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05/03/2020
Le Questionnaire d'Ernst von Salomon
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Mâles lectures.
Ernst Jünger dans la Zone.
De la Révolution conservatrice en Allemagne, bilan d'une recherche, par Jean-Luc Evard.
Je me contenterai de quelques remarques jetées à la diable sur ce texte assez remarquable d''Ernst von Salomon, longuement et bellement évoqué dans cet article, en abordant ce qui me semble être sa préoccupation principale : la possibilité d'insérer une action, fût-elle violente, dans une trame point totalement absurde.
Me frappe pour commencer l'incroyable vitalité de la mémoire que cet écrivain-né ou plutôt, ce conteur remarquable qu'est Ernst von Salomon déploie dans ce livre publié en 1951, alors qu'il approche de la cinquantaine. Les plus de 900 pages, dans notre édition, composant cette grande fresque historico-politique qu'est Le Questionnaire se lisent intensément, facilement, certes pas d'une traite, l'auteur enchaînant avec une facilité déconcertante les souvenirs les plus divers, le questionnaire administratif, que durent remplir les Allemand vaincus sur ordre des Alliés, auquel il répond lui permettant bien des audaces chronologiques, moquant donc la plate matérialité des questions posées par la virtuosité des jeux de mémoire et de langage.
C'est peut-être cette dimension chaotique et pourtant parfaitement maîtrisée, cette volonté de tout dire d'une époque confuse et prodigieuse à côté de laquelle les autres semblent anémiées, qui sont les véritables enjeux de notre texte, comme le résume parfaitement le préfacier de notre édition, Joseph Rovan, visiblement peu amène à l'égard de l'auteur, lorsqu'il écrit, non à propos du Questionnaire mais des Réprouvés, que ce livre a révélé «un écrivain considérable, d'emblée maître d'un style qui devait rester inchangé, mêlant d'une manière très particulière le récit, le commentaire, la spéculation, l'adhésion à sa propre histoire, la fidélité aux choix et aux amitiés de la jeunesse, et une sorte de distanciation ironique par rapport à tout le monde, à commencer par soi-même, mais qui demeure superficielle et ne cache qu'imparfaitement un profond égotisme, frivole, féroce et tournant à vide» (1).
Je ne suis pas certain que la vie, ou même les seuls propos d'Ernst von Salomon aient tourné à vide, et ce livre «impénitent» (p. 22; répété deux fois : «un livre d'impénitence», p. 19) qu'est Le Questionnaire a au moins l'intérêt de nous montrer qu'un homme de droite a pu ne jamais être fasciné par Hitler; notre préfacier se trompe donc, bien lourdement à mon sens, lorsqu'il ne craint pas d'affirmer que «Jünger et Salomon appartiennent au même grand fleuve de la droite nihiliste que les hitlériens» (p. 19). Bien des pages pourraient contredire cette étrange affirmation, étrange plus que fausse d'ailleurs, et le préfacier lui-même semble se contredire lorsqu'il affirme que tel chapitre racontant les amours de l'auteur avec une jeune Basque française (voir les merveilleuses pages classées sous la rubrique du Voyages ou séjours à l'étranger) est un «petit chef-d’œuvre de tendresse et d'immoralité», le «récit de la découverte d'un univers parfaitement clos sur lui-même» (pp. 16-7). Rien, absolument rien n'est clos sur lui-même dans les livres d'Ernst von Salomon, dans Le Questionnaire encore moins, ne serait-ce que par sa forme, que dans les autres ouvrages de l'auteur, peut-être parce que, nous y reviendrons, ce livre pour le moins touffu est tout entier hanté par une ombre, un homme certes mais un homme ténébreux, «un homme qui ne supportait pas la lumière parce qu'il était ombre, parce qu'il venait et parlait de l'ombre, refoulant dans l'ombre tout ce qui poussait vers la lumière...» (pp. 906-7). Ces pages décrivant la découverte émerveillée du Pays basque, effectivement somptueuses, toutes celles du reste qui composent Le Questionnaire, qu'ont-elles donc de nihiliste et même d'immoral ? Du reste, Ernst von Salomon lui-même semble avoir prévu le genre de remarque auquel il s'exposerait un peu trop facilement, en écrivant que chaque fois qu'il a «essayé d'accorder une action quelconque avec une espèce quelconque de conscience», il s'était trouvé «devant l'alternative cruelle ou bien de douter du pouvoir législatif de la conscience ou bien de renoncer à toute action» (p. 26). Quelques pages plus loin, Ernst von Salomon réaffirme que lorsqu'il essaie de comprendre le sens de son activité, il admet volontiers qu'il n'a jusqu'à présent pas réussi «à en découvrir la signification profonde», sauf si, ajoute-t-il plus désabusé que mariole, sauf si «le fait de jeter des pois chiches contre un mur est un acte significatif» (p. 52).
