Brueghel en mes domaines de Lionel-Édouard Martin (07/05/2012)

Crédits photographiques : Kevin Frayer (Associated Press).
Couverture-Brueghel-342x470.jpgÀ propos de Lionel-Édouard Martin, Brueghel en mes domaines. Petites proses sur fond de lieux (Éditions Le Vampire Actif, coll. Les Échappées, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).


«Elles sont dans l’exultation, les voix de l’homme !
Et les dernières nées ont retrouvé l’ancienne
Coulée de soleil par son empreinte ensevelie,
Ce qui reste gravé sur les roches enfouies
De l’émerveillement des matinées humaines !»
Patrice de La Tour du Pin, D'un captif, in Prélude, La quête de Joie et Petite somme de Poésie (Gallimard, coll. Poésie, 1993), p. 173.


Qu'est-ce qu'un poète ? Parmi la multitude des tentatives de définition que nous pourrions donner, je crois qu'une des plus belles façons de caractériser le poète serait d'affirmer qu'il est l'homme qui ne recule pas devant le devoir d'évoquer le monde entier des choses.
Les mots ne sont pas de ce monde écrivait Hofmannsthal, et il avait raison bien sûr, puisqu'ils n'ont aucun rapport avec la réalité, sauf à parier sur l'existence d'une langue magique ou adamique, ce vieux rêve des hommes imaginant un monde où les mots sont «confondus avec les choses» (p. 163), où l'on pourrait encore «communier à la chose immédiate sans l'interposition des mots : comme on mâche à pleine bouche, à la jonction fusionnelle de la langue et de la salive, la chair du fruit dont on néglige le nom» (p. 149) : un rapport contraint, artificiel, unit de façon éphémère et bien souvent fallacieuse ce qui existe hors de notre esprit et ce dont notre esprit ne peut se rendre maître qu'à l'évoquer par le langage. Le monde entier des choses est ainsi une chimère chatoyante qui, mise en vers ou en prose, n'a plus qu'un rapport pour le moins lointain avec la réalité admirable, qu'il s'agissait pourtant de donner à écouter et voir.
Pourtant, le poète est celui qui affirme le contraire de cette sentence, à savoir l'extraordinaire rugosité des mots, leur poids intime de terre, de larmes et de soleil, de sang aussi, puisque la terre de France est une terre gorgée de sang. Si les mots s'en lèvent, ils doivent bien contenir quelques gouttes du sang des hommes qui sont morts en hurlant, en maudissant ou, tout simplement, sans un bruit, avalés par la terre pleine de leurs propres frères tombés et engloutis, et ils doivent bien contenir aussi les échos de tous ces mots que les morts n'ont pas eu le temps de prononcer. C'est la douleur qui donne à la chair vide des mots son poids de réelle présence, sa pesanteur et une grâce, peut-être, qui tient en tout cas par les fibres les plus intimes du langage, qui n'est rien sans la bouche qui l'articule, la fragile colonne d'air qui en déploie les sortilèges les plus exquis ou les mots rares et humbles du taiseux qui travaille la terre et, en ne pensant pas aux mots, les garde en somme toujours contre lui.
S'il existe de secrètes affinités ourdies par la littérature, il n'est pas étonnant que cette image du sang me soit venue avant même que de lire sous la plume de Lionel-Édouard Martin cette phrase mystérieuse : «Les mots s'imprègnent de la couleur de notre sang» (p. 104), façon aussi discrète que pudique de dire, peut-être, que vieillir n'est rien de plus, «pour qui s'y voit porté par des études ou son goût personnel, que chaque jour considérer plus profondément le langage» (p. 132) puisque là où «l'homme passe, il laisse des mots en héritage, fichés droits dans le temps comme ces menhirs dont l'usage s'est oublié, mais qui demeurent, moussus, rongés par les intempéries» (ibid.).
De fait, peu importe en fin de compte que le sous-titre de Brueghel en mes domaines semble affirmer une corrélation décisive, vitale, séminale, entre de petites proses dont certaines, assurément les moins bonnes, rappellent l'art surfait d'Olivier Larronde, et des lieux sur le fond desquels elles se détachent, si le poète est celui qui, goûtant l'originalité de tout lieu, fût-il le plus banal comme une cave où sont empilés des objets jetés au rebut, est capable de lui conférer une universalité miraculeuse qui tient, en tout premier lieu, à la capacité réellement étonnante et époustouflante de nommer, c'est-à-dire de mener les choses «à leur accomplissement» (p. 71).
