Docteur Jekyll et Mr. Hyde, par Francis Moury (16/12/2015)

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1505194513.jpgRobert Louis Stevenson dans la Zone.





Résumé du scénario

Le docteur Jekyll, médecin londonien attaché aux hôpitaux et estimé de la bonne société victorienne, est convaincu qu’il est possible de dissocier chimiquement le bien du mal au sein du psychisme humain. Il pense pouvoir ainsi guérir certains criminels qui ne seraient, de son point de vue, que des malades irresponsables. Ses recherches inquiètent ses collègues, ses amis, sa fiancée et son futur beau-père. Un soir, Jekyll décide d’expérimenter sur lui-même la substance qu’il a mise au point : il se dédouble effectivement en un Mr. Hyde sadique et autonome. Revenu à lui, à la fois fasciné et effrayé, Jekyll pense être en mesure de contrôler le rythme de ce dédoublement… à tort.

Situation filmographique des versions de 1931 et de 1941

Voici donc deux des plus célèbres adaptations cinématographiques du roman de l’écrivain anglais Robert Louis Stevenson (1850-1894), The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde [L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde]. Stevenson fumait alors de l’opium pour soigner la maladie pulmonaire qui devait finalement l’emporter à l’âge de 44 ans. Il avait fait une nuit un cauchemar et en avait tiré son récit en quelques jours. Il le fit lire à son épouse Fanny Osbourne qui ne fut pas satisfaite du résultat. C’est elle qui lui donna l’idée de faire de Jekyll non pas un homme mauvais qui cache sa méchanceté mais un homme bon qui n’arrive plus à dompter la part de méchanceté qu’il a voulu isoler mais qu’il a, du même coup, excessivement libérée. Stevenson, comprenant la puissance supérieure de cette inflexion thématique, brûla son manuscrit initial et réécrivit l’histoire en trois jours très exactement. L’édition originale, parue en janvier 1886, se vendit à 40 000 exemplaires en quelques mois rien qu’en Angleterre. Dès 1887, les théâtres de New York représentaient sur scène des pièces adaptées du roman.
Inutile de dire que la liste exhaustive des diverses adaptations cinématographiques, des origines du cinéma muet mondial à nos jours, est impossible à résumer dans le cadre de cette critique. Une simple filmographie succincte des principales adaptations européennes comme américaines occuperait déjà une page entière, sans parler du reste des cinématographies des autres nations. La première version filmée par William Selig date de 1908, une version danoise daterait de 1910. Que le lecteur sache simplement que la première grande version hollywoodienne muette (un film distribué par la Paramount, réalisé par John S. Robertson avec l’acteur John Barrymore dans le rôle-titre) date de 1920 : elle est généralement tenue pour supérieure à celle réalisée par… Louis B. Mayer (l'un des patrons de la M.G.M.) la même année. Celle de 1931, réalisée par Rouben Mamoulian avec Frederic March (aussi distribuée par Paramount) est la seconde grande version hollywoodienne : c’est la version classique de l’âge d’or du cinéma fantastique américain. Celle de Victor Fleming avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman et Lana Turner réalisée en 1941 (distribuée par M.G.M.) est la troisième. La version de 1931 comme celle de 1941 prennent toutes deux les mêmes libertés avec le roman original : les personnages féminins y tiennent une place démesurée – ce dont on ne se plaint pas d’ailleurs. L’essence même du suspense y est en revanche parfaitement respectée et comprise même si elle est temporellement modifiée et même si la structure du récit de Stevenson est totalement remaniée dans les deux cas par Hollywood. La version de 1941 est un «remake» – parfois séquence par séquence – de la version de 1931, à quelques exceptions notables près d’agencement temporel. Certaines idées de scénario diffèrent, pas toujours sur des points de détail et certains dialogues sont intégralement repris mais ces similitudes n'empêchent pas cette version de 1941 de marquer un approfondissement déterminant du thème dans l'histoire du cinéma fantastique.

