Entretien sur Dante d'Ossip E. Mandelstam (03/02/2013)

Crédits photographiques : Juan Asensio.
9782940055319.jpgÀ propos de Ossip E. Mandelstam, Entretien sur Dante précédé de La Pelisse, traduction du russe par Jean-Claude Schneider avec la collaboration de Vera Linhartovà, préface de Florian Rodari, Éditions La Dogana, Genève, 2012.
LRSP (livre reçu en service de presse).



1142025592.jpgDante dans la Zone.





1722519517.jpgSur Le Timbre égyptien d'Ossip Mandelstam.





821282573.jpgSur Mandelstam, mon temps, mon fauve de Ralph Dutli.





«En choisissant Dante comme objet de son Entretien, écrit Florian Rodari dans sa belle préface, Mandelstam ne cherche pas à nous faire un cours d'histoire sur l'un des plus grands écrivains d'Occident : il nous jette en revanche sans ménagement dans le vif d'un débat indiscret sur les conditions qui président à la naissance du poème» (p. 4).
Lire Dante, particulièrement les trois stations de sa Comédie (qui fut le nom sous lequel l’œuvre prodigieuse fut d'abord connue), c'est être jeté en avant, saisi par le rythme des pas du Florentin, qui a placé ses propres pas dans ceux de l'illustre Virgile, comme l'écrit Theodor Hacker, en quelques phrases définitives : «L’unité et la continuité des fondements naturels et humains de l’Occident païen gréco-romain aussi bien que de l’Occident chrétien, c’est exactement ce qu’au seuil de la plénitude des temps authentifient un grand poète et son œuvre; non seulement parce que l’anima vergiliana, c’est-à-dire l’âme la plus sublime de l’ancienne Rome, devait au cours des siècles se retrouver fraternellement identique chez Dante, Racine ou Newman, mais, plus que cela, parce qu’à partir du baptême et de la foi les âmes chrétiennes allaient éclairer réversiblement de la lumière de la Grâce la plus parfaite anima naturaliter christiana de l’Antiquité : l’âme du grand poète Publius Vergilius Maro» (1).
Il n'est point si curieux que ce soit un autre écrivain, Hermann Hesse en 1927, qui cite l'exemple de Dante comme illustration, cette fois-ci, de la rupture de la chaîne d'or par laquelle les grands écrivains nous rappellent leur fulgurante présence et anticipent notre propre avenir : «Le monde civilisé était un cimetière où Jésus-Christ et Socrate, Mozart et Haydn, Dante et Goethe n’étaient plus que des noms aveugles sur des tables de métal rouillées, entourées d’une assistance hypocrite et mal à l’aise, qui aurait donné bien des choses pour pouvoir croire encore à ces plaques de zinc jadis sacrées, pour pouvoir prononcer un mot honnête et grave de regret et de désespoir sur ce monde trépassé, mais qui, au lieu de tout cela, restait à se dandiner à côté d’une tombe» (2).
Lire Dante, mais aussi, comme il le fait, le commenter, c'est marcher, nous rappelle Ossip Mandelstam : «Ce n'est pas plaisanterie de ma part si je me pose la question de savoir combien de semelles Alighieri a usées, combien de chaussures en peau de bœuf, combien de sandales, tout le temps qu'a duré son travail poétique, en cheminant sur les sentiers de chèvres de l'Italie» (p. 21). Il répétera cette métaphore quelques pages plus loin, son étude sur Dante pouvant d'ailleurs être considérée comme une somptueuse suite de métaphores et de comparaisons, dont celle de la marche, qui est l'essence même de la poésie et, justement, convoque notre futur. Marcher, c'est toujours refuser d'être encalminé dans un présent enchaîné aux amarres du passé : «Ce qui distingue la poésie de la parole machinale, c'est que la poésie justement nous réveille, nous secoue en plein milieu du mot. Ce dernier se révèle alors à nous d'une étendue bien plus vaste que nous ne l'imaginions, et nous nous souvenons soudain que parler veut dire : se trouver toujours en chemin» (p. 32).
D'autres métaphores, disais-je, constituent la trame filée où Mandelstam projette l’œuvre de Dante. Celle-ci, remarquable, évoque la jointure parfaite entre la réalité et le langage que vit, bien évidemment, tout grand écrivain et, d'abord, tout grand poète : «[...] là où se décèle une commune mesure entre la chose et sa narration, les draps ne sont pas froissés, la poésie, pour ainsi dire, n'y a pas couché» (p. 16), comme si le lit, les draps du lit, n'avaient pu retenir l'empreinte du poète, non pas parce qu'il n'aurait pas de corps et serait, comme une ombre plaintive croisée dans un ténébreux bolge de l'Enfer, translucide, mais parce que son corps entièrement charnel, épuisé par des journées de marche sur les sentiers de chèvres de l'Italie, épouse merveilleusement la texture des tissus, à tel point qu'il ne les froisse même pas, passage et pesanteur plus vifs que l'éclair, la nuit ne retenant pas le passage de la foudre parce que celle-ci ne déchire pas sa texture mais, bien au contraire, en souligne la ténébreuse clarté : «Imaginez une chose déjà comprise, pleinement saisie, arrachée aux ténèbres, exprimée dans une langue qu'on a voulu, qu'on a préféré oublier aussitôt accompli l'acte d'élucidation et d'interprétation...» (p. 17). La poésie du florentin et, n'en doutons pas, celle de Mandelstam, se signalent, en tout premier lieu, par leur capacité d'opérer une fulgurante sédimentation entre le temps le plus long et la déchirure de l'éclair : le saisissement si particulier aux grandes œuvres artistiques pourrait être illustré par une célèbre peinture de Paul Klee, qui enthousiasma et effraya tout à la fois Walter Benjamin, représentant un ange fuyant la destruction, dont l'élan le dirige vers un avenir que nul ne soupçonne, pas même lui. Le présent est celui du lecteur, attiré par un passé dont il ne veut plus et qu'il craint tout de même de quitter, attiré invinciblement par un futur dont il ne sait rien, qui l'effraie, sa volonté ayant déclenché une explosion, l'explosion d'une lecture qui considère les mots non seulement au plus près de leur sens, mais ne se moque point de leur puissance d'ébranlement. Une lecture qui n'est pas un charme, au sens étymologique de ce terme qui signifie une perte de notre volonté, l'ébranlement de tout notre être lancé sur une route inconnue, est une plaisanterie pour universitaires.