Dès lors, notre prétendu nihiliste peut paraître, un temps du moins, charmé par les thuriféraires du nazisme, car, si «on ne savait pas au juste ce que ces gens-là voulaient», du moins «semblaient-ils vouloir avec fermeté» (p. 65), et pour vouloir, Dieu, ils voulaient !, ils voulaient bien plus que casser des vitres, mettre le feu aux églises et même diffamer «des groupes entiers d'hommes» (p. 150) avant que de les exterminer méthodiquement, alors que l'auteur, lui, même lorsqu'il s'engage dans l'action la plus violente, visiblement ne sait pas, ne veut pas, doute de tout et d'abord des motifs de son action, comme si son royaume était moins la réalité que «la vérité intérieure dont les faits ne donnent qu'un faible reflet» (p. 117) ou comme si, encore plus prosaïquement, il ne pouvait y avoir d'action qu'aux conséquences directes, visibles, mesurables, l'amélioration par exemple des conditions de vies paysannes, évoquées dans notre livre et, cette fois-ci dans une version romanesque, dans La Ville.
Ernst von Salomon, reprenant un terme cher à Ernst Jünger, évoque, a contrario, ceux qui veulent d'une volonté de fer, les lémures, les Maures puisque, «déjà, en dehors du monde de l'éducation, soustraites à son influence et à son emprise, des masses se sont formées qui, avec la sincérité la plus absolue, placent la profession de foi au-dessus des vérités. On ne saurait douter qu'en agissant ainsi, elles prétendent à une intégralité à l'intérieur de laquelle il n'y a plus de décision libre de la volonté individuelle, sauf dans le sens d'une définition fonctionnelle; la sévère loi morale de cette intégralité ne sert plus celui qui cherche son salut mais celui qui veut dominer les choses et leur ordre définitif. De toutes parts, les Maures, comme les appelle Ernst Jünger, s'avancent avec leur exigence cruelle; différentes hordes sous différentes bannières; et personne ne sait encore qui pourra leur résister. Tout ce qu'on peut dire, c'est que ce ne sera pas l'idéal de l'éducation» (p. 226). Que nous importent, au fond, les états d'âme d'un homme ayant montré son aptitude féroce à s'engager, quitte à ce qu'il se détourne progressivement de l'action, s'il nous assure par sa seule existence qu'il a su se tenir à l'écart des foules et ne pas joindre sa férocité à la sauvagerie anonyme ? Cette remarque vaut bien sûr pour Ernst von Salomon, un homme que l'on ne pourra certes jamais soupçonner d'avoir enfermé «sous la cloche de sa propre doctrine la vie dans toutes ses manifestations» (p. 251), tout autant que pour Ernst Jünger, même si, ce dernier peut finir par agacer lorsqu'il se réfugie, une fois venue la vieillesse couverte de reconnaissance et d'éloges, une fois que ses rides se seront transformées en runes (cf. p. 253, à propos de Konrad Henlein, chef des Allemands des Sudètes), dans la minutieuse contemplation solitaire des êtres les plus minuscules, semblant alors délaisser les orages d'acier qui n'ont absolument pas fini de gronder et dont l'aspect semble même être devenu plus menaçant que vu des tranchées boueuses.
