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09/08/2014

Le secret démoniaque dans Hurlemont d’Emily Brontë, par Francis Moury

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Photographie (détail) de Juan Asensio.

«Je n’ai point l’âme d’un trembleur en ce monde agité de tempêtes».
Emily Brontë, extrait d’un poème écrit le 2 janvier 1846, traduit et cité par Monod, introduction p. XLIX, in Emily Brontë, Hurlemont (Wuthering Heights), avec les deux préfaces de 1850 par Charlotte Brontë, traduction, introduction, tableau des relations familiales dans le roman, note bibliographique, sommaire biographique, par Sylvère Monod (éditions Garnier frères, collection Classiques Garnier, 1963).

«Le statuaire trouva un bloc de granit sur une lande solitaire; le contemplant, il vit qu’on pouvait tirer de ce rocher une tête, farouche, sombre et sinistre […] à présent, il se dresse, colossal, sombre et menaçant, mi-statue, mi-roc».
Charlotte Brontë, préface à la nouvelle édition de Wuthering Heights (1850), op. cit., p.22

«On se rend compte qu’on avait fait tort à Wuthering Heights en l’appelant un roman. C’est une sorte de poème homérique où tout est vrai en détail et où, cependant, on perçoit quelque chose d’irréel».
E. Dimnet, Les Sœurs Brontë (éditions Bloud, 1910), p. 199.