Le nommeur est le vrai philosophe selon Nietzsche, c'est-à-dire lui-même, mais aussi l'artiste véritable, le créateur prodigue. Lui, le grand pourfendeur du christianisme, ne pouvait manquer de se souvenir, bien sûr, que ce pouvoir de nommer fut donné à Adam, «l'initiateur» (p. 156) comme l'appelle Lionel-Édouard Martin, qui a conféré à la qualité de poète l'aura d'une institution primesautière, d'une puissance réellement divine, quoique vicariante : nomme celui qui vient de recevoir de Dieu le pouvoir de nommer les êtres et les choses et, ainsi, les fait exister dans les consciences de ses semblables, remplit peu à peu la matrice du langage d'êtres et de réalités qu'il agencera selon le pouvoir de sa langue, sa capacité à sortir du néant ce qui demandait à sourdre et éclore, car muette, la nature est triste, repliée sur elle-même selon Walter Benjamin. Prendre la parole, écrire, c'est se contraindre à donner voix à ce qui n'en a plus, la nature enfermée dans sa tristesse aphasique en raison du péché de celui qui la nomma puis la surdénomma, ou bien les femmes aimées qui, tristes encore, s'en vont laper à petits coups de langue la potion amère pour tenter d'oublier celui qu'elles ont aimé : «Et tu verrais alors, mieux que ne les reverrais, Guite et Marie, d'autres et d'autres, et d'autres, d'autres toujours, et toujours plus nombreuses, à mesure que les acharneraient tes phrases, Guite et Marie, vivantes alors encore, sur tes chemins aigus pavés d'épierrage, pareilles, dans le lit sec de la rivière, aux galets remontant vers la source» (p. 131), s'il est vrai que la belle et téméraire action de donner un nom a son principe lié à l'aube, où toute profération ourdit sa timide et formidable aventure. J'ai dit, ailleurs, combien l'auteur était visiblement celui qui ne peut s'empêcher d'imaginer la source de tout fleuve, dont le mouvement ne l'intéresse que comme résultat et écho de la lancée première, du jaillissement à l'origine de son cours et des flots de mots.
Nommant ce qu'il voit et, tout autant nous dit Lionel-Édouard Martin, ce qu'il entend et ne voit pas ou plus, le poète est celui qui libère la création de sa tristesse et, dans le geste de qui prend la parole pour la première fois, il est celui qui «révèle par sa scansion le flamboiement premier» (p. 24), fût-il la maigre capacité de donner consistance et forme à une minuscule fourmi (cf. le texte admirable de la page 47) : «L'insecte vivant» ne peut en effet pas «échapper à la métamorphose telle que tout à coup» l'envisage le poète (ibid.). Après tout, exercer son pouvoir sur les êtres les plus infimes de la création, n'est-ce pas prétendre égaler la puissance divine, qui doit rendre des comptes du moindre cheveu, de chaque atome de ses créatures ?
Nommer suppose l'effort, puisqu'il s'agit, au plus juste, de saisir l'essence des choses et des êtres qui nous entourent, et qui n'existent pas sans que nous ne les ayons nommés. L'effort est marche (cf. p. 168), la marche est violence sur la route qu'il s'agit d'ouvrir (via rupta nous enseigne l'étymologie, cette science du noyau le plus intime des mots, de la source) : «L'itinéraire d'une pensée, d'un désir, est ce qui, dans la terre, fonde la voie» (p. 13) et, pourrait-on dire sans craindre d'être contredit, la voix, qui après tout doit trouver son propre chemin parmi la forêt de voix dans laquelle Hermann Broch a plongé son Virgile mourant. S'avancer pour conquérir sa propre voix, c'est écarter les voix frelatées, se lancer comme un «oiseau de poing» (p. 93) sur sa proie et jeter à terre la putain (et non plus la beauté de Rimbaud) qu'on avait assise sur les genoux : «Scansions aptères d'images sans paroles, mots morts embaumés d'oripeaux, de langues insaisies, amertume de la beauté convenue, putain colorée posée, plus que prise, sur les genoux» (p. 43).
Cette violence n'est pas simplement pause esthétique, rébellion de boudoir ou de salon où se mijote une stratégie éditoriale, qui est de vente donc, peu ou prou, de putanat, de rapine et de compromis déguisés sous de respectables, bourgeois dehors. Cette violence est intrinsèquement liée à l'urgence de dire, avant que le néant ne referme ses mâchoires édentées sur ce qui a surgi de son ventre gonflé par le vide, ce qui a plutôt été arraché par le poète à l'empire fuligineux de l'indifférencié. Il est faux, ainsi, et tout particulièrement ridicule, d'imaginer le poète comme un affable bonhomme tout pressé de cueillir la rose. Plutôt la violence de l'aède démembré par les ménades, qui par son chant donna de la force à ses compagnons d'équipée aventureuse, concurrença le chant tentateur des sirènes et pétrifia la nature.
