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21/06/2012
Mandelstam, mon temps, mon fauve de Ralph Dutli
Crédits photographiques : Alexander Natruskin (Reuters).
À propos de Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve, une biographie (Le Bruit du Temps et La Dogana, 2012).
LRSP (livre reçu en service de presse).
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«C'étaient presque tous les manuscrits autographes des années 10 et 20, sur lesquels se voyaient de curieuses empreintes de semelles de bottes : les traces de la perquisition de mai 1934, lorsque les agents du Guépéou avaient jeté sur le sol les textes à leurs yeux sans intérêt et les avaient piétinés. Des empreintes de bottes sur des manuscrits : un symbole du destin de la poésie à l'époque soviétique.»
Ralph Dutli, Mandelstam, mon temps, mon fauve. Une biographie (traduction de l'allemand par Mario Graf revue par l'auteur, Le Bruit du Temps / La Dogana, 2012), pp. 526-7.
«Cette vie est longue. Qu'il est long et difficile de mourir quand l'un doit mourir sans l'autre. Est-ce le sort qui nous attend, nous qui étions inséparables ? L'avons-nous mérité, nous qui étions des chiots, des enfants, et toi qui étais un ange ? Et tout continue. Et je ne sais rien. Mais je sais tout, et chacune de tes journées et chacune de tes heures, je les vois clairement, comme dans un rêve de fièvre.»
22 octobre 1938, dernière lettre de Nadejda Mandelstam à son mari.
Si Le Bruit du Temps poursuit son entreprise éditoriale comme elle l'a commencée et pour l'heure remarquablement illustrée, je pense que cette maison ne va pas tarder, et très vite, à devenir l'une des meilleures de France.
Après D. H. Lawrence ou Robert Browning et d'autres auteurs remarquables que j'ai évoqués sur ce blog, c'est à présent le poète Ossip Mandelstam qui est à l'honneur et bénéficie de l'intelligence éditoriale du Bruit du Temps, puisque les lecteurs peuvent non seulement se plonger dans la remarquable et émouvante biographie de Ralph Dutli, sans conteste l'un des tout premiers connaisseurs internationaux des textes du poète, mais encore lire ou relire certains d'entre eux comme Le Timbre égyptien ou Le Bruit du temps et, avec les éditions genevoises La Dogana, son Entretien sur Dante.
Abondamment illustrée, remarquablement détaillée, bien écrite et ne défendant jamais jusqu'à l'excès la personnalité d'Ossip Mandelstam, qualifié, dès la première phrase du livre, de «mythe» (p. 11), et de celle qui permit à son œuvre de survivre à l'époque soviétique, Nadejda Khazina qui devint, pour le monde entier, Nadejda Mandelstam, la biographie de Ralph Dutli confirme ce que nous savons tous et qu'il n'est jamais inutile, toutes les fois que nous le pouvons, de répéter : le totalitarisme ne serait pas grand-chose, pas grand-chose de plus que le rêve fou de quelque dictateur, si se dressaient, face à sa gueule, une poignée seulement de personnes telles que Mandelstam mais aussi celle qui fut sa femme et la propagatrice la plus zélée de ses poèmes et de sa mémoire qui, pour sauver les textes de son mari d'une destruction certaine, apprit «tous ses poèmes par cœur, afin de les garder hors de portée des sbires de Staline» et «trouva des cachettes pour certains papiers et confia les textes à quelques rares amis triés sur le volet, dans l'espoir que quelques-uns survivraient à l'ère stalinienne» (p. 524), la réalité rejoignant ainsi la fiction (1). Un dictateur ne prospère que grâce à la somme de minuscules lâchetés qui, additionnées, provoquent une béance de la responsabilité individuelle. Une dictature n'est jamais grosse et forte que de nos reculades minuscules, de nos petites lâchetés quotidiennes frappées du coin du bon sens. Fort heureusement, du bon sens, Ossip Mandelstam ne semblait en avoir guère.
Les détracteurs du poète auront beau jeu de rappeler que, bien davantage qu'à du courage, il faut expliquer son attitude suicidaire face au pouvoir stalinien par une profonde incapacité à s'insérer dans la vie sociale soviétique, ou ce qui passait pour telle du moins, un réseau de peurs et de délations réciproques.
Les pleutres et les laquais, qui comme des poux se reproduisent pendant ces époques où la lâcheté triomphe et n'en prospèrent pas moins dans notre société où la lâcheté se répand comme un nuage pestilentiel, auront la tâche facile en affirmant qu'il leur a bien fallu vivre et que, prendre le parti d'un poète proscrit, c'était à coup sûr attirer l'attention de la police politique.