stalker 32.jpgD’Emily Brontë (1818-1848), cette Anglaise morte à trente ans probablement de la tuberculose et disparue une année avant son frère spirituel américain Edgar Poe, on sait assez peu de choses en dehors des témoignages écrits de sa sœur Charlotte, mais on conserve assurément le plus beau : un volume de poésie et son génial roman Wuthering Heights de 1846, sans oublier son portrait, au regard énergique digne de celui de la Ligeia d’Edgar Poe, peint par son frère Patrick Branwell. Le presbytère de Haworth où elle mourut est devenu un musée où tout est demeuré en l’état, tel que les sœurs Brontë y vécurent. De Wuthering Heights qu’elle écrivit deux ans avant sa mort et un an avant que sa sœur Charlotte n’ait publié son propre roman Jane Eyre, on connaît surtout en France les belles variétés de traduction du titre (1) : Les Hauts de Hurle-Vent, traduit par Frédéric Delebecque pour Payot en 1925 ou encore Haute Plainte traduit par Jacques et Yolande de Lacretelle pour la NRF de Gallimard en 1927. Les cinéphiles se souviennent qu’il en existe plusieurs adaptations cinématographiques : une américaine signée William Wyler en 1939 mais qui n’adapte que la moitié des chapitres et transpose l’action du dernier tiers du XVIIIe siècle en plein XIXe siècle, donc qui trahit le livre; une seconde signée Luis Bunuel en 1954 dont l’action est transposée au Mexique avec un casting prévu par son producteur pour une comédie musicale et que Bunuel ne put modifier comme il l’aurait souhaité.
La création littéraire par Emily Brontë des personnages des familles Earnshaw et Linton, celle de Heathcliff (Heath signifie «lande», Cliff «falaise», «escarpement abrupt») et de Catherine, n’a pas de sources positivement repérables par la critique classique. Seul l’un des personnages, celui qui est alcoolique et qui se suicide progressivement en buvant, a pu être emprunté directement pour certains de ses traits principaux et certains détails concrets, à l’environnement familial. Pour le reste, Charlotte assure qu’Emily ne parlait pas aux paysans de Haworth mais qu’elle les écoutait, qu’elle écoutait les histoires circulant au sujet de leurs familles. Sa culture était par ailleurs éminente : fille de pasteur, elle était naturellement destinée à enseigner mais c’était la lecture d’abord, l’écriture ensuite qui constituaient sa passion. Mais enfin, il faut bien reconnaître que la méthode de Gustave Lanson trouve ici ses limites. On ne peut pas dire non plus que la critique moderne puis contemporaine ait été très fine concernant Wuthering Heights. Bien sûr, il y a des interprétations classiques (à base de jugements moraux ou de notations psychologiques), marxistes (Heathcliff serait la personnification de la révolte ouvrière contre le capital), psychanalytique (le lit à placard de Hurlemont serait un symbole vaginal, et le thème de l’inceste le nœud latent du roman, nœud parfois assez manifeste puisque tout concourt à entrecroiser d’une étrange manière les liens entre les deux familles Earnshaw et Linton, y compris certains prénoms utilisés identiquement pour deux générations différentes au sein de la même continuité fictionnelle). Parfois ces lignes d’interprétations se mélangent assez habilement : le critique James Hafley a pu ainsi soutenir que Nelly Dean, la narratrice, serait une traîtresse névrosée tenant structurellement par rapport à Heathcliff le rôle d’un Iago par rapport à Othello chez Shakespeare. Interprétation habile mais peut-être bien exagérée. Sans oublier celle de Georges Bataille, La Littérature et le mal (Gallimard, NRF, 1957) qui pose Heathcliff en révolté romantique et nietzschéen tout à la fois, opposant une surmoralité égotiste et absolue à la morale traditionnelle qui l’environne, refusant l’âge adulte au profit de l’instant magique de l’enfance, refus payé par la mort. Emily Brontë avait lu la Bible, Homère, Eschyle, Shakespeare, Milton et, fille d’un pasteur influencé par les Méthodistes, elle appuie assez souvent sur l’aspect esthétiquement infernal ou satanique de Heathcliff. La thèse de Bataille n’est donc pas sans fondement littéraire, elle n’est pas sans fondement philosophique non plus : l’âme nietzschéenne de Zarathoustra flotte parfois sur la lande de Haworth. Mais au fond, rapporté à l’ensemble, tout cela reste encore fragmentaire.
Les interprétations poétiques ou psychanalytiques globales du roman, considérant qu’il oppose Eros et Thanatos, la Vie et la Mort, en autant de blocs mi-incarnés par les personnages, mi-incarnés par la nature et l’architecture qui les environne et dont ils semblent émaner, donnant un aspect héraclitéen à Wuthering Heights, aspect dont Catherine et Heathcliff seraient, non moins que Cathy ou Hareton, des sortes de symboles vivants, ne sont pas non plus sans fondement. Plus englobantes, elles sont plus satisfaisantes par essence. Mais il reste le secret contingent qui entoure la naissance et l’enfance de Heathcliff : c’est le point central du livre, car ce secret répond à un second secret, qui est la personnalité de Catherine, sa «sœur» promise à une mort précoce à cause d’un amour semi-incestueux et dont le fantôme ne cessera de le hanter jusqu’à ce qu’il la rejoigne mystérieusement dans la mort. La relation entre Heathcliff et Catherine est aussi secrète et indéterminée que la naissance et l’origine de Heathcliff. Ce sont ces deux éléments qui créent le destin des deux familles, qui les lient et qui les anéantissent presque in extremis. Le récit raconté par Nelly Dean à Lockwood, écho d’échos, second ou troisième degré selon les chapitres, rend encore plus lointaines les motivations, encore plus secrets les secrets, encore plus mystérieux les désirs et les morts des protagonistes.
La construction du roman d’Emily Brontë apparaît rétrospectivement, pour qui a lu William Faulkner, indiscutablement «pré-faulknérienne» : une même ironie sous-jacente et hautaine débusque le préjugé romanesque. On croit avancer sur la voie d’une révélation qui ne cesse d’être déniée, augmentant l’épouvante d’effets dont la cause demeure, en fin de compte, à jamais cachée. De telles progressions contrariées et anéanties à mesure de leur déroulement, Eschyle avait donné, peut-être le premier en Occident, le modèle en faisant dialoguer des chœurs terrorisés par la tragédie contemplée, commentée, dans la crainte et l’angoisse les plus constantes. C’est bien ce qu’ont ressenti les premiers admirateurs anglais du livre, par exemple Swinburne. Et aussi ce qu’avait si profondément ressenti son introducteur français Émile Montégut qui écrivait, dans un article paru en 1847 dans La Revue des Deux Mondes : «D’un bout à l’autre la terreur domine et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle. […] L’effet poétique est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emily raconte sobrement, brièvement : son énergique fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui se joue de la peur» (2).
Un peu comme si Emily Brontë avait médité la Genèse d’un poème d’Edgar Poe, considérant que la mort d’une belle femme est forcément le sujet le plus poétique qui soit, en faisant donc le sujet de son œuvre mais le redoublant par celui de la mort d’un bel homme et les alliant ensemble sous le sceau du secret, et du secret le plus démoniaque. Les raisons ne sont jamais expliquées : le luxe incroyable de détails matériels, la vérité concrète des pierres, des arbres, des animaux, les considérations terre-à-terre des domestiques et des techniciens environnants (médecin, homme de loi, maréchal-ferrant, valet de ferme) ne forment qu’un écrin solide s’ouvrant sur une dénégation totale d’explication rationnelle. Restent les conséquences du secret de Heathcliff, les conséquences du secret de Catherine, les conséquences de leur étrange relation, virant à l’amour fantastique d’un damné pour un fantôme, amour fantastique créant une sorte de grande névrose objective donnant même forme au paysage lui-même, aux saisons traversées, à la retenue effrayée de la narratrice principale, à la curiosité infantile de son interlocuteur. On ne saura jamais précisément pourquoi Catherine est morte, pourquoi ni même exactement comment Heathcliff est mort, en dépit des centaines de pages de précisions et d’explications, toutes plus concrètes les unes que les autres, fournies par les témoignages et les souvenirs, avant comme après la mort de Catherine, avant comme après la mort de Heathcliff.
Le secret lui-même devient, en somme, le sujet du livre d’Emily Brontë : le démoniaque de Wuthering Heights, c’est cet indicible secret, mieux, son indicibilité elle-même. Secret tantôt murmuré tantôt hurlé par le vent, soufflé par la tempête qu’affronte le manoir de Hurlemont tandis que celui de La Grivelière en subit, génération après génération, les étranges conséquences. Heathcliff en est le jouet et le moteur tragique, le deus ex machina autant que la machina ex dei. Il l’est davantage que Catherine dans la mesure où, sans Heathcliff, le destin de Catherine ne pourrait pas s’accomplir comme il s’accomplit. Ce secret de l’intériorité sur lequel serait, selon Vincent Delecroix, axée toute la philosophie de Kierkegaard (3), est aussi celui sur lequel est axée toute l’esthétique d’Emily Brontë dans Wuthering Heights. Non seulement il ne s’agit pas de comprendre l’auteur mieux qu’il ne se serait compris mais encore il ne s’agit pas non plus de prétendre comprendre ses personnages. La mort ayant transformé leur vie en destin, ce destin étant représenté et déjà lacunaire de ce fait même, il est vain de prétendre en découvrir le secret : en demeurent seulement des traces, des bribes, des lambeaux, en un curieux alliage de réalité et de surnaturalité d’essence fantastique et romantique, alliage de réalisme et de surnaturalisme stylistiques.
On se souvient que Hölderlin se demandait dans Hyperion : «Cette pénombre serait-elle notre élément ?». Il y a bien un esprit germanique qui plane sur la lande du Yorkshire dépeinte par Emily Brontë. D’ailleurs, la Ligeia d’Edgar Poe, à laquelle ressemblait le portrait d’Emily Brontë, n’était-elle pas, dans le conte fantastique de Poe, d’origine allemande ? La solitude qu’était venue chercher Lockwood, cette solitude infinie de l’âme britannique autant que de l’âme germanique exaltée par Oswald Spengler (4) qui ne peut se retrouver que dans les effluves ténébreux et denses des brumes nordiques, est pourtant bientôt brisée par un récit qui le contraint à une communion à jamais interrompue, à une question à jamais sans réponse, à affronter l’aporie suprême. Que Georges Bataille ait considéré que Wuthering Heights était le roman de la recherche romantique de l’absolu, soit, il avait raison sans doute, d’autant qu’il y a des points communs entre la métapsychologie balzacienne de La Recherche de l’absolu, telle qu’elle fut décrite par le Dr. Francis Pasche (5), et celle à l’œuvre chez les personnages d’Emily Brontë ! Mais encore eût-il fallu ajouter qu’il s’agissait d’un absolu aporétique, énigmatique, voire fantastique.

