Entretiens avec Ernst Jünger de Julien Hervier (10/11/2021)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1849363247.jpgErnst Jünger dans la Zone.







Jünger-entretiens.JPGCe volume assez bref d'entretiens, pour qui connaît bien l’œuvre d'Ernst Jünger, ne présente qu'un intérêt assez limité, même s'il a l'avantage de condenser, en bien des points, les nœuds de pensée de l'auteur : je songe ainsi à la figure de l'anarque, à l'interprétation de la luxuriante multitude de signes que nous offre le spectacle de la nature, mais aussi au frémissement inquiet devant la puissance rampante du nihilisme, préfiguration brutale et glaçante du règne de la Machine. Ainsi, évoquant la grande offensive du 21 mars 1918, expérience si forte, nous confie Jünger, qu'il l'a «transposée sous le signe des sagas islandaises», nous apprenons qu'il s'est agi d'une «grande rencontre» puisque «des milliers d'hommes périrent en quelques minutes» mais surtout, que la nature en fut comme saisie d'effroi (certes, elle ne se rebella pas comme le montre Arthur Machen dans l'une de ses plus somptueuses nouvelles, La Terreur), car «cela s'est immédiatement communiqué au paysage, mais il est difficile de décrire un tel phénomène : par exemple la peur s'abolit» (1). Ernst Jünger ajoute que, «ce jour-là», il a dû se passer «quelque chose; c'est ce qu'on appelle les jours du destin, des jours pourvus d'une signification particulière qui se rapporte à des événements ou qui s'y rapportera un jour» (p. 19), autant de possibilités d'agencer les signes, confus et épars, entre eux, de les interpréter ou de les réinterpréter à la lumière de faits, de lectures, de pensées nouveaux.
C'est là une des dimensions les plus fascinantes des textes d'Ernst Jünger, qui s'accorde tout de même assez peu avec l'uniformisation planétaire qu'il semble non seulement considérer comme inéluctable mais que, ici ou là, il voit après tout comme un mal nécessaire, comme l'élément, certes dérangeant de prime abord, qui finira bien par s'intégrer à l'ensemble et, ainsi, offrir aux regards les plus abrutis l'aspect d'une véritable et reposante harmonie. Le royaume de l'Antichrist, nous le savons, se caractérise par ce placide ordonnancement.
Voyons-le encore prendre l'altitude quelque peu fallacieuse et assez vite exaspérante de l'anarque, qui affirme que «le malheur est nécessaire pour permettre le changement et la naissance du nouveau», l'histoire étant «remplie de nécessités supérieures». Ainsi : «La nécessité historique de la Première Guerre mondiale fut d'amener la disparition des monarchies. Les monarchies ont disparu, aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus. La nécessité propre à la Seconde Guerre mondiale, ce fut de faire disparaître les États nationaux. Il n'y a plus que de grands empires comme la Russie, l'Amérique, la Chine, c'est la forme sous laquelle se présente aujourd'hui la puissance. C'est là une nécessité, aussi amère qu'elle puisse paraître à certains», Jünger concluant son propos, certes juste à l'évidence, en évoquant la figure qu'il a rendue célèbre du Travailleur, qui «traverse les défaites, les guerres civiles, le feu et le sang, et se renforce encore à travers eux», figure pour laquelle il assure n'éprouver pas beaucoup de sympathie, son goût personnel le portant bien davantage vers «l'écart romantique» (p. 36). Un romantisme, donc, qui sait quand il le faut rentrer dans les rangs et ne pas trop se faire remarquer, assez éloigné tout de même du romantisme pour le coup indéniable d'un Ernst von Salomon.
C'est dans le dernier entretien accordé à Julien Hervier que Jünger définit ce qu'il appelle «une sorte de comité mondial» (p. 151) qui invoque et convoque une nouvelle fois l'étrange et mythique figure du Travailleur, qui peut-être, hasarde l'auteur, n'est est pour l'heure qu'à un «stade embryonnaire» : «nous pourrons en voir un tout autre état» mais, ajoute-t-il, «cela ne peut se faire sans la collaboration de l'homme, et d'autre part sans influences transcendantales», à savoir ce que Heidegger a désigné sous le terme de «dieux», à moins bien sûr, et c'est là une perspective beaucoup plus sombre que Jünger ne fait qu'esquisser, que l'avènement du dernier homme ne se soit d'ores et déjà réalisé : «mais derrière ce dernier homme se profile l'homme ultime, qui lui n'est plus qu'un fantôme. C'est une sombre vision de l'avenir, c'est en quelque sorte ce qui subsisterait après un conflit atomique» (p. 153) et, là, on se demande bien quelle position délicatement équilibrée pourrait adopter celui qui se réclame de la posture de l'anarque.
