Tous les hommes du roi de Robert Penn Warren : l’épreuve de la politique et la tragédie de l’homme blanc, par Gregory Mion (23/08/2018)
Crédits photographiques : Carlos Barria (Reuters).
Gregory Mion dans la Zone.
Ma lecture de Tous les hommes du roi.
«La parure d’une cité, c’est le courage de ses héros; celle d’un corps, c’est sa beauté; celle d’une âme, sa sagesse; celle d’une action, c’est son excellence; celle d’un discours, c’est sa vérité. Tout ce qui s’y oppose dépare. Aussi faut-il que l’homme comme la femme, le discours comme l’action, la cité comme les particuliers, soient, lorsqu’ils sont dignes de louanges, honorés de louanges, et lorsqu’ils n’en sont pas dignes, frappés de blâme. Car égales sont l’erreur et l’ignorance à blâmer ce qui est louable ou à louer ce qui est blâmable.»
Gorgias, Éloge d’Hélène.
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Le Sud de Robert Penn Warren : une vaste maison hantée
Le génie de Robert Penn Warren avec Tous les hommes du roi (1) pourrait se justifier par l’alliance de la perfection narrative d’un Maupassant et l’exubérance du drame humain tel qu’il se réalise dans les plus beaux romans russes. Ce travail d’orfèvre dans la narration n’est sans doute pas étranger à la solide formation universitaire de Penn Warren, dispensée en partie à Yale et à Berkeley. Elle fera de lui un professeur à l’Université de Vanderbilt à Nashville, mais aussi à Louisiana State dans la ville de Baton Rouge. Quant à ses indéniables qualités de reconstitution du tourbillon de la vie, dont la profondeur de vue le soulève aux enviables rangs d’historien des caractères et de voyant des âmes, elles lui viennent probablement de cette région mystérieuse qui n’est connue que des romanciers d’exception, cette terre unique où semble germer le secret des hommes et du monde et qu’il suffirait de cueillir comme on récolte un fruit mûr sur un arbre, ce paradis des visions prophétiques où l’on a presque le sentiment d’être un dieu qui peut lire dans le cœur de toute sa création. L’accès privilégié à cette fascinante zone d’extra-lucidité ne s’apprend certainement pas sur les bancs de l’école – il provient peut-être de ce «feu sacré» dont parle Jack London pour étreindre la force individuelle de Martin Eden, peut-être provient-il également d’un imperceptible accident des organes, d’une sorte de miracle physiologique soudain où l’étirement d’un muscle, par exemple, serait la cause d’une bacchanale d’intelligence, peut-être encore d’une volonté à nulle autre pareille, fondant la différence entre les géants marmoréens de la littérature et ses passagers clandestins qui tôt ou tard, heureusement, seront débarqués du vaisseau des explorateurs véridiques de l’écriture de fiction. Écrivain à la fois de son temps et du Temps qui les contient tous en raison de son optique romanesque illimitée, donc écrivain, aussi, de tous les espaces foulés du pied de l’homme et de tous ceux qui le seront un jour, Robert Penn Warren doit être apprécié comme bien davantage que l’ombre de William Faulkner, ne serait-ce déjà que pour l’impressionnante lumière qu’il braque sur le mythique Sud des États-Unis, pas moins vive que celle qui éclaire le ventre méridional du pays dans Sanctuaire ou Le bruit et la fureur, et positivement hantée par les vieux relents de la guerre civile, discernant dans cette brise méphitique, dont l’haleine incommode tout le XXe siècle américain, le problème lancinant d’une identité spécifique du midi et la tendance à promouvoir une suprématie blanche pour assujettir le nègre à un statut de sous-produit de l’humanité.
