Le Livre des Machines, ou Erewhon de Samuel Butler précurseur du Jihad Butlérien (26/09/2021)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Nous savons que les trois chapitres constituant Le Livre des Machines proviennent d'un texte initial intitulé Darwin among the Machines, article publié dans The Press Newspaper le 13 juin 1863 à Christchurch en Nouvelle-Zélande. Attardons-nous sur ledit épisode, même si l'ouvrage de Samuel Butler mériterait que nous lui accordions plus d'attention, ne serait-ce qu'en évoquant plusieurs de ses thèmes comme les étranges théories propres aux monde des non-nés, Collèges de Déraison ou encore langage hypothétique, celui-là même qu'enseigne l'auteur du Livre des Machines, livre jugé extraordinaire par le narrateur, «où il prouvait que les machines finiraient par supplanter la race humaine et par acquérir une vitalité aussi différente de celle des animaux, et aussi supérieure à celle des animaux, que celle des animaux est différente de celle des végétaux et lui est supérieure». C'est ainsi que ses raisonnements, «ou plutôt ses déraisonnements, sur cette matière, furent si convaincants qu'il entraîna tout le pays dans son parti, et qu'on fit maison nette de toutes les machines dont l'invention ne remontait pas au-delà des deux cent soixante et onze dernières années, limite qu'on parvint à fixer à la suite d'une série de compromis» (p. 111).
Le Livre des Machines part d'un postulat simple, rigoureusement logique, qui est le suivant : «Le fait que les machines ne possèdent actuellement [...] que fort peu de conscience, ne nous autorise nullement à croire que la conscience mécanique n'atteindra pas à la longue un développement dangereux pour notre espèce» (p. 236), le reste de l'ouvrage, du moins les passages que le narrateur a décidé de traduire, détaillant la miniaturisation des machines, signe de leur perfectionnement constant, mais aussi l'accélération de leurs progrès, ce dernier point étant de loin le plus inquiétant. C'est d'ailleurs en évoquant la miniaturisation des machines que l'auteur recourt à l'une de ces comparaisons qu'il ne cessera d'utiliser dans son texte, et dont voici un exemple : «Les machines actuelles sont à celles du futur ce que les premiers sauriens étaient à l'homme. Les plus grandes d'entre elles diminueront probablement beaucoup de taille. Certains des plus bas vertébrés atteignaient des proportions bien plus énormes que celles qu'ont héritées d'eux leurs représentants actuels doués d'organismes supérieurs, et c'est ainsi qu'il est arrivé que les machines, en se perfectionnant, ont diminué de grandeur» (p. 240). L'accélération du progrès des machines elle aussi appelle une comparaison : «Aucune classe d'animaux ou de végétaux n'a fait, à aucune période du passé, des progrès aussi rapides» que les machines, raison pour laquelle ce progrès devrait être «jalousement surveillé, et arrêté pendant que nous pouvons encore l'arrêter» (p. 241).
Il est donc logique que l'homme finisse par devenir l'esclave des machines ou plutôt un très banal parasite de ces dernières car, tout comme il peut lui-même être considéré comme une ruche et un essaim de parasites, au point que nous avons quelque difficulté à «déterminer au juste si son corps est à lui ou s'il leur appartient», étant donné qu'il n'est qu'une «fourmilière d'un autre genre», il finira bien par n'être rien de plus qu'un «parasite des machines», un «affectueux aphidien chatouilleur de machines» (p. 244), une créature placée au plus bas de l'échelle de l'évolution, réduite à trouver sa subsistance en vivant aux crochets d'une autre, qui lui est nettement supérieure.
Notre auteur donne, de cette dépendance de plus en plus grande de l'homme aux machines, qu'il a pourtant créées, plusieurs illustrations comme celle-ci : «L'homme doit son âme elle-même aux machines; elle est un produit de la machine; il pense comme il pense, il sent comme il sent, grâce aux changements qu'on opérés en lui les machines, et leur existence est pour lui une question de vie ou de mort, exactement comme son existence est pour elles une condition sine qua non». C'est d'ailleurs pour cela que l'auteur ne demande pas «la destruction totale des machines» (p. 245), tout comme le Jihad Butlérien se contentera de n'éradiquer que les machines réellement savantes, nous allions écrire : parvenues à un degré de conscience qui finira par les transformer en nos maîtres implacables.
Nous sommes du reste déjà en grande partie soumis au règne des machines puisqu'étant «par elles-mêmes incapables de lutter, [elles] ont pris l'homme pour se battre à leur place : tant qu'il fait bien son devoir, il ne risque rien (du moins c'est ce qu'il s'imagine) : mais dès qu'il cesse de se sacrifier complètement au progrès des machines, c'est-à-dire s'il encourage les bonnes et détruit les méchantes, il est laissé en arrière dans la course de la concurrence industrielle, et cela signifie pour lui qu'il se prépare beaucoup d'ennuis de toutes sortes, et peut-être, qu'il va périr» (p. 246).