Le constat que pose Jünger, bien que fort peu réjouissant, puisque nous vivons «une époque de transition, de clair-obscur où les phénomènes nettement définis se font rares», et où les «anciennes valeurs n'ont plus cours», alors que «les nouvelles ne se sont pas encore imposées» dans ce monde «en ombre portée» (p. 157), ce constat pour le moins lucide n'est pas désespéré, la toute dernière intervention de l'auteur rappelant que, «lorsque quelqu'un conserve encore d'une manière quelconque [un] rapport à la transcendance, il est «en dernière instance» à l'abri de l'angoisse. Il peut avoir le sentiment d'une participation, il peut se dire qu'il se passe des choses terribles : mais derrière elles pointe une grande lumière» (p. 158).
C'est peut-être ce sentiment de participation qui fait que Jünger évoque plus d'une fois Léon Bloy tout en prenant garde de conserver, là encore, sa position surplombante d'anarque, puisqu'il déclare que la figure du redoutable polémiste est «franchement» à l'opposée de lui, même s'il se déclare passionné par «ce qui se passe là-haut, au sommet de la tour» (p. 86). En tout cas, ce n'est donc «qu'au-dessus de la ceinture» que Jünger estime Bloy, car «cet homme possède un accès à la spiritualité qui [le] fascine» (p. 125) même si, à l'évidence, l'auteur de Sur les falaises de marbre ne semble pas avoir vraiment compris la nécessité de l'ordure dans le système théologique pour le moins paradoxal du grand écrivain (2).
Nous trouvons quelques notations assez justes sur Brasillach (cf. p. 128) et Drieu (cf. p. 127), dont les romans ne semblent cependant pas avoir saisi l'esprit de Jünger comme l'ont fait les textes de Bloy qui peut-être, souterrainement, en empruntant des chemins de contrebande, a favorisé le relatif optimisme que manifeste Jünger dans ces entretiens, voire son assez étonnante croyance en un retour des dieux, qu'il déclare ne pas être impossible et qui, même, s'annonce «timidement», alors qu'il ne fait absolument aucun doute quant au fait que «nous ne vivons plus à l'âge des dieux, mais à l'âge des titans et des géants» (p. 140).
C'est l'assurance de vivre dans un siècle d'acier, dans une réalité phagocytée par le chiffre (cf. p. 64), où les possibilités de survie prennent petit à petit la place des plus simples possibilités de vie qui fait développer, chez Jünger, ce que nous pourrions appeler une conscience apocalyptique du monde, qu'il se désole de ne pas trouver chez les théologiens, tout occupés qu'ils sont à ses yeux de «questions sociales» (p. 60). Lui, bien au contraire, attend que quelque chose se passe dans «les sphères supérieures» qui d'aucune façon ne sont soumises à quelque effet de notre volonté que ce soit (cf. p. 60) et, en attendant l'advenue de cette nouvelle ère, il passe son temps à courir après l'authenticité (cf. p. 67) de plus en plus radicalement menacée, disparue sans doute définitivement de la surface du globe, et à tenter d'aller «là où le monde n'est pas encore détruit», mais ce n'est là qu'une «chasse à l'idéal, un fantôme» (p. 68), cette lucidité nostalgique éloignant une fois de plus Jünger, et c'est heureux, de la figure marmoréenne de l'anarque.

Notes
(1) Entretiens avec Ernst Jünger de Julien Hervier (Gallimard, coll. Arcades, 2011), p. 18. Quelques fautes, légères, sont à signaler, comme un «mai3» (p. 49) ou l'inversion, systématique, d'Une dangereuse rencontre en Une rencontre dangereuse.
(2) Malgré cette remarque de bon sens, mais que Jünger ne raccroche pas spécifiquement à Bloy : «C'est toujours comme cela. La transcendance implique aussi la banalité de l'immanence» (p. 138).

51012825725_221872bd9e_o.jpg

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, ernst jünger, julien hervier, éditions gallimard, léon bloy | |  Imprimer