Dans Tous les hommes du roi, la construction de l’identité sudiste est patente et elle se calibre judicieusement avec la discrétion, voire l’occultation, de la question noire. Mais à l’instar de n’importe quel virtuose du roman, Robert Penn Warren ouvre suffisamment le noyau dur de son histoire pour y laisser passer un faisceau lumineux alternatif comme le rayon d’un phare, et de temps à autre, au gré de cette flambante rotation, nous pouvons jeter un œil à l’intérieur de quelque échancrure de l’intrigue, dans les sous-sols où sont entreposées les réalités essentielles et souvent peu ragoûtantes. En outre, toute perquisition de la question noire en Amérique, assurément aussi crispante et nébuleuse que la question juive en Europe, renvoie aux prétentions de l’homme blanc héritier des États confédérés de naguère, de même qu’à une forme d’irrédentisme planétaire où le nègre, après avoir été le servant et le larbin d’une engeance, devra être définitivement congédié de ce monde qui n’est pas le sien. Tout au plus aperçus ou devinés dans le roman de Penn Warren, les nègres sont tristement à leur place, majordomes, boniches, employés de plantation ou fantômes antédiluviens, mais deux épisodes éminents s’entre-répondent et remettent à l’endroit, sans faux-semblant, les destinées divergentes de l’homme blanc et de l’homme noir au sein d’une Amérique assidûment ségrégationniste, c’est-à-dire continuant par d’autres moyens la validation des concepts racistes après que ceux-ci ont connu l’apogée de l’abjection : on y voit d’abord Cass Mastern (cf. pp. 228-270), ancêtre du narrateur Jack Burden, progressant subtilement vers les idées abolitionnistes en plein XIXe siècle après un examen de conscience et le concours de la vie, puis le juge Montague Irwin (cf. pp. 271-327), apparemment au-dessus de tout soupçon et cependant compromis dans un réseau de basses manœuvres.
Les parcours de Mastern et Irwin, respectivement, décrivent d’une part l’homme blanc pris dans le typhon de l’Histoire, le premier se découvrant une pensée de réfractaire au plus fort du mouvement esclavagiste, et d’autre part l’homme blanc qui n’en a jamais fini avec le spectre illusoire de la supériorité, le second agissant selon la logique des puissants, colportant sur lui-même et en lui-même les braises éternelles d’une Histoire des vainqueurs, toujours prêts à tisonner leur foyer de certitudes pour réveiller le volcan de la conquête, à moins qu’il ne faille ouvertement parler d’Occupation. On imagine ainsi ô combien il est difficile, pour un Noir américain, de s’intégrer ne fût-ce qu’au prélude de la Constitution des États-Unis («We, the People of the United States […]»), qui appelle pourtant de tous ses vœux à la complicité, à l’équité, à la communauté des valeurs ! C’est en cela précisément que nous évoquions une remise à niveau des destins, au-delà de tout esprit naïf ou crédule, platement socialiste si l’on veut, parce que la fin de la guerre de Sécession n’a pas guéri les penchants dominateurs du mâle à la peau blanche, et parce que ces penchants obstinés, probablement, sont aussi irrépressibles que les dispositions naturelles du personnage d’Alexis figuré par Marguerite Yourcenar, n’ayant d’autre choix que d’écrire une longue lettre à sa femme pour lui avouer qu’il n’a jamais aimé que les hommes (2). Est-ce à dire que les Blancs n’ont jamais considéré que leurs semblables et que tous les événements de l’Histoire ne sont qu’une redondante confession qui parodie chaque fois la rédemption ? Nous n’irons pas jusqu’à cette extrémité polémique, mais la lecture de Tous les hommes du roi, que cela nous plaise ou non, nous expose les tenants et les aboutissants du pouvoir de l’homme blanc durant la première moitié du XXe siècle, aux quatre coins de la Louisiane irriguée de vieilles rengaines, la manière dont celui-ci se bâtit un empire au détriment de l’homme noir condamné à n’être qu’un objet de décoration, la manière encore dont la haine et le ressentiment, parmi les Blancs, s’accentue au fur et à mesure que l’on se rapproche des bureaux les plus intimes de l’omnipotence étatique.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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