Atopia, petit observatoire de littérature décalée d'Éric Bonnargent (06/09/2011)
Crédits photographiques : Dan Kitwood (Getty Images).
«Les morts ont presque plus de chances de retrouver leurs demeures terrestres que Wakefield, auteur de son exil !»
Nathanaël Hawthorne, Histoire de Wakefield, in Contes et récits (Actes Sud, coll. Babel, 2007), p. 237.
«Disparaître est un art difficile.»
Éric Bonnargent, Atopia. Petit observatoire de littérature décalée.
«L’homme qui vit sans persuasion, sans jamais oser vouloir celle-ci, n’a pas en sa puissance une fin, une raison qui sortent du point, sinon pour se répéter dans le passé et dans le futur.»
Carlo Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique (L’Éclat, 1998), p. 158.
Pour goûter cet étrange petit recueil de textes presque tous, au préalable, publiés par Éric Bonnargent* sur son ancien blog, il faut se débarrasser de deux choses.
La plus simple d'abord, l'indigente préface d'Antoni Casas Ros, fardée de mots creux et de phrases idiotes qui font la réclame et aguichent le lecteur, grosse de généralités pas même dignes de la série Harlequin : «Ce Petit observatoire de littérature décalée n'est pas un recueil d'articles [à l'évidence, si] mais une longue coulée d'obsidienne sur laquelle flottent les pépites laissées par les spéléologues de l'âme humaine, les écrivains qui choisissent de naviguer dans l'obscur, sous des apparences rassurantes» (p. 9).
Nous tenons là, sans doute, l'une des premières phrases les plus ridicules de l'année.
Grandiloquente à souhait, inepte mais surtout fort malheureusement longue de trois pages interminables qui parviennent à entasser les comparaisons ridicules («une citation qui tombe comme un faucon sur le lecteur», p. 10), les images sottes aussi convenues et surtout jaunies qu'un fessier de momie («Ce voyage à travers l'écriture est un voyage vers l'essence de l'être et enfin, dans le silence, la page blanche finale sur laquelle le regard change d'espace et n'attend plus rien», p. 11), les phrases bancales sinon incorrectes («Il y a un espace pour l'aveuglement que produit une œuvre sur le lecteur, un aveuglement qui coïncide à une plongée en soi [...]», pp. 10-1), les slogans de programme qu'on dirait rédigés par quelque idéaliste chevelu inscrit en première année de contestation («Ils [ces écrivains évoqués par Bonnargent] incisent les surfaces lisses de la réalité dite objective, de l'ordre, de ce que nous osons appeler «démocratie» qui n'est qu'un vaste mensonge partagé par les masques sans regard», p. 10), la préface d'Antoni Casas Ros n'aurait jamais dû quitter la malle, désormais virtuelle, de cet écrivain qui, à l'instar d'un Roberto (dit Bobi) Bazlen, goûte le mystère (mais ne craint pas de commenter sur Facebook) et qui a aussi écrit bien plus de livres que lui.
Une préface témoigne pour un livre, pour le texte qu'elle introduit et commente, de deux façons : par sa qualité littéraire et intellectuelle bien sûr mais, c'est là le point essentiel et trop souvent négligé, par la réputation même de celui qui l'a écrite. Que dire, dès lors, d'une préface aussi lourde qu'inutile dont l'auteur est un absent des lettres françaises ? Il y a là quelque contradiction majeure que, pour ma part, je trouve comique.
Je veux bien que l'amitié poussée à un degré tel qu'Éric Bonnargent a pu inspirer un des personnages de Casas Ros (tout comme, selon telle lectrice, j'ai pu lui inspirer le personnage de Joaquim dans Enigma), ou le fait, peut-être, que ce dernier soit publié chez Gallimard, aient leurs raisons que la raison ignore mais il y a tout de même des limites à ne pas dépasser, sous peine de sombrer dans le ratage pour un écrivain, le copinage pour l'auteur dont le livre a été préfacé et, pour l'éditeur, dans la complaisance voire l'incompétence.
