Le bruit et la fureur de William Faulkner, par Gregory Mion (24/12/2014)

Crédits photographiques : Oscar Corral (EPA).
1299588829.jpgWilliam Faulkner dans la Zone.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Puis la faculté d’entendre lui revenait et il lui semblait écouter à présent deux Quentin distincts : le Quentin Compson qui se préparait dans le Sud à aller à Harvard, ce Sud profond mort depuis 1865 et peuplé de fantômes bavards scandalisés et frustrés, écoutant, obligé d’écouter l’un de ces fantômes qui avait refusé de se tenir tranquille plus longtemps même que ne l’avaient fait la plupart et qui lui parlait du vieux temps des fantômes; et le Quentin Compson qui était encore trop jeune pour mériter déjà d’être un fantôme mais qui se trouvait néanmoins forcé d’en être un puisque, comme elle, il était né et avait grandi dans le Sud profond […]».
William Faulkner, Absalon, Absalon !

«Comme d’habitude, le vieux Falls avait introduit avec lui dans la pièce l’ombre de John Sartoris. Il était venu de l’Asile d’Indigents du comté, il avait fait à pied ces trois milles, pour apporter, comme une odeur, comme l’odeur d’humble propreté de sa salopette déteinte, l’esprit du mort dans cette pièce où était assis le fils du mort, où ils allaient demeurer tous deux, le pauvre et le banquier, une demi-heure en sa compagnie, à lui qui avait franchi les portes de la mort et les avait repassées.»
William Faulkner, Sartoris.

Le Sud de Faulkner : une tension entre la nécessité et la possibilité


Avec Le bruit et la fureur, roman publié l’année de la Grande Dépression, William Faulkner pose les repères de son thème de prédilection en devenir : la calamité sudiste. Une malédiction pèserait sur la partie méridionale des États-Unis, prenant les hommes à la gorge, les contraignant à subir la vie comme une catastrophe ou un scandale. C’est la nécessité même du monde faulknérien que cette existence malheureuse qui est et qui n’aurait pas pu être autrement. Cette nécessité, une fois qu’elle passe à l’écriture, se matérialise en une sorte de participation insistante aux dévalements des plus pénibles destins, enroulée autour des personnages comme la chair féroce et tubulaire d’un serpent qui paralyse, condamnant ainsi les hommes à rouler et dévaler, à glisser vers l’ombre énorme d’une vie qui s’obscurcit à mesure qu’elle continue sa course perdue d’avance. Pourtant la lecture de Faulkner ne tolère aucune forme d’interprétation finaliste car la fatalité ne remet pas en question les forces de l’humanité, fût-elle, cette humanité, celle d’individus sacrifiés dès la naissance, voués à traverser le monde sans se faire d’illusion sur les moyens de survivre, pas davantage qu’ils ne pourraient s’en faire sur les techniques qui font de certains ce que l’on appelle ignoblement des transfuges de classe.
Pas de finalité, nous le redisons avec une meilleure précision, en ce sens que la nécessité des effets n’implique pas que nous puissions facilement remonter à la nécessité des causes qui présideraient à la malédiction générale, plan auquel obéirait toute la nature de Faulkner. En d’autres termes, si l’univers de Faulkner constitue une description oppressante voire éprouvante de la condition humaine rendue à sa plus grande faiblesse, et peut-être même s’agit-il d’une phénoménologie de la désolation, traques en rafale de l’accablement ou d’une infinie poor condition, il n’en demeure pas moins que cette difficulté de base, cette peine-à-vivre, marque le triomphe des hommes résistants, des figures héroïques défardées, des gueules de poussière et de pauvreté, parce que l’extrême sentiment d’oppression transforme les actes de ces petites gens en gestes de panache, au même titre que leurs pensées, quand il leur arrive d’en avoir, prennent la tournure d’une conquête spirituelle. Au fond cette domination sans pareille de la nécessité, qu’on la postule ou qu’on l’identifie point par point, renvoie ces gens à la possibilité d’une liberté à chaque fois disponible, anticipant dans le romanesque la fameuse phrase de Sartre où l’on retrouve la valeur absolue de la liberté : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande» (1).
Hormis cette impression justifiée de conditionnement maudit, hormis donc ce programme de larmes et de sanglots, tous les protagonistes du Bruit et la fureur ont leur mot à dire, leurs choses à faire, la puanteur du monde ne les empêchant pas d’avoir quand même à se choisir au milieu d’un environnement lamentable. Tant qu’ils existent, ils sont en sursis – «ils ne sont pas» ajouterait Sartre, car être ce serait coïncider avec une essence, avec quelque chose de définitivement fixé. Du point de vue sartrien, quelles que soient les circonstances, les pires comme les favorables, l’homme se choisit, il s’engage dans des projets, il est immédiatement investi dans le réel et cela fait qu’il est littéralement en situation. La conscience se vit dès lors à l’instar d’un éclatement fondamental : certes un «J’existe» préalable et hors de doute érige le sujet individuel, cependant cette existence ne se replie jamais sur elle-même car elle est d’emblée intégrée au cœur même de la réalité, parmi d’autres lignes conscientes, d’autres projets, tel un point d’ancrage qui doit continuellement porter sa vie dans la marée de ce carrefour d’existants, ceci avec plus ou moins d’atomes crochus.
Cette conception existentialiste nous évite déjà de lire Faulkner à travers le prisme déformant d’une vision mystique où le Ciel accablerait de ses décrets la Terre du péché, lecture qui serait excessivement verticale et peu à même de restituer l’amplitude des tempéraments faulknériens. Ce ne sont que les hommes qui intéressent l’écrivain, les hommes et leurs aptitudes humaines, les hommes qui de temps en temps regardent Dieu et se souviennent à l’occasion d’un lieu de sûreté, d’un Jardin d’Éden ou d’un pays de Cocagne, léger entracte, vague contemplation avant de revenir à l’époque de l’action, ces heures de la vie où l’on se fait, où l’on se choisit, ces heures qui précèdent la seconde catastrophique où l’on n’existe plus parce que l’on est défait. La mort serait ainsi notre seule défaite et quiconque opterait pour le suicide ne se délivrerait de rien, sinon de la liberté, car vivre est synonyme de possibilités. Celui qui est en vie, fût-ce difficilement, douloureusement, incarne un foyer de possibilités, une raison de croire qui ce qui n’existe pas encore pourrait exister, et que de ce point de vue toute malédiction ne mérite peut-être pas qu’on lui donne le nom de nécessité tant qu’on ne la prend pas pour un programme personnel.
La famille Compson, éparpillée sur trois générations et quasiment quatre cents pages de rugissements et de vociférations (2), représente incontestablement la calamité, mais elle trouve de quoi persévérer dans ses chairs agitées, voire de quoi se détendre lorsque ses impulsions ne se heurtent pas frontalement avec le réel (cf. p. 372, la dernière du livre, espèce de reprise de respiration ou de sérénité passagère). Famille blanche du Mississippi, jadis prospère et désormais tombée dans une misère insupportable, les Compson ont vécu une dégradation ontologique si prononcée que leurs domestiques noirs actuels n’hésitent pas à porter sur eux un jugement qui ne permet en apparence aucune marge de manœuvre pour la liberté : «Il y a la malchance sur cette maison […]» (p. 48).

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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