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25/04/2012

Anaïs ou les Gravières de Lionel-Édouard Martin

Crédits photographiques : Taylor Weidman (The Vanishing Cultures Project).

51cvyOz0bfL._SS500_.jpgÀ propos de Lionel-Édouard Martin, Anaïs ou les Gravières (Les Éditions du Sonneur, 2012).
LRSP (livre reçu en service de presse).

8.1 Bouton Commandez 100-30

Il ne faut surtout pas lire la quatrième de couverture, assez médiocre dans son babil publicitaire, pour apprécier la très belle langue qui sourd dans Anaïs ou les Gravières, comme s'il s'agissait d'un filet d'eau, tour à tour invisible dans son lit minuscule ou atteignant de belles proportions et alors se montrant au grand jour, qui s'écoule depuis une source dont nous ne savons rien, et que le narrateur du livre s'efforce de découvrir. Le livre de Lionel-Édouard Martin ne transgresse absolument aucune des règles propres au genre policier puisque ce dernier, du moins quand il est de belle qualité, n'a jamais pour centre exclusif et même sujet un meurtre ou l'enquête qui en découle mais bien au contraire tente de proposer, du monde, une vision métaphysique, ce que réussit à nous offrir Anaïs ou les Gravières.
Ainsi, ce roman est-il, par excellence, un roman policier puisqu'il s'agit, pour celui qui l'a écrit, de se lancer sur la piste du plus mystérieux des suspects, tueur peut-être, en tous les cas incitateur, victime, Dieu vengeur, quoi que ce soit d'autre que vous soufflera votre imagination romanesque. Ce suspect n'est autre que la littérature ou plutôt, sa matière, le langage, déposé, au cours des siècles, en fines ou épaisses couches dans les gravières où il nous semble de plus en plus rare d'espérer pouvoir trouver, au travail, les manches retroussées, un de ces horribles voyageurs dont Rimbaud, la main en visière sur la ligne impénétrable de son rêve de fortune, affirmait la levée, le bourgeonnement monstrueux, à sa suite.
Ce suspect ou ce fleuve, visible ou invisible, sur les traces duquel le narrateur s'est lancé est plusieurs choses qui, sans doute, n'en sont qu'une : il est le souffle des hommes et des femmes, il est le vent, il est l'histoire (1), fût-elle celle, absolument banale, d'une minuscule ville de province où le remplissage de la rubrique des faits divers peut encore se donner comme une activité louable, il est encore la communauté des vivants et des morts, surtout lorsqu'ils ont été, comme la jeune Anaïs, assassinés et qu'ils viennent obséder la conscience d'un journaliste de bas étage et étiage, mais qui sait du moins que la littérature est l'unique langue du monde qu'il doit s'efforcer de comprendre, et le langage la maigre chance d'une présence tiède enveloppant d'un peu de chaleur les morts qui ne parlent plus ou, bien au contraire, qui parlent beaucoup trop.
Capter une voix comme on capte une source, «chercher dans les nappes phréatiques» (p. 53) c'est finalement ce qu'il importe de faire en tout domaine, pas seulement de recherche artistique. Moins même, que cela, cette quête que nous pourrions être tentés de confondre avec une mission à visée et panache romantiques : il faut bien davantage se tenir simplement devant le fleuve qui mugit et qui jamais ne semble pouvoir se tarir, alors même que cette attente confiante ne consiste pas, ou alors de façon superficielle, à jouer son petit Héraclite en s'inquiétant de l'impermanence du monde entier des choses comme dit Saint-John Perse, mais bien au contraire, à admettre que l'honneur de l'écrivain, sans doute sa tâche la plus inestimable et aujourd'hui plus qu'hier moquée, réside dans sa capacité à se fondre dans les flots, et, ainsi, à devenir une syllabe de l'immense phrase mugissante qui est tout à la fois la colonne vertébrale et le sang de l'univers, son esprit et sa matière, un peu comme il ne peut rien y avoir en dehors de la planète-océan de Solaris qui ne soit, encore et toujours, miroir de, miroir de l'homme dans lequel il tente désespérément de déchiffrer les énigmes innommables et qu'il faut pourtant nommer, océan profond du langage dans lequel plonger en apnée.