La version de 1931

jekyll_hyde-2.jpgEn dépit de l’apport technique du parlant et de la vivacité visuelle d'une mise en scène dynamique, la vision de Rouben Mamoulian n’innove pas particulièrement quant au fond. On peut même affirmer sans crainte d'être démenti que cette version de 1931 est l’accomplissement de la représentation traditionnelle du thème à l’écran. Jekyll s’y transforme encore en un Hyde velu et monstrueux mais redoutable et intelligent. C’est du point de vue formel que Mamoulian innove : caméra subjective installant le spectateur dans la situation de Jekyll au début du film, montage nerveux, effets de «split-screen», énergique direction d'acteurs. L'interprétation de March frôle la caricature et le grotesque mais n’y tombe pourtant jamais, se tenant à la pure frontière du comique et de la terreur, retrouvant l'inspiration d'acteurs contemporains du cinéma fantastique classique tels que Bela Lugosi ou Lon Chaney. Une faiblesse, surtout notable dans sa dernière partie : des scènes de dialogues parfois interminables et souvent mièvres ou naïves.

La version de 1941

127721.jpgLa version de 1941 produite et réalisée par Fleming franchit un pas dans une direction nouvelle, celle qui aboutira à la révision fondamentale du thème dans le génial The Two Faces of Dr. Jekyll [Les Deux visages du Dr. Jekyll] (G.-B., 1960) de Terence Fisher. Fleming n’est certes pas Fisher mais ce bon technicien – qui venait de coréaliser le célèbre Gone With the Wind [Autant en emporte le vent] d’après le roman sudiste populaire de Margaret Mitchell – nous donne une version qui, de toutes les versions classiques pré-fishériennes réalisées, est la plus moderne et la plus intelligente. C’est aussi celle qui est dotée du budget le plus conséquent : la M.G.M., à l’époque de Cedric Gibbons, ne lésinait pas sur les éléments assurant une direction artistique de qualité. Décors, costumes, qualité technique de la direction de la photographie, stars mondiales : tout cela assure au film de 1941 un statut d’emblée supérieur à celui des productions antérieures et même à la plupart des productions postérieures. Sous ses dehors plus civilisés et moins frustes, moins surréalistes et moins baroques que ceux de la version de 1931, la version de 1941 demeure encore aujourd’hui plus terrifiante car beaucoup plus intelligente. L’horreur physique y est supplantée par l’horreur psychologique et la lourde démonstration des effets spéciaux, trop attendus, s’estompe heureusement au profit d’un approfondissement du sujet. Hyde chez Fleming n’est pas un monstre de foire (ce qu’il était chez Mamoulian à cause du maquillage de Wally Westmore qui durait quatre heures, contraignant March à venir chaque jour au studio à 6 heures du matin), mais un sadique dont le visage demeure strictement humain : c’est, au terme de sa transformation, simplement le visage d’une brute vicieuse. Et les effets de sa brutalité sont d’autant plus impressionnants. C’est sans doute la raison pour laquelle la bande-annonce de 1941 refusa de dévoiler le visage de Hyde aux spectateurs : Fleming et la M.G.M. étaient bien conscients qu’ils avaient innové, franchi un palier.
Toute la puissance du film de 1941 repose aussi sur son casting.
Ingrid Bergman en est le pivot et le moteur. Sa fascination pour Jekyll annonce sa fascination pour Hyde : le rapport sadomasochiste qui s’établit entre elle et Hyde en est le négatif. Victime consentante et ambivalente, c’est elle qui révèle à Jekyll, bien davantage que la science positive, la réalité du mal : sa seconde rencontre dans le cabinet de Jekyll, témoin horrifié des tortures que son double démoniaque lui a faite subir, est le sommet dramatique du film pour cette raison. Certes la structure de tout cela était déjà chez Mamoulian en 1932, mais de façon beaucoup plus fruste du fait du jeu simpliste de Miriam Hopkins et de la conception toute différente de Hyde. George Cukor s’est souvenu de l’interprétation d’Ingrid Bergman dans le film de Fleming lorsqu’il l’a reprise pour son remake de Gaslight [Hantise] (1944) aux côtés de Charles Boyer, de même que Hitchcock s’en est souvenu lorsqu’il l’a choisie pour Notorious [Les Enchaînés] (1946) et Under Capricorn [Les Amants du Capricorne] (1949).
Lana Turner semblait prédisposée à jouer le rôle d’Ingrid Bergman par l’image de séductrice très érotique qu’elle était en train de se construire à Hollywood : Fleming a eu l’idée d’inverser la donne et de lui confier le rôle de la jeune fille de bonne famille, aussi virginale qu’on peut l’être même si nullement naïve. Raison pour laquelle Lana Turner n’est pas un simple faire-valoir : elle fait vivre ce rôle a priori mièvre, très réellement et très intelligemment.
Enfin Spencer Tracy trouve là, pour le coup, tout bonnement le meilleur rôle de sa carrière dans la mesure où son image hollywoodienne est, elle aussi, utilisée à contre-emploi. Tracy était à Hollywood le symbole de l’homme droit et pur, de l’honnête homme désintéressé et idéaliste mettant son énergie au service d’une cause héroïque, de l’innocent accusé injustement : voir par exemple Fury [Furie] (1936) de Fritz Lang (1), qui est un rôle emblématique de ce point de vue. C’est donc tout le casting principal qui est ainsi contaminé en profondeur par l’idée stevensonienne, obtenant un effet supérieur à celui que Mamoulian avait ébauché nerveusement mais sans nuance. Et du coup, un nouvel érotisme et une épouvante neuve s’insinuent dans la version de 1941 qui conserve la puissance brute et enfantine, onirique et surréaliste, éminemment fantastique du beau film de 1931 mais en la retranscrivant à un degré supérieur de profondeur.