La seconde chose qu'il nous faut oublier, et cette chose ma foi est beaucoup plus difficile à oublier, est le fait que nous ne tenons pas, avec le livre d'Éric Bonnargent, un ouvrage de critique littéraire à proprement parler, si cette dernière, avant tout, est jugement, partial, immotivé peut-être, polémique, certainement politique, mais jugement quand même, à l'heure où plus aucun critique littéraire n'ose juger, ce verbe infamant devant correspondre dans son esprit poreux, je le suppose, au fait de vomir au milieu d'un raout journalistico-éditorial des plus courus, autrement dit à un acte qui dépasse les capacités d'imagination d'une cervelle de journaliste et ne peut signifier en tous les cas que son immédiat et surtout durable ostracisme, sa mise au ban peut-être définitive de la république des lettres.
Éric Bonnargent ne juge rien. Il prend même le soin de préciser qu'il distingue mais ne hiérarchise pas (cf. pp. 287-8), bien que je ne sois toujours pas parvenu à comprendre ce que peut signifier une distinction qui ne serait pas, ipso facto, hiérarchisante. Si je distingue une littérature de l'inconfort, donc de la qualité, donc de l'atopia selon Bonnargent, d'une pseudo-littérature de la facilité ou de la masse (cf. p. 285), c'est bel et bien que j'estime que l'une vaut la peine d'être lue et commentée et que l'autre, si à la rigueur elle peut être lue (l'auteur confessant avec humour et grand courage qu'il a même «dévoré avec bonheur toutes les aventures de la famille Malaussène imaginées par Daniel Pennac», p. 287), il est fort peu probable, en revanche, qu'elle soit commentée, ni même qu'elle mérite de l'être.
Éric Bonnargent compulse, il collige des bizarreries, il crée son cabinet des (petits) monstres avec plus de culture, de style et d'intelligence qu'Éric Poindron, il marche en sifflotant le long d'un chemin de randonnée assez peu balisé qui a tendance à s'évaporer dans la nature (l'atopia, catégorie fourre-tout de l'aveu même de l'auteur, cf. p. 19) où, gourde remplie d'eau légèrement acidulée en poche, il indique aux randonneurs qui le suivent (certains même, pour l'occasion, munis de ballerines et de piolets en plastique, se sont improvisés critiques du jour au lendemain !) quelques décors d'intérêt et, plutôt que de nous faire découvrir les plantes communes devant lesquelles les badauds s'extasient, il choisit de nous montrer quelques spécimens souffreteux ou bien ignorés du plus grand nombre, qui a toujours préféré les cucurbitacées sans beaucoup de saveur mais aux formes étranges aux plantes anciennes, le plus souvent oubliées, aux fruits rares mais dont la saveur est surprenante.
Vagabondage, promenade (1), déambulation parmi des ouvrages et des auteurs pardon, des «écrivains négatifs» comme les surnomme Enrique Vila-Matas, peu connus (certains d'entre eux, hélas ou heureusement, risquent de le rester, comme Jean Meckert, puisque nous n'avons pas eu envie de les découvrir après avoir lu le texte de Bonnargent), ce petit livre à la présentation très soignée ne remplit qu'une seule des deux tâches que tout bon lanternarius doit assumer. Cette première tâche consiste à nous guider, nous faire découvrir des auteurs que nous ne connaissions pas et, si possible, de nous les faire aimer, pourquoi pas, autre vertu de tout bon critique, en établissant des rapports entre des livres célébrés et d'autres qui, pour d'obscures ou légitimes raisons, ne le sont pas. Bonnargent, évoquant certains écrivains, en rappelle d'autres : ainsi l'évocation du surestimé premier roman de David Vann, Sukkwann Island, entraîne, fort logiquement du reste, le rappel de l’œuvre la plus connue de Daniel Defoe.
Me gêne toutefois, dans un ouvrage après tout littéraire, la prédominance des philosophes, non que je trouve à redire sur tel ou tel aperçu instructif ou rappel du traitement apporté par le questionnement philosophique à une notion évoquée par Bonnargent, non pas que j'hésite à emprunter le pont construit entre des livres appartenant à des genres différents; je suis en revanche réticent devant la référence qui se contente d'être référence, la mention de Platon, Épictète, Nietzsche, Pascal, Lucrèce, Kant, Hegel, Schopenhauer et d'autres encore sans réel approfondissement des possibles liens de parenté entre les œuvres. Si l'on prétend, comme je l'ai fait, qu'il y a quelque intérêt à appliquer à un roman un concept défini par un philosophe, il faut je crois aller jusqu'au bout de son intuition.