De cette perfection de la langue, pourtant dite vulgaire, de Dante, Mandelstam a eu la profonde intuition, lorsqu'il écrit que l’œuvre de Dante «est, avant toute autre chose, l'entrée dans l'arène internationale du parler italien contemporain en tant que système plein» (p. 20), ce constat étant finalement repris par T. S. Eliot qui lie Dante à Shakespeare et proclame leur commune grandeur (3) puis par Saint-John Perse (4) et, plus récemment, par Bruno Pinchard qui écrit : «Le vers sera notre dernière raison de croire qu’il y a de l’ordre dans le monde. Quoi ! une langue formée par l’usage et le chaos de l’histoire, une langue forgée non par les grammairiens mais par les peuples, détient, comme en filigrane, un ordre latent qui ne demande qu’à paraître au gré de la mémoire du poète inspiré ? La rime n’est rien d’autre que l’épiphanie de l’ordre dans le hasard de la trouvaille verbale» (5).
Si la langue de Dante, unique parce qu'elle semble toutes les englober, est plus qu'une autre capable d'évoquer le monde, c'est sans doute parce qu'elle est transparente ou plutôt (car alors, pure transparence, nous n'en saurions rien et ce serait là la langue des anges), c'est parce qu'elle nous dévoile sa propre structure ou corps, la métaphore organique étant d'ailleurs reprise par Mandelstam, quelques pages après cet extrait (6) : «Les vers de Dante ont reçu leur morphologie et leur teinte exactement à la manière des couches géologiques. Leur structure matérielle importe infiniment plus que leur fameux modelé sculptural. Représentez-vous un monument en granit ou en marbre qui, par son intention symbolique, ne vise pas à représenter un cheval ou son cavalier, mais à mettre à nu la structure interne du granit ou du marbre eux-mêmes. En d'autres termes, imaginez une statue de granit élevée en l'honneur du granit, comme pour manifester son principe – vous aurez ainsi une notion assez claire de la manière dont s'imbriquent chez Dante la forme et le contenu» (p. 31).
Ce n'est pas la seule fois que Mandelstam emploiera une analogie entre la matière poétique (elle-même définie au moyen d'un avion engendrant... un avion !, cf. p. 43) et le domaine minéral (cf. pp. 34 ou 50) ou qu'il imbriquera assez subtilement plusieurs métaphores toutes censées caractériser la nature même de l'édifice poétique de Dante, moins passé ou présent (celui du commentaire de Mandelstam) que futur, l'actualité de l'antimoderniste Dante étant «inépuisable, indénombrable, intarissable» (p. 52), ses Chants appelant «un commentaire au futur» (ibid., l'auteur souligne), sans doute parce que, tout en parvenant à englober tous les savoirs ou peu s'en faut de son époque, Dante a refusé de considérer l'«aspect sacré, éblouissant» de la tradition mais a bien davantage privilégié la création d'«un objet qu'il importe de gagner au moyen d'un reportage brûlant d'actualité, d'une expérimentation passionnée» (p. 56) (7).
Cette idée que le grand poème de Dante est moins une œuvre pour le présent du Florentin ou bien pour notre passé mais pour notre avenir est sans cesse rappelée par Ossip Mandelstam : «Il est effarant de penser que les explosions aveuglantes de la physique et de la cinétique contemporaines ont été exploitées six cents ans avant que leur tonnerre n'éclate» (p. 73), l'auteur répétant, plus loin, que Dante est même allé jusqu'à pressentir la parenté unissant le son et la lumière (cf. p. 75, où il commente le chant XXVI, v. 97-102, du Paradis).
Nous laisserons à Mandelstam la paternité de ces intuitions à vrai dire peu convaincantes, tout en rappelant que le savant Galilée s'intéressa lui aussi au monde décrit par Dante, singulièrement à son Enfer, que Mandelstam affirme ne posséder «ni contenu ni volume, il est comme une maladie, une épidémie d'ulcères et de peste – et, comme toute contagion, sans occuper l'espace, il se propage dans l'espace» (p. 72).
Au fond, cette multitude d'analogies métaphoriques employées par Mandelstam ne vise qu'une chose, unique objet de sa méditation sur Dante : le secret de l'être qui ne peut être saisi que par et dans le langage puisque, chaque fois qu'une «métaphore porte jusqu'à une explosion les teintes végétales de l'être (8), je songe avec gratitude à Dante» (p. 74), écrit Mandelstam, cette «explosion de la parole» constituant selon le poète une «réflexologie de la parole» (ibid., l'auteur souligne) qui représente une «science» à part entière, «encore infondée à l'heure qu'il est, de l'influence spontanée, psychophysiologique, du mot sur les interlocuteurs, sur l'assistance, voire sur celui qui parle» (pp. 74-5).
Il n'est ainsi pas très étonnant que ce soit un poète comme Mandelstam qui prête une attention particulière à la langue même de Dante, «toute frémissante de la douceur des diphtongues italiennes» composant «les langues sinueuses, obséquieuses et bégayantes, de ces flambeaux abrités du vent, qui chuintent de leur mèche huileuse...» (p. 76), le poète citant en guise d'illustration ces quelques vers de l'Enfer (Chant XXVI, v. 79-81) :