Les trois âges du thème dans l'histoire du cinéma fantastique

En somme, on pourrait dire que la version Mamoulian de 1931 est la version pure de l’enfance et que la version Fleming de 1941 est la version plus complexe de l’adolescence. Elles sont toutes deux indispensables à la connaissance de l’évolution filmographique de ce personnage mythique du cinéma fantastique. Ce n’est qu’après les avoir vues toutes deux – sans oublier celle du cinéaste Edgar G. Ulmer (1957) et quelques autres – qu’on pourra exactement mesurer la nature authentiquement adulte des apports décisifs, tant plastiques que thématiques, opérés sous l’égide de la Hammer Film anglaise par les cinéastes Terence Fisher dans Les Deux visages du Dr. Jekyll (1960) puis Roy Ward Baker dans Dr Jekyll & Sister Hyde (1971), ces deux dernières variations, très différente l'une de l'autre mais d'une aussi grande originalité l'une que l'autre, étant encore aujourd'hui les variations les plus audacieuses, les plus fouillées et les plus riches, engendrées par le court roman ou la longue nouvelle de Stevenson, dans l'histoire du cinéma fantastique des origines à nos jours.

Remarques techniques

L'image de la version de 1931, photographiée par Karl Struss (qui avait aussi photographié l’admirable Island of Lost Souls [L’île du docteur Moreau] (1932) d’Erle C. Kenton), est au format standard académique 1.37, format encore utilisé par celle de 1941 photographiée par le non moins talentueux Joseph Ruttenberg. La plus ancienne des deux versions est évidemment davantage influencée par l’expressionnisme allemand mais regorge d’audaces techniques : long plan-séquence avec travellings en caméra subjective, des split-screen» (dans une même image, la vision d'au moins deux actions différentes), panoramique à 360° (pendant lequel Struss était attaché à sa caméra pour plus de sûreté) sans parler de la transformation de Jekyll en Hyde, filmée pour la première fois en continuité. L'image de la version de 1941 est équilibrée entre expressionnisme latent et classicisme parfois discrètement baroque.
Le commentaire audio joint par Warner vidéo à l'édition numérique de la version de 1931, écrit et dit par l'historien américain Greg Mank dont le débit est parfois un peu trop rapide en dépit d’une prononciation claire et distincte, n’est pas sous-titré en français. Dommage car s’il n’est pas toujours adapté à l’image (Mank saisit par exemple l'occasion de tel plan avec Miriam Hopkins pour nous résumer sa carrière pendant plusieurs minutes), ce commentaire fournit de précis renseignements techniques (l’origine de l’effet d’ombre géante sur le mur d’une rue pendant que Hyde est poursuivi par la police, etc.) et historiques (Rouben Mamoulian considérait, à la fin de sa vie, sa version de 1931 comme une métaphore prophétique des ravages de la drogue sur la jeunesse américaine).

Note
(1) M le maudit (Allemagne, 1931) de Lang contient une idée de mise en scène reprise en 1941 par Victor Fleming. Le spectateur comprend, en entendant l'interruption de l'air fredonné par le protagoniste qui demeure hors de son champ visuel, que cette interruption manifeste une nouvelle emprise de la pulsion criminelle (cas de M) ou du double maléfique (cas du docteur Jekyll). Mamoulian, en 1931, s'en tient à une transformation visuelle spectaculaire. Étant donné que M n'était sorti aux États-Unis qu'en 1933, cette idée de Lang ne pouvait, il est vrai, l'avoir inspiré.

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