Dépassant le cadre des comptines sur la spécularité et autres enfantillages gidiens sur les délices de la mise en abyme, un livre qui prétend être honnête, tout bonnement, tout vertement, tout franchement, est un livre qui, parce qu'il est le miroir d'autres livres et d'autres quêtes, est le miroir de l'homme, où celui-ci reconnaît son énigme et tente de la sonder. À ce titre, il n'est pas inutile de faire remarquer que Lionel-Édouard Martin cite George Steiner et Paul Celan, un penseur et un poète qui ont défendu l'idée d'une tradition dans laquelle l'artiste, sauf à n'être qu'un de ces paltoquets télégéniques subventionnés par les organismes d'État, doit puiser, moins pour y chercher de l'originalité, son originalité même, que pour s'y fondre : la langue la plus singulière est presque toujours celle qui est riche des mélopées infinies entendues en elle, parfois sous la simple forme d'un très lointain écho roulant du fin fond des âges qu'il faut, humblement, porter dans ses mains, dans sa bouche ou même sur ses épaules (cf. p. 130), dans une antique image de piété et aussi en rappelant le souvenir du Christophore, d'une rive à l'autre.
Écrire, c'est bien sûr se décentrer, se désapproprier, se déshumaniser même mais ce mouvement aussi difficile que périlleux n'a de sens que s'il devient le gage d'une quête essentielle, celle du triomphe de notre liberté soumise à ce qui la dépasse, l'immense colonne de langage qui, devant nous, autour de nous, nous cerne et nous ouvre l'univers pour y tracer notre route de connaissance.
Le petit roman de Lionel-Édouard Martin, sous son apparente simplicité, grâce à une écriture que la crainte de la facilité m'empêcherait de qualifier comme coulant de source (cf. p. 30), soulève toutes ces questions parce qu'il nous donne le sentiment de nous transformer en nageur subitement pris dans un courant contre lequel il est inutile de lutter mais qu'il faut, si je puis dire, accompagner dans notre panique et notre crainte : ne pas lutter contre la littérature, mais au contraire accepter de se laisser envelopper par elle, et s'abandonner à sa terrifiante sagesse en hurlant intérieurement, allez savoir pour quelles oreilles, un dernier Advienne que pourra !.
Aucune forme artistique ne vient donc du néant, il n'est pas inutile, sans doute, de rappeler, comme Lionel-Édouard Martin l'a fait, cette banalité qui ressemble, aujourd'hui, à une pétition réactionnaire et qui ouvre crânement son beau roman, qui n'en est pas au sens technique du terme, puisque l'action et les personnages décrits pourraient être ceux qui agitent le décor de notre propre rue et que, à vrai dire, il ne se passe rien du tout dans ce faux roman policier qui est pourtant une enquête au sens le plus noble du terme.
L'écoulement, le flux (p. 83) est ainsi la figure principale du texte, qu'il s'agisse de routes (cf. p. 17), de cours d'eau bien sûr, de foules d'étudiants (cf. p. 81) où sera surpris le beau visage qui retient l'attention au premier regard, mais aussi de générations (cf. p. 82) ou même de mots (p. 84), et il est frappant de constater que cet écoulement organisateur de la topographie des lieux et de la succession des générations est en fait un flot de paroles : «La géographie locale, nous dit Lionel-Édouard Martin dès les premières lignes, est comme de la parole qui décroît en force et en signification : les phrases se développent du cœur de la ville, haut juché, bourgeois, vers les berges du Clain; puis ça remonte, sec et prolétaire, affaibli, vers des coteaux, avant de s'éluder, tout à voix mal audibles, fluettes, vers le pourtour, qui est de plat pierreux» (p. 9).
Cette phrase magnifique pourrait suffire, comme celle qui ouvre Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, dans laquelle les principaux éléments de l'histoire fantomatique sont déjà présents, charriés par le courant de la langue qu'il va falloir remonter, donnés comme en rêve, avant que la logique ne classe et ne commence son travail de raison ordonnatrice : le fleuve du monde, la Tamise, la parole échangée entre celui qui a vu et entendu Kurtz et ceux qui, sur une petite embarcation, tout en ne sachant rien de cet homme prodigieux, écoutent l'étrange et subtil marin relater son aventure ténébreuse, la vanité insurpassable des hommes, leur soif grotesque et lumineuse d'empires, les ténèbres du soir, dans lesquelles il s'agira d'aller chercher celui qui s'y est très profondément enfoncé, qui s'y est enfoncé au point qu'il ne peut plus revenir à la lumière, y compris en bénéficiant de l'aide d'un cicérone aussi vaillant que Marlow.
