais de la satire ? Qu’il présente des personnages infects, de splendides Satans ou de pleutres médiocres, une dimension morale doit se profiler. Qu’il ne s’agisse pas d’une morale rassie et corsetée va de soi, mais de celle qui choisit les libertés et la justice, la tolérance et le travail créateur, toutes valeurs éminemment préférables à l’immoralité foncière de la haine, des fanatismes et de l’antisémitisme militant, acharné et pour le moins complice, sinon propagandiste de la Shoah. Ce qui reste, hélas, d’actualité, lorsque des incendiaires spirituels clament au Moyen-Orient que le seul défaut d’Hitler fut de ne pas avoir terminé le travail… Nous aurons donc du mal à célébrer les vertus autres que stylistiques du fresquiste des mœurs de son temps que fut l’auteur de Mort à Crédit. «Car rien n’est plus aimable que la vertu, rien n’inspire autant d’attachement», disait Cicéron (12).
En ce sens il est légitime de penser que l’œuvre romanesque et celle pamphlétaire de Céline sont les deux mailles d’un même filet. La haine contre celui qui a réussi, contre le pouvoir - qu’il soit justifié ou non - contre les riches et les puissants trouve son exutoire naturel vers un bouc émissaire éminemment partagé à l’époque par un large consensus (sinon aujourd’hui où le mythe palestinien fascine) : le Juif. Ce qui n’est pas contradictoire avec l’admiration pour ce régime nazi qui sut imprimer à Céline, à celui qui au fond est un faible, l’admiration pour la force. Certes, il serait abusif de confondre l’homme Céline et ses personnages, mais quand l’homme est pire que ses personnages, que dire ? À moins d’imaginer que l’abjection des personnages céliniens puisse être un abaissement volontaire qui jouerait le rôle de la contrition… Sauf que le monde de Céline est un monde sans Dieu ni grâce.
Nous ne signifierons pas qu’il ne faut pas lire Céline, au contraire. Mais avec discernement. Jamais il n’a été un humaniste, un homme des Lumières, et quels que soient ses talents stylistiques et esthétiques, ils restent entachés par une éthique désastreuse. Hélas, l’esprit critique à l’encontre de Céline est trop souvent ressenti comme un crime de lèse-majesté par ses inconditionnels. Le génie du style ne protège pas de la bêtise, ni l’ampleur romanesque de la haine humaine, trop humaine… Ce n’est pas seulement en écrivant Les Beaux draps que Céline s’est mis dans de sales draps : qu’il y reste.

Notes
(1) Fugue de mort, dans Pavot et mémoire de Paul Celan (Christian Bourgois, 1987).
(2) Voir Robert Burton, Anatomie de la mélancolie (José Corti, 2004).
(3) Les Beaux draps, Nouvelles Éditions Françaises, 1941, p. 44.
(4) Les Beaux draps, p. 70.
(5) Voyage au bout de la nuit (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, 1981), p. 193.
(6) Ibid., p. 195.
(7) Ibid., p. 198.
(8) Ibid., p. 200.
(9) Ibid., p. 207.
(10) Voltaire, Mélanges (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1961), p. 27.
(11) Voir Céline ou le grand mensonge d’André Rossel-Kirschen (Mille et une nuits, 2004).
(12) Cicéron : L’Amitié (Les Belles lettres, 1993), p. 20.

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