La Symphonie des spectres de John Gardner (16/03/2016)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
22344417884_8e0868eaf1_o.jpgSi la préface que donne Fabrice Colin n'est pas un exercice totalement inepte où il s'agit de se faire valoir plutôt que de donner l'envie de lire un grand texte, ce n'est pas toutefois en nous contentant de poser l'évidence selon laquelle La Symphonie des spectres est «un livre qui contient tous les autres, un livre-cathédrale se riant des conventions narratives traditionnelles» (1) que nous épuiserons ce roman monstrueux, «obsessionnel [et] philosophique, ou tentant de l'être» (p. 796) comme un roman russe selon le narrateur. Relativisons toutefois la portée de cette préface, qui comme il se doit dans un pays qui n'a pratiquement plus aucune culture littéraire réelle, cède plus d'une fois aux sirènes de la bêtise contemporaine, en affirmant par exemple que le texte de John Gardner «présente une méditation étrangement passéiste» (p. 13), alors qu'elle n'est que nostalgique et, surtout, qu'elle est hantée par la Chute, mais aussi en rappelant que non seulement ce roman ne se moque d'aucune convention narrative traditionnelle mais qu'il ne contient pas tous les livres, et même qu'il semble exclure l'un des plus grands romans du siècle passé, non parce qu'il l'ignorerait ou le mépriserait mais parce que, au contraire, il pourrait être considéré comme sa redite paradoxalement originale, son efflorescence la plus remarquable, aboutie, vénéneuse. Il est vrai que nous pourrions prétendre, à bon droit, que le roman de John Gardner, qui ressemble tant à un autre qui, lui-même, contient tous les livres, est le livre de tous les livres.
C'est en effet à plus d'un titre que La Symphonie des spectres peut être considérée comme le surgeon le plus évident du grand œuvre de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan : même histoire d'un homme à la dérive, complexe, intelligent et violent dans ses réactions dans le cas de Mickelsson, professeur d'éthique ayant tué un chien par colère puis, par besoin d'argent car ses femmes lui en demandent trop, un homme lui-même peu recommandable. Même personnage ne cessant jamais de boire à toute heure de la journée, rongé par le bonheur perdu avec la femme qu'il a aimée et qui, banalité affligeante, couche avec un imbécile qu'il a surnommé le Pitre et, comme si cela ne suffisait pas, lui demande des sommes folles pour garantir ce qu'elle considérera non pas comme un bon divorce, mais un divorce tout au plus honnête. Même étrange accointance entre le personnage principal et l'occultisme, le roman de John Gardner étant littéralement rempli de fantômes plus ou moins malfaisants, avec lesquels Mickelsson entretient une relation de plus en plus évidente, profonde, presque charnelle pourrait-on oser comme si, à mesure que se déploie, dans bien des directions que la puissance d'écriture de l'auteur (2) parvient à lier en un seul faisceau, l'histoire de ce professeur si attachant et insupportable, les frontières entre la réalité et ce qui la dépasse, la larde et, parfois, la traverse d'un signe, le monde des morts qui ne sont que rarement tranquilles, s'affaiblissaient jusqu'à devenir pratiquement inexistantes.
Il ne s'agit pas seulement de la «vieille idée du platonisme chrétien du theatrum mundi» selon laquelle la réalité n'est qu'une «émanation d'ombres», ne serait que «revêtement ou mise en chair de quelque chose se trouvant derrière», mais de la certitude que «s'il fonçait de toute sa force sur une quelconque butée de ciment, il allait, comme un électron se libérant d'un atome, traverser les pierres pour exploser dans un espace profond et sans lumière, dans la clarté, la liberté absolue» (p. 209) ce qui, dans le vocabulaire de l'auteur plus que dans celui de Mickelsson, correspondrait sans doute à la grâce. Quel mot horrible, nous dirait Fabrice Colin, sentant bon sa réaction et que, significativement, il n'écrit d'ailleurs pas.
Mais la grâce ne vient pas, si elle frémit comme un mirage au-dessus d'une route dévorée de chaleur, si elle se laisse entrevoir : s'en approcher, c'est le faire disparaître, vouloir s'en oindre, c'est à coup sûr la faire fuir. Voici ce que pense Mickelsson lorsqu'il se trouve avec sa jeune maîtresse, Donnie : «Il regarda le dessin des veines qu'elle avait sur la poitrine et pensa, pas tout à fait sérieusement, mais jouant sérieusement avec une telle possibilité, que d'un instant à l'autre, si seulement l'appareillage mental pouvait être réglé exactement comme il faut, Donnie aussi deviendrait du langage, tous mystères révélés» (p. 401). En fait de mystères révélés, le volumineux roman de John Gardner s'amuse à inscrire, au creux des aventures du personnage principal, une intrigue vaguement policière, où les Mormons joueront leur part.
Il serait facile d'aimer comme un frère en déchéance Mickelsson, qui maintient coûte que coûte «une longueur en avance sur l'ombre qui lui courait dans le dos : le désespoir» (p. 46), tout comme il est facile d'aimer le Consul de Lowry, Mickelsson dont toute la vie pourrait se résumer, comme il le pense, «dans ce tourbillon intemporel d'un instant : sa catastrophe financière, ses amours maladives, son suicide par le tabac et l'alcool, son effondrement professionnel...» (p. 440), et cela d'autant plus facilement que l'homme non seulement ne nous cache rien de ses tourments, mais les expose à la vue de tous, comme s'il était de son devoir paradoxal (3), en tant que spécialiste d'une matière, l'éthique, qui vous est désormais «expédiée en vitesse avec un haut-le-corps d'impatience» de montrer ses plaies, bien éloignées de «l'objectivité libre de toute valeur», qui n'est, pour le narrateur, qu'un «conte de fées du positivisme» (p. 22).
Le positivisme, au-delà de son acception rigoureuse, est peut-être cette façon de se détourner de la réalité trop envahissante, touffue, insoumise, pour lui préférer les ratiocinations d'une raison ne se nourrissant plus que d'elle-même, comme une tumeur cérébrale se nourrit du cerveau du malheureux.
Au rebours d'un discours flottant dans le vide, qui n'est plus ancré à rien et surtout pas à la banalité de la vie quotidienne ni à la rugosité des choses qui nous entourent, Mickelsson n'en finit pas de regretter le passé, non par goût exclusivement passéiste, comme s'en alarme notre préfacier, pour quelque aube de première et rayonnante pureté, mais parce que, naguère ou plutôt jadis, l'homme pouvait encore vivre dans «l'époque des objets bien faits, l'époque où les objets étaient des ornements d'une vie qu'on présumait noble et digne d'être vécue jusqu'à preuve du contraire» (p. 26).
Ce sentiment de perte, d'aura benjaminienne enfuie, Mickelsson ne peut que la penser dans sa relation profonde, cratylienne, avec le langage, comme en témoigne ce passage : «La lumière changea encore. Les ombres parties de derrière la maison et les granges obscures s'étalaient sur la vallée, qu'elles remplissaient comme une coupe, et viraient à un bleu sombre et plus bleu de minute en minute. Ce court espace de temps au début du crépuscule, son père le nommait cockshut, terme dialectal anglais désignant le crépuscule du soir, en cet âge reculé et perdu où la moindre particule, le moindre granule de réalité portait un nom, que ce fût oiseaux, herbes, détails météorologiques, moment du jour ou de la saison» (p. 52).


La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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