Le narrateur d'Anaïs ou les Gravières, lui aussi, descendra dans les profondeurs de la terre, allant trouver un homme, ancien légionnaire à la réputation peu engageante, sorte d'ogre coupé des autres et qui, pourtant, depuis le lieu souterrain où il vit, semble tout entendre, voir et comprendre : «Laisse les caves. Ou alors prends ta lampe, explore. Parfois c'est joli, des stalactites. Parfois c'est moche, de l'argile et des pierres sèches. Ça va loin, c'est tout. Plus loin qu'on ne croit, ça serpente sous les maisons, sous les églises, sous les villes...» (p. 100). Joseph Conrad aussi affirmait que le véritable fleuve indomptable déchirait moins les profondeurs des forêts africaines qu'il ne circulait sous les grandes villes européennes, comme un monstre des profondeurs dont une secousse, parfois, trahit l'existence à des centaines de mètres au-dessus de lui. Un flot de pourriture, invisible mais pas moins réel, irrigue les profondeurs du monde et à sa façon discrète, comme tant d'autres personnages romanesques, le journaliste de Lionel-Édouard Martin tente d'accomplir une véritable catabase.
Est-ce là la source, fût-elle invisible et secrète, aussi cachée que les motifs qui peuvent conduire un homme à tuer une femme ? Laissons pour le moment cette question en suspens, puisqu'il nous suffit de nous sentir portés par la belle langue de Lionel-Édouard Martin, véritable rivière (cf. p. 12) de métaphores dont aucune ne nous afflige par son clinquant ou sa facétie enfantine («Elle tire loin la langue, jusqu'à la mer, La Rochelle», p. 31; «La parole des hommes rince parfois les méninges mieux que l'aspirine», p. 60), alors même que l'écriture, en n'ayant pas crainte de contempler le sillon qu'elle vient elle-même de creuser dans la roche tendre du monde (cf. p. 66), n'en finit pas de s'interroger sur sa propre nature, ses minuscules ou grands prestiges syntaxiques (cf. p. 50), phonétiques (cf. p. 20 et aussi 56, sur le prénom Mao) et, bien sûr, puisque nous évoquons l'écoulement et le courant métamorphique qui coule dans toute langue, étymologiques (cf. pp. 20, 90).
Cette obsession de la source, qui peut se lire comme la volonté d'accéder à une forme de pureté (2) que n'auraient pas encore souillée le crime et la convoitise, ne peut que s'accompagner du désir de donner langue aux morts qui dans le roman de Lionel-Édouard Martin, comme dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos ou Stalag de Jean Védrines, semblent si près de nous que nous pouvons entendre leur long murmure dolent : «Les morts ne sont pas vraiment morts tant qu'on les a sur les lèvres : ils y vivent d'une vie minuscule, intermittente, au rythme du souffle qui les ranime et pourtant les expire» (p. 30). Dans ce cas, le rôle, la mission peut-être, du narrateur a commencé trop tôt ou bien s'est arrêtée trop vite, car, à dire vrai, la littérature est l'affaire seule des morts et il nous semble donc que ce n'est qu'un peu trop rapidement que le personnage de Martin s'est chargé d'un fardeau qui n'est pas du tout l'incertitude (le tout dernier mot du livre) mais bien au contraire la certitude, l'unique certitude : écrire, c'est continuer. La catabase est incomplète, le retour à la lumière des hommes imparfait, le souffle recueilli des morts, des mortes très précieuses, si fragile que rien ne semble pouvoir le garder droit.
C'est pourtant bien tout l'objet et même le combat que mène notre banal journaliste, qui à tout prix veut «rendre la parole» (p. 63) aux morts, alors même que son métier l'oblige à aligner les mots de façon inepte, standardisée, journalistique, au point que sa propre «rédaction regorge des [s]iens comme une éponge humectée de vinaigre» (ibid.).