C'est un certain Vladimir Stavski, secrétaire de l'Union des écrivains soviétiques (dont la création fut promulguée par un décret du Parti le 23 avril 1932) qui, le 16 mars 1938, rédigea une lettre de dénonciation à Iéjov, chef du NKVD, le priant, en des termes qui ne souffrent guère le raffinement interprétatif, de «régler le problème Mandelstam» qui, c'est le moins que l'on puisse dire, fut réglé. Dans sa prose qui se veut simplement objective, la description que Ralph Dutli fait des dernières semaines de vie de Mandelstam, au chapitre 23 de son livre, intitulé Descente dans l'enfer du goulag, est tout simplement terrifiante.
Ralph Dutli ne nous donne aucun détail sur ce sinistre personnage mais à dire vrai nous n'en avons pas besoin.
J'ai vu, il y a quelques semaines, dans le public épars qui assistait à l'un de mes procès, un de ces laquais, un de ces petits Stavski, cacographe minable, le visage et le corps monstrueux et ignobles noyés par une graisse que sa vilenie et sa lâcheté suintent sans relâche, de petits yeux éternellement mobiles et souriants, puisque le lâche, du moins tant que sa lâcheté ne l'a pas tout entier dévoré, est un médiocre content de lui-même. Donnez à l'un de ces paltoquets le pouvoir ignoble et terrifiant que possédaient les commis de l'ancien État soviétique, et vous aurez à coup sûr un petit exécuteur abonné aux basses œuvres.
Stavski, ainsi, n'est pas du tout, loin s'en faut, un pur produit du système soviétique, que nous aurions grand tort de croire impossible dans notre si libre société, dont la liberté même devrait nous garantir contre la génération dirait-on spontanée de ces petites monstres. Stavski est le plus commun des surgeons de l'ère moderne et, comme tel, il peut se dénicher à tous les coins de rue, et nul besoin de s'appeler Mandelstam, hélas, pour avoir le triste privilège de renifler d'un peu trop près son odeur de pourriture, comme Albert Camus l'illustra de si juste façon dans sa Chute.
Cette comparaison est bien évidemment fausse car aucune vilenie commise dans une société libre ne peut se targuer de dépasser la bassesse à laquelle certains hommes semblent réduits lorsqu'ils se trouvent confrontés à un système étatique qui ne veut point leur bien, ou qui le veut à seule condition qu'ils acceptent de déchoir de leur qualité d'homme.
De fait, nous vivons en France, un pays qui, quoi que proclament les petits révolutionnaires de salon et les gandins d'extrême gauche, est d'une liberté folle, prodigieuse, scandaleuse même si on la compare à celle, toute relative puis inexistante, où dut tenter de se débattre et survivre Ossip Mandelstam, jeté dans une fosse commune par d'anonymes bourreaux d'un camp de la mort pétrifié par le gel : «Lorsque les fosses creusées avant l'hiver étaient pleines, il fallait attendre le printemps pour pouvoir enterrer les corps amoncelés dans de nouvelles fosses communes. Ossip Mandelstam n'était qu'une victime de plus parmi les centaines de milliers de morts du goulag stalinien, et son corps fut jeté nu, avec un numéro matricule attaché au pied, dans une fosse» (p. 519).
Et Ralph Dutli de rappeler quelques chiffres, «basés sur des estimations : l'historien Volkogonov estime que 3,5 à 4,5 millions de personnes furent arrêtées ou déportées en 1937-1938, et qu'entre 600 000 et 800 000 personnes furent fusillées. D'autres chercheurs avancent des chiffres encore plus élevés» (pp. 499-500). L'expérience concentrationnaire russe, initiée par la création dès 1923 par Lénine des îles Solovki en mer Blanche, a été décrite d'abondance, par des textes tels que Vertige d'Evguénia Guinzbourg, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (qui d'ailleurs y évoque Mandelstam), Un monde à part du grand Gustaw Herling ou, paru au Bruit du Temps, l'implacable Voyage au pays des Ze-ka de Julius Margolin.
Nous sommes pourtant en France, un pays qui, comme d'autres sur la planète ou à vrai dire, comme tous les autres pays, est la victime d'un phénomène délétère, dont nous ne voyons que les tous premiers ravages : la massification, celle-ci étant absolument incompatible, qu'il s'agisse de sa version destructrice dictatoriale ou tranquillement annihilante et démocratique, avec la poésie, comme Ralph Dutli a raison de le rappeler lorsqu'il écrit : «Cette poésie a dû s'affirmer sous la dictature et dans le contexte d'une croyance effrénée et impérieuse au progrès et à l'avenir «radieux». Elle a dû survivre dans des poèmes qui sont autant de messages clandestins, alors même que sévissait la culture de masse. C'est pour cela qu'elle est aujourd'hui encore actuelle et vivante» (p. 564).