Celui qui nomme, le poète, l'écrivain, lutte à mort contre ce qui menace de n'être pas en remplaçant ce qui est, le monde entier des choses nommées dans leur secrète essence, dans leurs correspondances invisibles, dans le temple où entreront seuls les plus grands, qui est bâti de mots enfin rédimés, solidement ajointés aux êtres et aux choses et non plus de malodorantes fumées cachant la réalité et la vidant de son lourd poids de matière.
Ainsi, tout autant, celui qui nomme, Lionel-Édouard Martin, ne peut-il qu'évoquer, souvent, le passé, non comme s'il était chargé de la nostalgie de ce qui n'est plus mais parce que ce passé donne l'évidence d'une approche sournoise que son verbe se doit de toutes ses forces de conjurer, du moins de tenter de ralentir : la marche silencieuse de la ruine, comme une hyène plutôt qu'un lion cherchant qui dévorer, puisque le bonheur révolu est désormais «pris dans le tourbillon de cette décrépitude où la substance des choses» s'érode «à l'air douceâtre» et perd sa «forme comme on perd pied, comme de vieilles étoiles mangées par l'entropie» (p. 26).
Puisqu'il nomme, redonne parole au monde privé de parole, puisqu'il rend à la création sa joie d'avoir, il y a si longtemps, été éveillée par la parole du premier homme, puisqu'il lutte contre la négation des choses par le mauvais usage des mots, puisqu'il convoque dans ses poèmes la présence des morts (1), surtout les plus humbles (cf. p. 167) comme il le faisait dans son roman, puisqu'il retrouve le geste premier de l'homme qui fut, en ouvrant la bouche, de se redresser (l'homme n'est-il pas, nous dit Lionel-Édouard Martin, «poussée fondamentale, apte à la femme et à la terre» ?, p. 55) et de porter sa main en visière sur l'horizon, tout ce qu'il devinait bruissant d'être appelé et convoqué par sa parole, puisque le fait de «supposer là-haut des anges interpelle toujours un cœur solitaire» (p. 117), le poète ne peut qu'assumer une fonction religieuse, non seulement celle qui consiste à relier entre eux les êtres et les choses par la magique vertu des identités (2), mais encore celle qui consiste, en célébrant tout l'empan formidable de la création, à célébrer son créateur : «L'oued a écrit ses strophes sans voyelles à même le sable; et que l'orage imprime à la poussière sa foulée de grand fauve : c'est alors psalmodie des cent noms du dieu dans la gorge érectile» (p. 33).
Ainsi, le critique n'est pas le seul qui possède le redoutable privilège, selon Pierre Boutang, d'assumer la garde du saint langage; avant lui, devant lui, c'est le poète qui protège ce qui est menacé de toutes parts : «À quoi servent les critiques ? Ce ne peut qu’être à maintenir le sens et la fonction religieuse du langage» (3). Et Lionel-Édouard Martin de préciser son art poétique en déclarant : «Tout ce qu'il voit, le poète, l’œil ouvert, l’œil fermé, tout ce qu'il distingue d'affinités latentes, et qu'il assemble en gerbes hétéroclites, créant le sens par la fusion, l'embrasement contre cœur de l'épars et du divers martelés de rythmes cardiaques où la cervelle aussi frappe : ces timbales humaines, cœur et cervelle, battent chamade en vue d'accorder les inconciliables en paix d'harmonie – si le Verbe, ensemble, contraste et joint» (p. 112).
Mais comment donc posséder encore la force de transfiguration nécessaire, dans un monde devenu plat et qui répugne à parler de profondeur, de verticalité (cf. p. 94), de ciel creusé au-dessus de nos têtes pleines de bourre, et pourquoi donc ne pas préférer s'amollir en refusant la transcendance et en prononçant quelques syllabes creuses d'oraisons charnelles si vite périssables, pour excorier dans le corps faussement aimé de la femme, le maigre reposoir où barbote le sacré éventé ? Si «bonbonne de gaz vide, le monde est une église» (p. 56), cette église est cependant déserte, l'admirable image de Lionel-Édouard Martin me rappelant, parce qu'elle évoque notre solitude douloureuse et «cette nuit terrible où tout dieu semble muet» (ibid.), celle de Cendrars : «Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd...» (4).