Il lui faut donc essayer, avec ses récoltes auprès de vivants qui évoquent le souvenir des morts, de «faire du langage» (p. 66), une nouvelle fois, comme je l'ai dit, en tentant de remonter à la source (3), du moins en ne faisant pas comme si elle n'existait pas : «C'est ainsi que je sens ce quartier : oblique, maculé de repentirs, et comme l'écho très affaibli de voix lointaines qui prennent leur source bien plus haut dans la cité, au cœur même de son histoire, parmi les églises, les vieux hôtels, les porches [...]» (ibid.).
Langue journalistique, inerte, diserte par opposition à la concision de «l'ancienne littérature, économe de mots et des lèvres du conteur» (p. 21), par opposition encore à la parole rare des hommes bourrus, des hommes à mains plus qu'à langue (cf. p. 57) qui bégaient avec leurs gestes et leur bouche (cf. p. 133), langue médiatique, affreusement quotidienne, vidée de sa substance et pulvérulente, dans laquelle nous ne savons plus rien dire si ce n'est d'inessentiel, l'envers même de la littérature, langue servile, «graine sèche, infertile» (p. 91) à opposer à l'invention de la parole, où il faut «étoffer le germe dans la bouche, lui donner de la sève» (ibid.) même si, en fin de compte, cette littérature est bien incapable de parvenir à comprendre non seulement ce qu'a été le secret de la vie perdue ou assassinée mais, tout simplement, de parvenir à établir l'identité du meurtrier, bien que nous nourrissions quelque soupçon à l'encontre d'un des personnages du roman de Lionel-Édouard Martin, Toto Beauze qui se suicidera en s'accrochant tout en haut d'une pelle de bulldozer, comme si l'idée de mourir sur terre, cette terre qu'il a pourtant retournée et creusée durant toute sa carrière, lui était insupportable, ainsi qu'à Judas répandant ses entrailles en se balançant au bout d'une corde.
Tout au plus peut-elle, cette langue, à la condition absolue qu'elle s'écarte de toutes ses forces de la «langue sans profondeur, nue d'imaginaire, cadencée selon les rythmes mous des idées du jour» (p. 155) qui est le sous-verbe journalistique, nous redonner la présence, ou plutôt son illusion réconfortante, une «forme de grâce» vous le croirez ! (p. 28, l'auteur souligne), de la voix perdue, celle de la femme aimée, Nathalie, ou celle de la jeune femme assassinée d'un coup de couteau puisque c'est après tout «le destin de l'homme, avec le temps, que de se peupler de voix, tels ces hauts peupliers qui, au terme de leur croissance, hébergent d'amples rassemblements d'oiseaux» (p. 148).
Souhaitons à Lionel-Édouard Martin qu'il puisse encore nous permettre d'écouter, sous l'ample frondaison verte d'un de ces arbres tout bruissants de mots, la voix secrète de la littérature.

Notes
(1) «Évoquer père et mère, grands-parents; remonter même encore plus loin, travailler l'histoire à pleine parole, lui faire cracher le morceau : c'est ça qui tisse des liens» (p. 44).
(2) Il va de soi que cette quête ne peut à mes yeux être en aucun cas réductible à une obsession politique, aussi folle que criminelle qui, en prétendant retrouver quelque mythique état de nature édénique, pourrait avoir la fâcheuse tentation de raser le présent, décidément trop corrompu. Il y a, bien au contraire, dans cette obsession de l'origine, la volonté de tenter, par le verbe et lui seul, le rapprochement des deux postulations antagonistes qu'évoquait Baudelaire, l'aspiration vers le haut et l'aspiration vers le bas, afin de créer une seule langue, chimérique mais rêve, pourtant, de tout écrivain, qui dirait tout sans rien exclure de l'infinie richesse du monde et, en parvenant à capter quelque vérité de cette origine, saurait enfin de quoi il en retourne réellement dans le cœur d'un homme : «Il faudrait chercher bien loin, remonter le cours de son âge adulte jusqu'à son enfance, pour tenter de découvrir ce qui peut-être est en lui presque mort mais continue de brûler à courte flamme dans son cœur» (p. 123).
(3) Je me demande si, en donnant voix au meurtrier Youssouf Fofana, ce n'est pas ce que j'ai moi-même tenté de faire, évoquer le prestige d'un verbe descendu d'on ne sait où et se perdant à présent jusque dans les caves les plus infectes où vivent les bêtes répugnantes.