Parlant de l'expérience de la guerre telle que nous la livre Ernst Jünger, Ernst von Salomon écrira qu'il s'agit «d'une émotion de l'âme, plus importante en tant que processus qu'en tant que résultat» (p. 159), et cela alors même que, dans son esprit, la révolution nationale, qu'il indique entre guillemets, devait libérer les Allemands de «la domination matérielle et idéologique de l'ouest, comme la Révolution avait libéré la France de la royauté» (p. 162). C'est orienter son action avec une boussole pour le moins étonnante, pointant un pôle mythique même si nous avons, de l'autre côté du Rhin, le droit de répondre à Von Salomon qu'il fut un temps où la France elle-même nourrissait de remarquables ambitions et portait sa main en visière au-delà de son petit pré carré où, désormais, elle n'en finit pas de cultiver quelques mauvaises herbes pulvérulentes, tout en brûlant méthodiquement les derniers vestiges de sa grandeur passée.
Si nihilisme il y a dans les actes et même les pensées d'Ernst von Salomon, il ne peut s'agir à notre sens que du constat, le plus souvent dépité bien davantage qu'ironique, qu'un fossé sépare le vraie vie de la réalité, banalité qui ne se plante jamais aussi fièrement que devant l'homme d'action, l'aventurier dira Roger Stéphane, car nous ne pouvons décemment pas prétendre que l'écrivain, qui participa à l'assassinat de Rathenau tout en contestant (et devant Jünger, justement !) que ce meurtre eût comporté le moindre relent antisémite (cf. p. 163), se soit avisé de moquer les sombres ruminations d'un de ses amis, Plaas, face au cas que représente l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler. Il y a, dans le passage qui suit, une sincérité qui n'est pas seulement celle prudemment mise dans la bouche d'un autre, mais une sagesse longuement ruminée, que l'on s'est incorporée : «Lorsque tout à l'heure tu as raconté ces histoires d'autrefois, j'ai continuellement dû y penser [à la vie dans le mensonge]. Alors, nous ne voulions pas vivre dans le mensonge, du moins pas moi, et toi non plus. Et maintenant, nous n'en sortons plus. Pis encore, nous participons au mensonge, nous avons pour ainsi dire aidé à l'installer, comme, à sa façon, chacun vivant aujourd'hui en Allemagne», le cours de ces pensées nous laissant deviner un projet d'attentat contre le Führer : «Je ne puis exiger d'un autre une action que je devrais entreprendre moi-même. Crois-tu que ce soit facile pour moi ? Moi aussi, j'ai une femme et des enfants, et dans quelques années une maisonnette à moi. Mais je ne puis vivre ainsi. Comparée à ce qui reste à faire, notre vie n'est que corruption. Il faut que ce soit nous qui le fassions parce que nous l'avons déjà fait, parce que nous avons déjà sauté le mur et que nous savons maintenant. C'est notre tour, mon vieux, c'est notre tour. C'est ça le sens de tout, et si tu es sincère vis-à-vis de toi-même, tu le sais» (p. 189). Allons-nous blâmer Ernst von Salomon de ne pas participer à quelque action que ce soit contre l'illuminé frénétique conduisant le Reich à sa ruine, en supposant qu'il aurait fait preuve, à son égard, d'une tolérance extrême, s'il est exact, comme il le prétend, que «la vraie souveraineté est toujours tolérante, c'est pourquoi elle est si rare» puisque, «partout, dans tous les domaines de la vie, les hommes souverains sont très peu nombreux, peut-être trois ou quatre sur cent», alors même qu'ils portent «pour tous le fardeau entier de la raison et de l'humanité» (p. 191) ?