Un sourd qui s'amuse aux jeux de mots pongiens (cf. p. 66) et à quelques facilités hermétiques (cf. le dernier chapitre intitulé Martinique, septembre 2010-janvier 2011) incapables de provoquer la plus petite et improbable épiphanie (cf. p. 70), un prêtre sacrificateur qui sacrifie quelques bibelots d'inanité sonore pour plaire à nul dieu, en fin de compte un poète qui, comme Lord Chandos, se trouve dépossédé du langage ? : «On a beau murmurer bouteille de plastique, carton, barquette, comme au matin d'une création – mais on n'est pas un dieu, parmi les râteaux et les bêches, les tomates et les courgettes : le sens ne gicle guère entre les paumes, on manque de termes aptes à dire l'imprécision, le mal-tranché dans ce continuum jointoyé de poussières où tout a été compacté, foulé, pour moins d'espace, mêlé sans ordre ni logique» (p. 80).
La violence du poète, ainsi, est nécessaire : il n'est jamais certain d'avoir bien chanté et le triomphe le plus éphémère est immédiatement payé de monnaie de singe. C'est continuer à chanter coûte que coûte qu'il faut faire, puisque la belle et juste voix menace d'être engloutie à toute heure, noyée dans la monotone ondée du sous-langage écoutée par Armand Robin et d'autres tels que Karl Kraus.
Si le langage est désormais privé, par quelle mystérieuse destitution s'accomplissant à l'heure la plus banale, sans trompettes ni buccins ?, de sa capacité à chanter, si, à rebours «de certaines croyances, nous n'allons pas vers le «toujours plus distinct» mais, bien au contraire, «nous traçons nos voies dans le réel en avançant de quelques pas, puis retournant dessus : comme on trépigne, arpenteur trop humain, sur un cadastre de parole, sans espoir de mise au net définitive» (ibid.), si encore la seule résurrection qui nous soit promise semble «mal dégagée de ses substances» (p. 86) les plus corruptibles, c'est bel et bien que nous sommes restés muets et désemparés «devant l'obscur» (p. 79) et que, incapables de comprendre, incapable de réunir ce qui demeure disjoint, les mots et les choses, nous n'avons pu rassembler les membres dispersés d'Osiris, donner un peu de paix à la tête d'Orphée qui ne cesse pas de psalmodier son chagrin, ni même remembrer «nos fatras» (ibid.) les plus chevillés à la fragilité des hommes.
Ainsi, rendu à la réalité rugueuse à étreindre, retombé sur le plancher absolument plat des vaches qui n'ont aucune idée de ce que peut bien vouloir dire la déchirure de la verticalité (cf. p. 94), saisi par le froid quotidien plutôt que par le feu qui est Verbe (cf. pp. 107 et 115), qu'importe même qu'il s'agisse de mâcher, mâcher et encore mâcher les mots (cf. p. 111) dans l'obstination de celui qui pleure sur son idéal saccagé, avec pour seul partage non point le silence admirable et quêté de toutes ses forces qui est encore communion avec l'univers (cf. p. 76), «temple», et «tour», et «asile» (p. 43) et clôture dans laquelle le mystique s'enferme avec son dieu (cf. p. 108), mais le mutisme de l'idiot, incapable même de trouver les mots pour «susciter» les morts (p. 166), le poète au «poème échoué» comme l'écrit Jean-Philippe Salabreuil n'est plus qu'un Adam approximatif et roublard, désespéré du moins s'il garde encore la conscience de sa grandeur passée, un pauvre rimailleur racontant sa déveine de port en port comme le Vieux Marin de Coleridge, un imposteur chassé d'un Paradis où chantait la verte primitivité du langage, qui est d'exultation et, pour le dire en un mot que chacune des magnifiques proses de Lionel-Édouard Martin tait et révèle, de prière.

Notes
(1) Ces «très vieux corps soucieux de résurgence» (p. 42) ou bien cette humble brouette où «les pourritures [s'] accomplissent en une bonté pleine de miséricorde; la mort transportée promet, transfigurée, la renaissance herbue, potagère – nutritive et succulente» (p. 54). Voir enfin cette image magnifique : «C'est envisager la mort que de relire, comme en boucle on se repasse les voix aimées, disparues, sur le magnétophone» (p. 92).
(2) Puisque la «plus humble rigole reflète en miroir une lumière incontestable» (p. 38). Un très bel exemple de ce que nous pourrions appeler une circulation entre la création (ses créatures petites ou grandes, ses matières organiques et minérales, ses éléments) et le poète nous est donné par le texte de la page 51, qui se clôt ironiquement, comme si la célébration était désormais hors de notre portée et qu'il fallait nous contenter d'un sacré misérable, de misérables miracles pour parodier Michaux.
(3) Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (Éditions des Syrtes, 1999), p. 346.
(4) Blaise Cendrars, Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France, in Du monde entier. Poésies complètes 1912-1924 (Gallimard, coll. Poésie, 2000), p. 35.

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