Absalon, Absalon ! de William Faulkner (30/06/2019)

Crédits photographiques : Miles Rowland (National Geographic Traveler Photo Contest).
1299588829.jpgWilliam Faulkner dans la Zone.

«À propos, j’ai trouvé un titre qui me plaît : Absalon, Absalon; c’est l’histoire d’un homme qui par orgueil voulait un fils, et qui en eut tant qu’ils le détruisirent…»
William Faulkner, Lettres choisies (édition établie par Joseph Blotner, Gallimard, coll. Du monde entier, 1981), lettre à Harrison Smith d'août 1934, p. 109.

«Mon fils Absalon ! mon fils ! Mon fils Absalon ! que ne suis-je mort à ta place ! Absalon mon fils ! mon fils !» (2 Samuel, 19, 1)


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Ce ne peut être un hasard que la voix qui ouvre Absalon, Absalon !, et qui parvient à envoûter durant quelques heures à peine Quentin Compson, quelques heures passées à se protéger de l'insupportable lumière d'un «après-midi de septembre», ou plutôt quelques heures qui nous semblent s'étirer durant des jours et même des années, dans un mouvement d'éternelle redite, comme celui qui empêche les chevaliers de découvrir Carcassonne (cf. p. 324), puis se dédoubler dans les voix de Shreve (Shrevlin) et de Quentin (cf. p. 340) qui n'en font plus qu'une (cf. p. 371), ce ne peut être un hasard que cette voix infatigable soit celle de Miss Coldfield, Rosa Coldfield qui, nous dit Faulkner, s'est «instituée (à défaut de s'affirmer) comme le poète lauréat de la ville et du comté en publiant à l'usage de la stricte et maigre liste des abonnés du comté, des poèmes, odes panégyriques et épitaphes, inspirés par une implacable et inépuisable volonté de ne pas accepter la défaite» (p. 33) qu'une partie des États-Unis, au moins selon William Faulkner mais aussi Robert Penn Warren, n'a décidément pas fini de digérer, comme si le «Sud profond mort depuis 1865 et peuplé de fantômes bavards scandalisés et frustrés» (p. 31) ne pouvait par définition laisser en paix non pas les invaincus mais les vaincus, ou alors les invaincus parce qu'ils croient, des années et même des lustres après l'issue de la Guerre de Sécession qui les a réduits à un mutisme haineux ou simplement consterné, qu'ils n'ont pas perdu définitivement ou bien que s'ils ont perdu, c'est uniquement à cause d'un tragique malentendu, d'une farce de l'Histoire dans laquelle, comme tel personnage du roman, ils baignent en fait depuis leur naissance, l'ayant déjà appris, ce pays qui est un pays vaincu, «déjà assimilé d'une manière ou d'une autre sans l'intermédiaire de la parole», parce qu'en fait il est né et qu'il a vécu, même, «à côté de cela, avec cela, comme le font tous les enfants» (p. 248).
Paradoxe initial, contradiction peut-être, mais qui en tout cas nourrit chacun des romans de Faulkner : il n'y aurait absolument rien à raconter, en tous les cas pas l'histoire connue d'une défaite non seulement sanglante mais incontestable et surtout honteuse, puisque, depuis des années et même, serait-on tenté de dire, de toute éternité, le Sud des États-Unis a perdu la partie et que la parole qui pourra en sortir, anonyme pratiquement ou connaissant une audience mondiale comme celle de l'écrivain qui recevra le Prix Nobel et paraîtra timide et même, n'hésitons pas à l'affirmer, n'ayant pas grand-chose à dire à celles et ceux qui ont pu l'approcher, ne pourra dans le meilleur des cas se contenter de rien de plus que de sonder les raisons de cette défaite et, moins même que lui donner un sens puisque l'Histoire n'en a aucun, en proclamer l'incessante redite, dans une répétition qui tient de l'effarement bien plus que de la colère.
Écrivain du ressassement ou, pour le dire avec Blanchot, de l'entretien perpétuel avec ses propres démons, William Faulkner mieux que nul autre écrivain mérite ce titre, tout comme elle (elle, Rosa Coldfield) est la conteuse qui n'accepte pas ce qui lui est, il y a bien des années, arrivé, cet événement qu'elle n'en finit pas de raconter et qui semble l'avoir figée dans une insupportable attente du passé pourrait-on dire, d'un passé qui, sans cesse questionné, de nouveau sondé, livrerait, enfin, la clé de ce qui n'en finit pas d'avoir des conséquences sur le présent, Rosa Coldfield est celle qui, prenant à témoin le jeune Quentin, lui suggère, pourquoi pas ?, de devenir écrivain, et de raconter, à son tour, ce qu'elle lui a confié : «C'est pourquoi je n'imagine pas que vous reviendrez jamais par ici vous établir en qualité d'avocat dans une petite bourgade comme Jefferson, puisque les gens du Nord ont déjà veillé à ce qu'il ne reste plus grand-chose à faire dans le Sud pour un jeune homme. Aussi embrasserez-vous peut-être la carrière des lettres comme le font aujourd'hui tant de jeunes gens et aussi de jeunes femmes du Sud, et peut-être un jour vous rappellerez-vous cela et l'écrirez-vous» (p. 32). C'est admettre, en somme, que la littérature n'a pas grand-chose à avoir avec la victoire, la plénitude, et qu'elle est sans doute là pour reconstruire une chaîne que l'Histoire a détruite.


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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