Rien n'est donc comparable à l'époque que connut Mandelstam et où sa poésie se déploya, époque que Ralph Dutli qualifie en disant, dans une formule juste et frappante, qu'elle est «défigurée par la terreur nue» (p. 495), alors même que, sans le savoir, le poète aura côtoyé plusieurs bourreaux (2), comme si la thèse de Leo Strauss consacrée à l'écriture sous la persécution se vérifiait avec la plus brutale évidence, comme si la poésie si lumineuse de Mandelstam, chantant la culture méditerranéenne et judéo-chrétienne (donc universelle, cf. p. 439) (3), la beauté des femmes qui furent de si précieuses gardiennes (4) de l'art du poète, plongeait ses racines dans une vie misérable et rongée par l'inquiétude de se nourrir, d'avoir un toit pour la nuit (5), de vivre de quelques modestes travaux pour lesquels Mandelstam se révélera presque systématiquement incapable, de ne pas déchoir, justement, de la condition de poète qui est celle de gardien des mots et de ce qu'ils transmettent au fil des siècles.
Ainsi, les poèmes les plus légers de Mandelstam (qualifié, par Korneï Tchoukovski, comme étant l'un «des poètes les plus optimistes de la poésie russe», p. 578, alors que Pasolini, lui, le trouve «[lé]ger, intelligent, spirituel [et] élégant», p. 580), et jusqu'au plus anodin d'entre eux, ses plus beaux textes, comme ceux qu'il rapporta de son voyage séminal en Arménie en 1930, acquièrent la seule valeur véritablement capable de conférer à l'écriture son immortalité, en raison même de l'horreur contre laquelle ils ont dû lutter pour, tout simplement, exister. Cette valeur est celle du témoignage puisque, bouleversant et terrifiant aveu fait à sa femme, Ossip Mandelstam ne peut pas se taire (cf. p. 398) : «L’œuvre tardive de Mandelstam, dans les années 30, est le fruit d'une confrontation avec une époque de terreur, le maintien désespéré d'un témoignage. Elle est, du même coup, un combat infatigable mené par le poète pour sauvegarder la langue (et par là même, la vérité) souillée et dénaturée par la propagande totalitaire» (p. 469) soviétique dont Armand Robin délivra une vision cauchemardesque dans sa Fausse parole.
C'est cette dimension du témoignage, que nous pourrions rattacher à une thématique apocalyptique en ce sens que Mandelstam, plusieurs fois, a eu la prescience du sort qui allait être le sien, qui rend sa poésie absolument contemporaine et nécessaire, en fin de compte vitale, bien plus qu'elle ne l'était à l'époque même où des femmes et des hommes connurent un Mandelstam joyeux ou hagard, qui en tout cas n'a jamais perdu de vue l'essentiel, et a donc écrit pour nous, contre les horreurs présentes et surtout, contre celles qui viendront, cette image si brutale d'empreintes de bottes souillant des manuscrits : «À la fin de l'essai Un éclat (1924), il compare les poètes qui «n'ont pas encore atteint leurs lecteurs» à des étoiles qui «projettent leurs rayons en direction de ce but lointain et pour l'instant, inatteignable». Peut-être n'atteindront-ils ce but que «lorsque ces astres poétiques se sont éteints». Une métaphore astronomique pour une œuvre apparemment anachronique, mais aussi pour une tragique méconnaissance», ajoute Ralph Dutli (p. 266), un propos qui me semble quelque peu erroné puisque les textes de Mandelstam, en dépit même de sa vie de chien dont les constantes aussi dures que de l'acier ont été celles de l'«indigence matérielle, [de] la marginalité sociale, [de] la solitude et [de] l'isolement» (p. 244), furent connus et même reconnus par ses pairs, parfois célébrés à l'abri des regards et des oreilles indiscrets, et qu'ils demeurent et demeureront pour nous et les générations qui viendront des sources où nous désaltérer, qu'importe même que nous n'ayons plus d'oreilles ni de bouches pour continuer de réciter ses poèmes, puisque :
«Le cheval gît dans la poussière, il hennit, couvert d'écume,
Mais la torsion violente de son cou
Garde mémoire de la course aux foulées élancées
[...]
Les lèvres d'hommes, qui n'ont plus rien à dire,
Gardent l'image du dernier mot proféré,
Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids
Alors que la cruche
s'est à demi vidée
sur le chemin de la maison».