«O voi, che siete due dentro ad un foco,
s'io meritai di voi, mentre ch'io vissi,
s'io meritai di voi assai o poco...
»,


et il n'est pas plus étonnant que ce soit un autre poète, Saint-John Perse, qui évoque Dante comme un fanatique de la langue (9), Mandelstam consignant un apparent paradoxe (10), qui réside dans le fait que le maître du langage est aussi, est d'abord, celui qui ne peut faire preuve d'aucune originalité et doit se contenter d'écrire sous la dictée : «Où est chez lui l'invention ? Il écrit sous la dictée... c'est un copiste, un traducteur... Tout courbé dans sa position de scribe, il jette avec crainte des regards obliques vers l'original enluminé, emprunté à la bibliothèque du prieur» (p. 77) et, plus largement, au grand Livre que constitue, à ses yeux, la Création tout entière, visible et invisible, qu'il vit de ses yeux de poète comme, selon Ernesto Sábato, Dante vit l'Enfer, et pas seulement par les seules vertus d'une imagination délirante.
Reste que celui qui commente, qui ose commenter, après tant d'autres savants, la Comédie, ne doit jamais oublier, affirme Mandelstam, que le «commentaire (explicatif fait partie intégrante de la structure même de la Comédie. Le vaisseau-miracle a quitté le chantier naval en même temps que les coquillages collés à lui» (p. 86), cette ultime image, remarquable, étant peut-être la plus belle et simple définition qui a été donnée de la critique, laquelle doit ne pas craindre de sonder la «matière poétique [qui] n'a pas de voix» puisqu'elle «ne peint pas au moyen de couleurs, ne s'exprime pas par le détour des mots» , est «sans forme, tout comme elle est dépourvue de contenu, et ce pour la simple raison qu'elle n'a pas d'existence en dehors de l’œuvre» (p. 87), Mandelstam concluant son texte à la fois étrange et obsessionnellement attiré par une image mystérieuse que le poète ne nous livre pas en écrivant que l'objet «d'un commentaire de Dante sera», il l'espère, «la recherche de l'interdépendance entre l'explosion [créatrice] et le texte» (p. 88).
L'être, peut-être ?