Mais Éric Bonnargent, un brin d'herbe au coin des lèvres, insouciant Tom Bombadil affublé de lunettes et sifflotant un air fort agréable que tout le monde croit reconnaître, s'est arrêté en cours de route et n'a pas accompli l'autre tâche, la seconde, la déterminante, la cruciale, celle qui demeure à mes yeux essentielle, la plus difficile et périlleuse bien sûr, devant laquelle le bon Tom en personne n'a pas reculé en fournissant, à sa manière, des armes aux Hobbits pour lutter contre les forces du Mal : juger, nous indiquer la mauvaise herbe et celle qui vaut d'être non seulement cultivée mais aimée pour telle ou telle de ses vertus, plutôt que d'ouvrir l'herbier et de nous laisser nous débrouiller, en ayant grand soin de distinguer les espèces sans jamais les hiérarchiser. Or, si distinguer c'est hiérarchiser, je ne pense pas jouer au sophiste en affirmant que distinguer, c'est aussi, implicitement, juger !
En fait, l'intention ou plutôt la position surplombante (depuis un observatoire) qu'Éric Bonnargent a voulu faire sienne nous semble transparente si l'on se souvient que son livre est tout entier consacré à l'un des dieux lares les plus célébrés de notre époque, depuis que, sur son autel portatif qu'il trimbale dans toutes les capitales européennes, Enrique Vila-Matas lui a sacrifié quelques noms d'auteurs peu communs puisqu'ils ont oublié d'écrire des livres ou, s'ils les ont écrits, puisqu'ils ont omis de les publier, qu'il s'agisse de Derek Walcott avec Volcano, de Marcel Manière avec Enfer parfumé, de Felipe Alfau avec Chromos ou, nous l'avons évoqué, de Roberto dit Bobi Bazlen.
Cette idole qui n'exige nul sacrifice véritable fut inventée par Melville et s'appelle Bartleby, et Vila-Matas étant pour l'occasion devenu médecin, de l'étrange complexion de ce scribe sans texte, tira une non moins étrange maladie qu'il surnomma le syndrome Bartleby.
Ainsi donc Éric Bonnargent préférerait ne pas juger la qualité des textes qu'il évoque puisqu'il se contente de nous les présenter ou, encore plus simplement, de nous les faire voir, en continuant de siffloter ce petit air que, décidément, nous connaissons bien mais que nous ne parvenons pas à...
Étonnamment, il n'est fait dans cet ouvrage aucune mention de l'ancêtre de Bartleby le scribe, qui n'est autre, lui aussi, qu'une créature de papier inventée par le grand ami de Melville, Hawthorne : le père de Bartleby se nomme Wakefield et, s'il existe un syndrome Bartleby, c'est du syndrome Wakefield que Bonnargent nous paraît atteint, lui qui a si facilement disparu derrière les textes qu'il a non point écrits mais lus.
Wakefield, nous dit Jean-Jacques Mayoux dans ses très beaux Vivants piliers, est un «citoyen honnête et prospère», qui «disparaît soudain, se retire de sa famille, de sa vie, en fait, de la vie, pour s'installer obscur, spectral, à sa porte, et regarder se combler le trou qu'a fait d'abord son absence, continuer sans lui tout ce dont il était le centre» (2).
Qu'est donc Wakefield ? Un voyeur bien sûr, tout autant sinon davantage qu'un homme (mérite-t-il encore ce nom ?) qui s'est soustrait non seulement au regard des autres mais qui refuse de prendre sa part d'histoire, qu'elle soit personnelle ou publique.
Wakefield, Bartleby, mais aussi messieurs Teste et Ouine paraissent en fin de compte être les dignes représentants de cet homme des foules où Poe voyait le concentré de malfaisance fuligineuse, terne, sans vie réelle parce que déjà morte, dans lequel Éric Vuillard observe, dégoûté, l’acmé du petit fonctionnaire (3), ataraxie de la verte ardeur, fadeur de l'envie qui fait l'homme, grisaille spirituelle où s'enfoncent les assis et non plus bruit et fureur, qu'il s'agisse de quelque défaite de la volonté ou d'une monstrueuse excroissance de l'intelligence paralysant, moins paradoxalement qu'il ne semble, les facultés intellectuelles.
