Les Hauts de Hurle-Vent d'Emily Brontë (19/06/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
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C'est en lisant Les Décombres que je me suis souvenu de ma fort lointaine découverte du grand roman d'Emily Brontë, Les Hauts de Hurle-Vent, Lucien Rebatet évoquant son ami et traducteur Frédéric Delebecque, dont Les Classiques de Poche proposent le texte, complété d'une préface de l'excellent Michel Mohrt que tous les lecteurs français d'All The King's Men connaissent, et de commentaires point soporifiques de Raymond Las Vergnas. L'ensemble est donc de très bonne tenue éditoriale même si, comme toujours, nous pouvons noter quelques fautes dans le texte imprimé (1) qui n'a probablement pas, comme tant d'autres, été relu.
Il y a bien des façons, certaines pouvant même être originales comme celle de mon ami Francis Moury, d'évoquer ce grand roman qui est devenu un classique de la littérature anglaise et que Raymond Las Vergnas affirme à raison être «profondément métaphysique» (p. 399), mais je ne pense pas qu'un quelconque critique l'ait évoqué en utilisant, comme je l'avais fait pour Monsieur Ouine de Georges Bernanos, la catégorie kierkegaardienne de l'hermétisme démoniaque. Léon Daudet, remarquable lecteur, n'a pas hésité à placer le roman d'Emily Brontë aux côtés d'Hamlet en parlant de tragique intérieur. C'est, par ce biais de lecture, conférer à ce texte hanté et obsessionnel, dans lequel souffle un vent noir, une grandeur effectivement métaphysique, quoique inversée. Je note ainsi que, dans le texte d'Emily Brontë comme il en ira avec les diaboliques de Barbey d'Aurevilly, autre modèle d'enfermement spéculaire, les personnages principaux, Heathcliff et Catherine, se suffisent à eux-mêmes et ne sauraient avoir de commerce véritable que l'un envers l'autre, comme s'ils avaient poussé jusqu'à son plus haut degré de pureté ce repliement sur soi qui, selon Mr. Lockwood, caractérise les habitants de la région où il s'est installé pour quelques jours, lesquels «vivent en vérité plus sérieusement, plus en eux-mêmes, moins en surface, en changements, en frivolités extérieures» (p. 90) que ceux qu'il a apparemment eu l'habitude de fréquenter jusqu'alors. Rien de plus éloigné en tout cas de l'intention romanesque d'Emily Brontë que de figurer une puissance démoniaque agissant mollement au travers d'un être médiocre, un de ces hommes des foules baudelairiens ayant colonisé les romans du siècle passé; il faut alors bien dire qu'un mal aussi actif que celui qui suinte de notre sombre histoire paraît même, du coup, pouvoir concourir à l'édification de l'être, alors que les démons de petite envergure, eux, semblent tenter d'effilocher sa trame. Adoptons une voie prudente, médiane, en remarquant que, dans le roman d'Emily Brontë, l'action du mal n'est jamais mieux décrite qu'indirectement, au travers des différents récits qui s'enroulent autour du foyer d'incandescence, le mystérieux Heathcliff bien sûr. Le mal qui bouillonne follement dans Les Hauts de Hurle-Vent est une créature à part entière et même une espèce de liant entre les différents personnages, une toile sur laquelle se détachent leurs faits et gestes quotidiens mais, de façon paradoxale, il ne peut être évoqué qu'au travers de plusieurs narrateurs qui ne seront jamais de trop pour en suivre les rhizomes. C'est comme si Heathcliff, que nous pourrions à bon droit considérer comme un parfait tyran, n'était pas la cible privilégiée contre laquelle ses esclaves se retournent, et que ceux-ci semblaient d'abord tout pressés d'écraser «ceux qui se trouvent sous leur pas» (p. 147), mais nous n'avons pas pour dessein, dans ces quelques lignes, de dérouler comme elle le mériterait la mécanique narrative et figurative fort complexe du roman d'Emily Brontë.
Plus d'un observateur a été frappé par le contraste entre la vie, somme toute banale, de la jeune femme sans trop d'histoires que fut Emily Brontë et la puissance de sa vision, capable, comme celle que le maquignon confère à l'abbé Donissan, de traquer la plus petite parcelle de noirceur repliée dans le dernier recès de la conscience. Ainsi, Matthew Arnold saluera Emily Brontë, dans un poème intitulé Haworth Churchyard, en rendant hommage à son inflexible concentration intérieure, son intensité passionnée, bien capable d'enfanter des démons implacables comme le sont nos deux personnages, étrangers à tout autre but que la possession de l'autre, la pure jouissance métaphysique consistant à se savoir ne faire qu'un.