Mais la torsion violente de son cou
Garde mémoire de la course aux foulées élancées
[...]
Les lèvres d'hommes, qui n'ont plus rien à dire,
Gardent l'image du dernier mot proféré,
Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids
Alors que la cruche
s'est à demi vidée
sur le chemin de la maison».
Notes
(1) À ce titre, notons l'importance de l'oralité (Mandelstam composant souvent ses poèmes à voix haute, sa femme en prenant note, le poète récitant dans la rue, parfois à des inconnus, le très violent poème contre Staline qui devait le conduire à sa perte) et de la mémoire, qui devait sauver la majeure partie des textes de l'écrivain : «À côté des poèmes du premier Cahier de Voronej, figurent des poèmes de Moscou, confisqués lors de l'arrestation de mai 1934, et que Mandelstam reconstitue de mémoire» (p. 449). Sur l'oralité, ce témoignage de Sergueï Roudakov : «Mandelstam travaille d'arrache-pied. Je n'ai jamais vu rien de pareil de ma vie... Je suis placé devant une machine (ou plutôt : un organisme) à produire de la poésie... Ce n'est plus un homme, c'est Michel-Ange. Il ne voit rien, ne comprend rien. Va et vient en marmonnant... Pour quatre vers, quatre cents lui viennent aux lèvres» (p. 436). Ralph Dutli écrit sur ce point : «Le comportement tyrannique de Mandelstam dictant ses œuvres produisait sans doute un effet curieux et déplaisant sur les tiers. Il était difficile de comprendre que lui-même obéissait à une sorte de contrainte : la dictée d'une œuvre qui s'exprimait en maître. loin d'être un écrivain prolifique, il subissait, entre les fiévreuses phases créatrices, de longues périodes de silence» (p. 276).
(2) «L'un des hôtes qui s'y trouve alors [dans la Maison Ordchonikidzé à Soukhoumi, «sur la côte sud-est de la mer Noire») n'est autre que Nikolaï Iéjov, le futur exécuteur des grandes purges staliniennes. Comme en 1923 déjà [nous sommes alors en 1930], lorsque les Mandelstam, en route pour Gaspra, avaient partagé le même compartiment que Vychinski, futur procureur des procès-spectacles de Moscou entre 1936 et 1938, les routes des bourreaux et des victimes se croisaient, longtemps avant les événements, en des lieux apparemment anodins» (p. 332). Ailleurs (cf. p. 261), Ralph Dutli nous apprend que Mandelstam a interviewé en décembre 1923 un jeune homme du nom de Nguyen Ai Quoc, plus connu «sous le nom de Ho Chi Minh à la présidence de la République populaire du Vietnam».
(3) «Dorénavant écrit ainsi Ralph Dutli, Mandelstam l'Européen n'entendait plus exclure l'élément juif de sa synthèse poétique «hellénistico-judéo-chrétienne» [comme il l'avait fait dans Le Bruit du temps]. Qui exclut un seul de ces trois éléments perd de vue tout Mandelstam» (pp. 367-8). L'auteur évoque encore, page 165, «la synthèse poétique du christianisme et du judaïsme, de l'Ancien et du Nouveau Testament, qu'accomplit l’œuvre de Mandelstam». De fait, s'explique alors aisément l'attention toute particulière que Mandelstam accorde aux classiques qui constituent selon ses dires «une cave pleine de poudre qui n'a pas encore explosé» (p. 299) même s'il est tout aussi évident que le poète, malgré le fait que, à l'instar d'autres écrivains, il n'a jamais célébré les hordes de Huns déferlant sur la vieille Europe et que pas davantage il ne s'est fait le chantre de l'avenir radieux célébré par la propagande, ne peut en aucun cas être considéré comme un esprit vouant un culte maladif au passé, comme son implication dans le mouvement acméiste dès 1912, en rupture totale avec le symbolisme russe, l'indique assez. Ralph Dutli a de fait raison d'écrire : «L'image que Mandelstam se fait de l'Europe combine une mémoire culturelle très ancienne, plongeant dans la plus haute Antiquité, et une jeune et paradoxale fraîcheur» (p. 236).
(4) «Que ces deux femmes [Natacha Chtempel et sa mère] aient eu cette audace témoigne de ce phénomène rare et mystérieux : le courage civique dans un système totalitaire. Il ne s'agit pas d’héroïsme, non, il s'agit simplement d'intégrité personnelle et d'humanité» (p. 455).
(5) «Le 15 janvier 1931, Mandelstam note dans son carnet : «En janvier, ce fut mon quarantième anniversaire. Perpétuelle quête d'un refuge et fringale inassouvie de la pensée», p. 351.