Or, ces quatre personnages, surtout les deux derniers, se contentent de voir, pas même de regarder. C'est peut-être la raison, dans l'ouvrage de Bonnargent, expliquant ces si longues citations : à quoi bon tenter de percer le mystère des textes évoqués si, en en faisant défiler sous notre regard de copieux extraits, nous en sommes nous aussi, à notre tour, réduits au stade du voyeur, qui ne saurait juger, garder ou rejeter, ce qu'on lui met sous les yeux ?
C'est peut-être également la raison qui pousse Bonnargent à se contenter de paraphraser les textes dont il nous a du reste offert de longs extraits, comme si Charles Du Bos était devenu, en quelques années seulement, un lecteur pas même désireux, en mimant les circonvolutions complexes des différents états d'âme du témoin qu'il est en face du livre qu'il lit, de nous offrir quelque riche et paradoxal aperçu de la difficulté que l'auteur a dû éprouver en faisant surgir de rien ou presque rien une histoire qui non seulement parvient à tenir debout mais nous dévoile des réalités insoupçonnées, qu'elles concernent notre âme ou l'univers. La critique de Du Bos redouble cette illumination vivifiante, cette surprise sans cesse rejouée, en ajoutant, à la première, celle éprouvée par l'auteur, celle du critique et même, finalement, celle du lecteur, qui toujours chercheront à saisir la toute première fraîcheur de l'émotion éprouvée lors d'une première lecture. Langage second en effet que celui de la critique, comme Merleau-Ponty l'écrivait. Bonnargent a supprimé ce long cheminement dans une œuvre qui n'est peut-être rien d'autre qu'un miroir, et un miroir reflétant notre surprise d'être saisi et comme pétrifié par un grand roman. On dirait que sa paraphrase, comme celle d'un Pietro Citati dans Le Mal Absolu, en se contentant de nous donner quelques éléments biographiques en début de texte puis en exposant l'intrigue du livre évoqué, veut saisir à la naissance la seule réalité qui vaille à ses yeux : la toute simple et pourtant mystérieuse présence du texte, ce que nous pourrions nommer l'il y a de la littérature. Ainsi, alors que la meilleure tradition française de critique littéraire s'est efforcée de ne jamais gommer non seulement le point de vue du critique mais encore sa complexion la plus secrète en nous dévoilant le cheminement d'une œuvre dans une intelligence, tout se passe comme si Éric Bonnargent n'avait de cesse de disparaître sous quelque pliure de l'univers atopique et assez peu convaincant dont il est le gentil organisateur plus que le démiurge.
Sainte-Beuve comparait son art à l'office de la vigie (4), qui scrute l'horizon pour y découvrir de nouvelles terres et, surtout, ne pas manquer d'avertir ceux qui l'entourent de l'existence de ces nouveaux territoires, afin que les plus hardis d'entre eux osent s'y aventurer et, le faisant, en rapportent du nouveau. Si la vigie regarde intensément, Bonnargent, lui, se contente de voir, et il voit ce qui se tient sous ses yeux, cet il y a du texte dont il entrecoupera les longues citations, parfois si longues qu'elles semblent avoir pris la place du texte de Bonnargent (cf. pp. 109-15), par quelques phrases, elles-mêmes purement descriptives, de son cru.
Les textes défilent ainsi sous ses yeux puis les nôtres et le miracle est qu'Éric Bonnargent parvient, en en gommant les singularités, à nous les rendre visibles, mais hélas, du moins pour nombre d'entre eux, certes pas abordables, car nous n'avons aucune envie de conquérir des terres dont un guide impassible a fait défiler les principales caractéristiques. En fait, l'intérêt de cette promenade réside moins dans le paysage que nous traversons que dans l'attitude de notre guide : il est fascinant d'observer Éric Bonnargent, qui semble ne toujours pas s'être remis de cette évidence qu'il expose de texte en texte, la littérature est. Car, face à ce constat qui est une tautologie, à quoi bon faire office de critique ?