Notes
(1) Sylvère Monod (op. cit., pp. XLIX et L), critique très justement le titre assez médiocre de Lacretelle, rend bien justice au si beau titre de Delebecque, mais justifie cependant sa nouvelle traduction du titre par une raison qui me semble décisive : dans le texte anglais, Emily Brontë fait alterner Wuthering Heights et The Heights pour désigner le même lieu-dit, à savoir le manoir de la famille adoptive de Heathcliff ; il fallait donc tenter de réunir dans un seul mot français l’idée de vent hurlant et de hauteur, d’où l’original Hurlemont de Monod dont la belle tenue unifiée me semble bien résister au temps, autant que le magnifique, par lui-même, titre de Delebecque.
(2) Fragment heureusement cité par T. de Wyzewa, le premier traducteur français du livre en 1892 à la Librairie Perrin mais traduction qu’il vaut mieux oublier tant son titre absurde (Un Amant) la déconsidère, d’autant plus qu’elle n’est pas intégrale. C’est dommage car Wyzewa avait rédigé en introduction à son travail une honnête étude historique et critique de la vie et de l’œuvre d’Emily Brontë, Il avait même poussé la conscience littéraire jusqu’à faire un pèlerinage à Haworth afin de mieux se pénétrer de l’atmosphère exacte de Wuthering Heights.
(3) V. Delecroix, Quelques traits d’une herméneutique kierkegaardienne, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, tome 86, n°2, Expérience chrétienne et philosophie : Kierkegaard, avril-juin 2002 (Librairie philosophique J. Vrin), p. 254.
(4) Cf. Lotte H. Eisner, L’Écran démoniaque, § III (édition définitive Le Terrain vague / Eric Losfeld, 1965), qui commente Splengler aux pp. 44-45. Notons, à propos de cette citation, que le terme démoniaque doit s’entendre, dans notre titre, non pas au sens de «diabolique» mais au sens où il s’entend dans celui de Eisner. C’est celui où l’entendaient les Grecs et Goethe et où le commentait Leopold Ziegler : «Il faut qualifier tout simplement de démoniaque ce comportement énigmatique à l’égard de la réalité […]. Démoniaque semble véritablement l’abîme qui ne peut être comblé, la nostalgie qui ne peut être apaisée, la soif qui ne peut être étanchée…» dans Le Saint Empire des Allemands, citée en exergue par L. H. Eisner, op. cit., p. 7
(5) Dr. Francis Pasche, La Mort et la folie dans l’œuvre de Balzac (1964), repris in À partir de Freud, §13 (éditions Payot, Bibliothèque scientifique, collection Sciences de l’homme, 1969).