Notes
(1) Theodor Haecker, Virgile, Père de l’Occident (préface de Rémi Brague, traduit de l’allemand par Claude Martingay, Ad Solem, 2007), pp. 27-8.
(2) Hermann Hesse, Le Loup des steppes (Le Livre de poche, 2003), p. 54.
(3) «Dante et Shakespeare se partagent tout le monde moderne; il n'y a personne d'autre», T. S. Eliot, Dante (Éditions Climats, 1991), pp. 64-5. Le grand poète anglais nuance toutefois sa comparaison lorsqu'il écrit : «Et nous en venons graduellement à admettre que Shakespeare a une compréhension de la vie humaine plus vaste et plus variée que celle de Dante; mais que la compréhension qu'a Dante des niveaux de dégradation est plus profonde, et celle qu'il a des niveaux d'exaltation plus élevée», p. 42.
(4) «Nous te saluons, Poète, homme de terre latine, celui à qui il fut donné d’éduquer une langue, et par la langue, créatrice, de forger l’âme d’un peuple», Saint-John Perse, Pour Dante in Œuvres complètes (Gallimard, coll. La Pléiade, 1982), p. 449.
(5) Bruno Pinchard, Pour Dante, Présentation (Honoré Champion éditeur, 2001), p. 12.
(6) «Une analyse scientifique du poème de Dante, qui serait conçue comme un écoulement ou un flux, prendrait inévitablement l'aspect d'un traité des métamorphoses; elle s'efforcerait de saisir les nombreux états de la matière poétique, de même qu'un médecin, pour poser son diagnostic, écoute longuement l'unité multiforme de l'organisme. La critique littéraire se rapprocherait alors des méthodes utilisées par la médecine des corps vivants» (pp. 33-4).
(7) Nous ne pouvons songer, ici, qu'à Harold Bloom écrivant : «La révélation de Dante est sa propre révélation, et elle sera celle de lui-même», in Ruiner les vérités sacrées (Circé, coll. Bibliothèque critique, 1999), p. 60. L'auteur explicite sa sentence de la façon suivante : «Tous les grands poètes, que ce soit Dante, Milton ou Blake, doivent ruiner les vérités sacrées et n’en faire que fable et vieille chanson, parce que, précisément, la condition essentielle de la force poétique est que la nouvelle chanson, la sienne propre, doive toujours être une chanson de soi-même […]», p. 140.
(8) «À la fois créature et créatrice d’une langue, écrit ainsi Saint-John Perse, [l’œuvre] garde, rebelle, contre toute prise d’intellect, sa liaison vivante avec le mouvement même de l’être, sa fortune», in op. cit., p. 452.
(9) «Et Dante, fanatique du langage, n’a-t-il pas placé dans son Enfer, non loin des blasphémateurs, un écrivain coupable d’impiété envers sa langue maternelle ?», in ibid., p. 453.
(10) Apparent paradoxe liant liberté et absolue nécessité que Mandelstam illustre peut-être par cette comparaison mêlant légèreté et loi : «L'écriture et la parole sont incommensurables. Les lettres correspondent aux intervalles. La grammaire de l'italien ancien, tout comme la nôtre, celle du russe, est aussi une troupe agitée d'oiseaux, elle est comme une schiera toscane avec ses bigarrures, cette foule florentine qui change de lois comme on change de gants et qui oublie, le soir venu, les décrets d'utilité publique promulgués le matin même» (p. 80).
(11) «Je crois que Dante a vu. Comme tout grand poète, il a vu ce que les gens ordinaires pressentent avec moins d'acuité. Les gens qui le voyaient se promener dans les rues de Ravenne, maigre et silencieux, susurraient à son passage, avec une crainte sacrée: «Voici celui qui est allé en Enfer.» Tu savais cela ? Textuel. Ce n'était pas une métaphore: ces gens croyaient que Dante était allé en Enfer. Et ils ne se trompaient pas. Ce sont les autres, les petits malins, ceux qui se croient intelligents, qui se trompent», Ernesto Sábato, Œuvres romanesques (Seuil, 1996), p. 690.

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