Cette prééminence d'un regard qui se contente d'absorber et qui n'est pas, pour emprunter le vocabulaire des phénoménologues, intentionnel, réussit tout de même, en nous laissant seul face au texte qu'il a présenté sommairement, scientifiquement presque, avec une tournure d'esprit bien davantage philosophique que littéraire, à nous le faire désirer : «Les foules qui envahissent les rues lui sont désormais hostiles : elles chantent la chute de Mussolini, sa chute. Il comprend que la norme est une illusion et fuit avec sa femme et sa fille. Mais le destin va bien plus vite qu'une voiture» (p. 33), est-il ainsi écrit (tournure impersonnelle finalement préférable à écrit-il ainsi) à propos du Conformiste d'Alberto Moravia alors que, ailleurs, ce procédé, en devenant un pénible automatisme, s'apparente aux techniques les plus faciles du jeu de rôle, par exemple expérimentées par José Carlos Somoza dans sa très décevante Clé de l'abîme : «Nour El Dine comprend que Gohar a raison et doit accepter sa défaite. Reste à savoir s'il arrêtera ou non l'assassin d'Arnaba...» (p. 108), à propos de Mendiants et orgueilleux d'Albert Cossery.
Ainsi, le paradoxe de cet ouvrage critique qui jamais ne critique est qu'il parvient, en somme, à rappeler à l'existence des textes qu'il refuse de commenter, en se faisant oublier en tant que critique ou bien en s'efforçant de réaliser le rêve de tout grand critique et précisément celui de Sainte-Beuve selon Ferdinand Brunetière (5), c'est-à-dire un texte qui ne fait ou ferait pas écran au texte commenté, un texte parfaitement transparent qui nous permettrait de voir, immédiatement au sens étymologique de ce terme, le texte commenté.
De fait, Bonnargent, véritable artiste de l'indifférence (cf. p. 161) à l'humour fin (6) mais parfois involontaire (7), critique refusant de critiquer dont les meilleurs textes évoquent irrésistiblement Borges (8), esprit philosophique bien plus que littéraire qui peine pourtant à nous offrir une définition valable du pseudo-concept d'atopia (qui, au fond, n'est rien d'autre que la littérature elle-même), n'a pas de passion particulière, paraît se situer au-delà du bien et du mal et, lorsqu'il se pique de heurter les bien-pensants, nous fait sourire (9),ne semble même pas pressé de sauver de l'oubli certains des textes qu'il évoque comme si de rien n'était et illustre donc, mais à l'envers et à condition de l'appliquer à la critique, un propos de Vila-Matas : «La littérature, quelque passion que nous mettions à la nier, permet de sauver de l’oubli tout ce sur quoi le regard contemporain, de plus en plus immoral, prétend glisser dans l’indifférence absolue» (op. cit., p. 41).
C'est, étrangement, depuis cette indifférence qu'on croirait absolue qu'Éric Bonnargent nous donne un regard pour le moins surprenant et intéressant sur des ouvrages qu'il n'a fait, dirait-on, qu'effleurer, comme si son seul impératif, mais catégorique, était d'adopter le point de vue de l'auteur, quel que soit ce point de vue, alors même que toute critique littéraire digne de ce nom m'a toujours semblé devoir être un ressassement infatigable, la même phrase devant être sans cesse répétée comme une formule incantatoire, une lutte acharnée avec la matière verbale ayant pour seul objectif de découvrir non pas une vérité, mais bien la vérité.
Ainsi sort-on, de la lecture agréable, drôle, reposante, parfois enrichissante, du livre de Bonnargent, à peine changé, pas du tout pressé de remercier notre guide, ô combien sympathique mais trop visiblement attaché au minimum syndical, alors que notre premier souhait, en tant que lecteur, eût été de devoir nous précipiter sur tel ou tel des titres qu'a évoqués l'auteur, alors que notre souhait le plus ardent eût été de découvrir de nouveaux aperçus sur ces plongées dans le mal que constituent Suttree de Cormac McCarthy et 2666 de Roberto Bolaño. Dans les gouffres, effleurant les monstres et les damnés qu'il nous désigne du doigt, nous faisant remarquer, fort justement mais sans hélas approfondir cette question fascinante, qu'ils sont à ce point recouverts de ténèbres qu'ils en sont arrivés à déstructurer leur propre langue pour tenter d'apporter quelque maigre lumière dans la nuit, que croyez-vous que notre hardi cicérone fasse, sinon continuer à siffloter son étrange petit air ?