Heathcliff s'abîme en lui-même, une fois qu'il a compris qu'il n'égalera jamais Catherine (cf. p. 97), tout comme Catherine s'abîme en elle-même, l'un et l'autre, d'ailleurs, n'étant dirait-on qu'une seule entité monstrueuse que les aléas de la vie terrestre ont séparée en deux êtres de souffrance et de dureté, et qui n'auront de but que de se rejoindre pour former de nouveau un démon de rang supérieur. Le passage où Catherine affirme qu'elle est Heathcliff est aussi bouleversant qu'inquiétant, mais la déclaration qui le précède vaut d'être rappelée : «Mes grandes souffrances dans le monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie» (pp. 112-3), des mots que Heathcliff eût, très rigoureusement, pu faire siens puisque, survivant à son unique amour, il ne s'intéressera plus au monde des vivants, sinon pour le faire souffrir le plus possible. Heathcliff est un somnambule, un idiot, au sens étymologique du terme qui désigne un être incapable de communiquer avec ce qui l'entoure et les êtres qui se meuvent autour de lui : «Et pourtant je ne peux pas continuer à vivre ainsi ! C'est comme si j'avais à faire ployer un ressort raidi : c'est par contrainte que j'exécute le moindre des actes qui ne sont pas déterminés par ma pensée unique; par contrainte que je prête attention à tout ce qui, vivant ou mort, n'est pas associé à l'idée qui m'obsède» (p. 378), déclare Heathcliff à Nelly, le démon le plus endurci ne pouvant guère s'empêcher, avant de retourner aux Enfers, de chuchoter ou plutôt de cracher (et ce mouvement d'extériorisation brutale est un des signes de l'hermétisme démoniaque) sa minable confession : «Mais vous ne répéterez pas ce que je vous dis, déclare ainsi Heathcliff, et mon esprit est si éternellement renfermé en lui-même qu'il est tentant, à la fin, de le mettre à nu devant un autre» (p. 376), Nelly donc, narratrice privilégiée du roman, l'un des rares personnages sinon le seul qu'Heathcliff ne poursuit pas de sa haine.
Nous pourrions dire que c'est parce qu'ils n'ont besoin que de l'autre, parce que Catherine, pas plus que Heathcliff, ne sauraient vivre sans leur âme qui est celle de l'autre (cf. p. 207) qu'ils peuvent si aisément se passer du pitoyable secours que représente à leurs yeux le commerce avec autrui, qu'ils ne chercheront, au mieux, qu'à faire souffrir (nombreuses, à cet égard, sont les confessions sadiques assimilées significativement à des rages de dents morales, cf. p. 191) voire à tuer. Ces deux êtres sont comme des vortex qui attirent à eux la matière extérieure et concentrent les passions, en tout cas les différents faisceaux narratifs qui donnent au roman d'Emily Brontë sa fascinante puissance. Ainsi, Heathcliff s'amuse du pauvre Linton qu'il ne peut considérer comme un rival puisque, en effet, «il n'est pas au pouvoir de Linton d'être aimé comme [lui] : comment pourrait-elle aimer en lui ce qu'il n'a pas ?» (p. 187). Heathcliff parle bien sûr de Catherine, qu'il continuera de convoiter par-delà la mort, après tout bien incapable de briser leur lien démoniaque, lien qui semblera même devoir se reconstituer aux Enfers, comme si le tourment mutuel que s'infligent ces âmes fortes était destiné à perdurer au-delà de notre réalité. Mrs. Dean (Nelly), cette excellente narratrice dont William Faulkner se souviendra peut-être en créant Rosa Coldfield, Ariane narrative ne perdant jamais le fil de son récit dans Absalon, Absalon ! (2), se demande par exemple si Catherine pourrait être heureuse «dans l'autre monde» (p. 205) et paraît en doute assez fortement, malgré les tous derniers mots du roman, Lockwood contemplant trois tombes (celles de Catherine, d'Heathcliff et d'Edgar Linton) et ne pouvant imaginer que ceux qui y dormaient puissent avoir un sommeil troublé.
Ce n'est donc que de façon détournée, comme si cette notation n'avait qu'une importance toute relative, qu'Emily Brontë suggère que Heathcliff se sent «pris de sauvagerie envers tout ce qui paraît avoir peur de [lui]", les mots qui suivent annonçant l'aventure ténébreuse de Kurtz : «Si j'étais dans un pays où les lois fussent moins strictes et les goûts moins raffinés, je m'offrirais une lente vivisection de ces deux êtres» qu'il hait, Catherine Linton et son cousin, donc son propre fils, "comme amusement d'une soirée" conclut-il (p. 318).
Comment juger avec les catégories du jour, de la lumière, des êtres appartenant à la nuit, aux ténèbres ? Comment mesurer la passion monstrueuse de Heathcliff pour Catherine, lequel déclare avoir eu une sueur de sang, tant était vive l'angoisse de son désir de la revoir, «tant était ardente la ferveur de [ses] supplications pour l'apercevoir un instant seulement !» (p. 340) ? La vie ne semble pouvoir contenir cette dévoration mutuelle de Heathcliff et de Catherine, le monde entier, déclare le premier, n'étant rien de plus qu'une «terrible collection de témoignages qui [lui] rappellent qu'elle a existé, et [qu'il l'a] perdue !» (p. 377), sa conscience ayant fait de son cœur, selon l'un des personnages, le truculent Joseph, «un enfer terrestre» (p. 378). Nous apprendrons que la confession de Heathcliff devant Nelly ne l'a point soulagé, ce démon venu de nulle part déclarant, au moment de mourir, qu'il est désormais en vue de son ciel (cf. p. 382), Catherine bien sûr qu'il va rejoindre dans la mort, un sourire terrifiant aux lèvres du cadavre que contemplera, le croyant un instant vivant, Nelly qui, comme d'autres, aura quelque difficulté à admettre que le royaume de la mort est suffisamment puissant pour contenir la passion dévorante de cet homme implacable qui semble se promener en compagnie de Catherine, elle aussi morte mais plus vivante, dans l'esprit de son double, que les pâles marionnettes humaines qui auront été bien incapables de les détourner une seule seconde de leur dévoration réciproque !

Notes
(1) Ainsi, page 76, trouvons-nous un fâcheux «un bave sanglante»; page 96, le n manque à «dont on aurait fait que rire»; page 286, «un pierre ou une pièce de bois»; page 314, «Pour l'amour de Ciel». Les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Raymond Las Vergnas, lui, évoque le Conrad du remarquable Lord Jim (cf. p. 409) sur lequel j'ai écrit un texte recueilli dans mon Temps des livres est passé.

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