Ceux qui se consacrent «de toute leur âme à l'avancement du royaume mécanique» (p. 247) doivent-ils espérer quelque sympathie de la part des machines, une forme de remerciement, moins que cela, de tolérance méprisante ? Bien sûr que non ! Et il n'est sans doute plus très loin, craint l'auteur, le jour où ce n'est pas seulement de manière métaphorique que les machines se nourriront directement de l'homme pour ainsi dire car «ne sommes-nous pas en train de créer les êtres qui doivent nous succéder dans la suprématie terrestre, en perfectionnant tous les jours la beauté et la précision de leur organisme, et en leur donnant chaque jour cette puissance qui se règle elle-même et qui agit d'elle-même et qui finira par valoir mieux que n'importe quelle intelligence ?» (p. 248).
Continuant d'utiliser moult comparaisons pour asseoir son propos, ou bien «quantité d'analogies» (p. 250) comme il l'écrit, l'auteur du Livre des Machines nous met en garde contre le fait de considérer la machine «comme un objet unique», alors qu'en réalité «c'est une cité ou une société dont chaque membre est procréé directement selon son espèce»; nous ne devons pas faire l'erreur de voir «une machine comme un tout» et lui donner un nom et, donc, de l'individualiser, car nous ne devons jamais oublier qu'elle est composée, en fait, de parties. Quel est l'intérêt de cette mise en garde ? Nous montrer qu'un organisme aussi complexe qu'une machine ne naîtra pas d'une autre machine lui étant supérieure, comme un être humain naît de l'union de deux autres, mais de plusieurs, une infinité peu importe, toutes humbles, ridicules même, aucune n'ayant conscience d'une quelconque finalité, comme c'est le cas chez les parents s'accouplant en vue de procréer, toutes parfaitement façonnées pour accomplir une seule et unique tâche : ainsi, «le simple fait que jamais une machine à vapeur n'a été faite par une autre ou par deux autres machines de sa propre espèce ne nous autorise nullement à dire que les machines à vapeur n'ont pas de système reproducteur. En réalité chaque partie de quelque machine à vapeur que ce soit, est procréée par ses procréateurs particuliers et spéciaux, dont la fonction est de procréer cette partie-là, et celle-là seule, tandis que la combinaison des parties en un tout forme un autre département du système reproducteur mécanique, qui est quant à présent d'une complexité extrême, et difficile à voir dans son ensemble» (pp. 251-2).
Se modifiant de génération en génération, accroissant par cette voie fort darwinienne (3) leurs performances, les machines ne vont pas manquer de gagner en vitesse, accomplissant de fulgurants progrès en quelques décennies, siècles tout au plus, alors qu'il nous a fallu les «vicissitudes de beaucoup de millions d'années» pour faire de nous des hommes modernes, errances que nous mettrons en rapport avec «la rapidité avec laquelle l'organisme des machines est en train de se perfectionner» (p. 252), nous dépassant comme il se doit, jusqu'à ce que «nous ne soyons plus par rapport à elles, que ce qu'est le bétail de nos champs par rapport à nous».
Que faire ? Proposer une solution point fanatique pour préserver la survie de l'homme ou plutôt, de celui qui désormais peut à bon droit être considéré comme un «mammifère machiné», autrement dit se débarrasser des machines et des perfectionnements techniques «qui ont été réalisés pendant les trois derniers siècles» car, alors, les hommes sauront bien maintenir sous leur dépendance «les machines qui resteront» (p. 263) ? C'est une voie mesurée qui refuse tout fanatisme destructeur, mais qui ne sera peut-être qu'une lamentable demi-mesure, comme le craint Roberto Calasso qui, dans L'innommable actuel, évoque telle «petite histoire» circulant dans les milieux de l'intelligence artificielle «à propos de gorilles inventifs qui, un jour, ayant créé l'homme, découvrent après coup qu'eux sont restés des gorilles» (4),
C'est après ce passage que l'auteur évoque une hypothèse devenue, depuis, cliché richement décliné, que bien des ouvrages de science-fiction comme Soleil vert de Harry Harrison exploreront plus avant, tenant aux différences et modifications drastiques, y compris dans leur apparence même, découlant de la place sociale des individus en fonction de la classe à laquelle ils appartiennent, les riches pouvant, bien plus facilement que les pauvres, s'extraire de «ce vieil ennemi philosophique, la matière, le mal inhérent et essentiel», qui est perpétuellement «attachée au cou du pauvre et l'étrangle». C'est ainsi que pour le riche, «la matière ne compte pas» puisque «l'organisation perfectionnée de son système extra-corporel a libéré son âme», ce qui ne saurait être le cas du pauvre (p. 265).
Notes
(1) Samuel Butler, Erewhon (traduction de l'anglais par Valery Larbaud, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2005), p. 39, dans la Préface de l'édition révisée donnée par l'auteur en 1901.
(2) Par le biais de trois ouvrages, La Guerre des Machines, Le Jihad Butlérien et La Bataille de Corrin écrits à quatre mains ou plutôt pieds par Brian Herbert et Kevin J. Anderson.
(3) Butler affirme de l'auteur du Livre des Machines qu'il divisait ces dernières «en genres, sous-genres, espèces, variétés, sous-variétés, et ainsi de suite», démontrant même «l'existence de liens de parenté entre des machines qui semblaient n'avoir pas grand-chose en commun et prouvait qu'un bien plus grand nombre de ces liens avaient existé, mais qu'ils avaient disparu par la suite» (p. 253).
(4) Roberto Calasso, L'innommable actuel (traduction de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, coll. Du monde entier, 2019), p. 89.
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