À croire finalement qu'Éric Bonnargent, mais un peu trop tôt à notre goût, est parvenu à disparaître pour de bon, ne nous laissant, comme preuve de son passage probable et peut-être même de sa singulière présence, que le sourire énigmatique et ironique du chat du Cheshire, un premier livre étonnant et lui-même atopiaque.
Disparaître, en fin de compte, est un art moins difficile qu'on ne le croit.
Notes
* En compagnie duquel François Monti et moi-même avons mené un riche et mémorable dialogue.
(1) Cette image n'est point venue sous ma plume par hasard. Voyez ainsi Enrique Vila-Matas écrire : «Je m’apprête donc à partir en promenade à travers le labyrinthe de la Négation, sur les sentiers de la plus troublante et la plus vertigineuse tentation des littératures contemporaines : une tentation d’où part le seul chemin encore ouvert à la création littéraire authentique ; la tentation de s’interroger sur ce qu’est l’écriture et de se demander où elle se trouve, et de rôder autour de son impossibilité […]», Bartleby et compagnie (Seuil, coll. 10/18, 2003), p. 13.
(2) Jean-Jacques Mayoux, Vivants piliers. Le roman anglo-saxon et les symboles (Julliard, coll. Les lettres nouvelles, 1960), p. 45.
(3) «On voit apparaître ainsi, au milieu de nulle part, la figure du petit employé qui dominera, longtemps après, la littérature d’une époque. Celui-ci s’est donc signalé, bien avant que la poussière ne froisse ses épaules, par un rôle à la fois futile et déterminant. Le petit homme, le plus moderne en somme de la troupe, la silhouette d’avenir, comptait peut-être pour peu, mais il était là toujours, au meilleur moment. Il y eut, au temps de ces croisades mirifiques, plein de gentils scribes, juristes et copistes, Bartleby des confins, pour écrire, noter, sommer, compter, enjoindre, négocier, et parfois détruire les actes inopportuns. Que sont-ils devenus ? Riches. Et, depuis, bien davantage que le conquistador sanglant et miteux», Éric Vuillard, Conquistadors (Éditions Léo Scheer, 2009), p. 236.
(4) «Nous ferons l’office de la vigie, et notre cri de découverte sera toujours mêlé d’émotion et de joie. Quand on a soi-même des portions de l’artiste, qu’on l’a été un moment, ou du moins qu’on a désiré de le devenir à quelque degré, la vigilance sur les créations naissantes est extrême; le clin d’œil est rapide et peu trompeur; on reconnaît avec un instinct vif, presque jaloux, ces lumières qui pointent à l’horizon et vont à mesure éteindre les anciennes. Il y a quelque chose qui nous parvient vite dans tout ce qui hâte l’oubli qu’on fera de nous, dans tout ce qui rappelle les honneurs et les palmes exclusives auxquelles on avait songé», Sainte-Beuve, Pour la critique (Gallimard, coll. Folio Essais, 1992), présentation par Annie Prassoloff et José-Luis Diaz, p. 294.
(5) «Jamais homme ne fut pétri d’une argile plus plastique, plus apte à prendre toutes les formes; jamais homme plus intelligent, je veux dire plus prompt à se déprendre de ses idées pour entrer dans celles des autres; jamais homme enfin plus glissant, plus subtil, plus souple à échapper aux mains amicales de ceux qui croyaient le tenir», Ferdinand Brunetière, Évolution des genres dans l’histoire de la littérature (Pocket, coll. Agora, 2000), p. 227.
(6) Voir le texte consacré à Moscou-sur-Vodka de Vénédict Erofeiev, pp. 116-22.
(7) Page 155 de son livre, Bonnargent évoque l'«effet consolatoire de ces petites choses» (je souligne) qui ne sont autres qu'une «caresse», un «mot» ou... une «femme».
(8) Voir l'excellente critique qu'il consacre à La Vie brève de Juan Carlos Onetti, pp. 125-31.
(9) «Dans la jungle, la femme n'est pas un homme comme les autres. Le véritable respect consiste à admettre les différences en se passant de toute hiérarchisation. Ce n'est pas parce que l'autre est différent qu'il est inférieur ou supérieur. La forme moderne et insidieuse du mal consiste, au contraire, à vouloir tout égaliser, à nier les différences», comme Bonnargent l'écrit à propos du Partage des eaux de l'excellent Alejo Carpentier, p. 243 (l'auteur souligne).
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