Plus d'une fois, Ernst von Salomon, qui jamais n'a cru devoir se considérer comme un homme souverain, a dû se justifier de n'avoir pas adhéré au nazisme et, plus d'une fois il a donné la même réponse, que nous pourrions résumer par telle sentence : «La totalité est une peste !», et que nous pourrions développer par tel passage : «tous les grands mouvements dans le monde : le christianisme, l'humanisme, le marxisme, sont sujets à une espèce de maladie, une maladie divine, la peste sublime de l'aspiration totalitaire. Voilà ce qui rend les choses tellement plus simples pour celui qui veut faire profession de foi et tellement difficiles pour celui qui veut observer. Je ne suis pas de ceux, continue Ernst von Salomon, «qui choisissent la profession de foi, je suis un observateur passionnément engagé» (p. 261), le paradoxe final de cette tout autant paradoxale profession de foi résumant je crois le plus finement ce qu'aura été sa si difficile position face aux événements tumultueux et même tragiques ayant bouleversé de fond en comble son époque et le monde entier, s'il est vrai que l'époque où a vécu Ernst von Salomon est «l'époque la plus intéressante de l'Histoire !» puisque, jamais encore «il n'y a eu une génération qui a vécu tant de choses et une telle variété de choses !» (p. 538).
Pourtant, c'est bien sur le décor de plus en plus fastueux que dresse le nazisme en Allemagne que les actes d'Ernst von Salomon se détachent. Les actes et les pensées bien sûr, Hitler étant comme une sorte de démon invisible, du moins un être que l'auteur ne parviendra jamais à voir directement, sa voix étant comme une rumeur d'arrière-monde ténébreux, résonnant «avec une violence lourde de menaces» (p. 511), dont la présence maléfique envahit tout comme en témoigne ce passage saisissant : «Jamais il n'y avait eu en Allemagne une telle somme de pensées et de projets. Lorsque les anciennes forces du régime de Weimar commençaient enfin à abdiquer, la surface desséchée éclata soudain. Des brouillards du jargon conventionnel, on voyait surgir un peu partout des hommes dont le langage exprimait une nouvelle communauté. Les divisions bornées, l'idiotie des camps réservés de droite ou de gauche, empruntée à la disposition des sièges au parlement, étaient soudain périmées, et, après une inflation d'idéologies, on pouvait de nouveau entamer une discussion objective. C'était une sorte d'ivresse. Tout semblait possible pour peu qu'on sût s'y prendre et partout des forces s'y préparaient. Rien ne semblait plus valable de ce qui, pendant des années, avait été prêché comme sagesse définitive. Tout prenait un sens nouveau», poursuit Ernst von Salomon qui, nous le verrons, plus d'une fois évoquera cette mise à nu de la réalité véritable sous les apparences trompeuses, mais qui à ce moment-là fait entrer en scène l'acteur invisible bien qu'essentiel, Hitler bien sûr, dont pas un seul instant de sa vie il n'a pu être le partisan, même s'il ne s'est pas passé «un instant où la seule existence de cet homme n'eût déterminé, sous une forme ou une autre, [son] comportement» (p. 487) : «Mais ensuite, il apparut qu'à chaque discussion, il y avait un hôte muet qui, la plupart du temps, ne se montrait même pas et qui, pourtant, dominait la discussion parce qu'il imposait les sujets, parce qu'il prescrivait la méthode et l'orientation. Cet hôte muet s'appelait Adolf Hitler» (p. 267). Ailleurs, Adolf Hitler apparaîtra comme une voix inquiétante, «capable de s'exprimer de façon convaincante devant les gens simples, les ouvriers et les soldats» (p. 464, l'auteur souligne), même si l'écrivain se lamentera de n'avoir pu l'écouter directement mais, dans tous les cas, jamais Ernst von Salomon ne lui reprochera jamais de se contenter de paroles, puisqu'il est l'un des rares, à ses yeux, «à avoir le courage de passer à l'action» (p. 460), et qu'il n'est «pas non plus l'homme à pécher à la ligne sur les bords du Rubicon» (p. 479) ! : «d'innombrables petits bateaux de cette espèce [bavarde] sillonnaient la mer allemande avant qu'un immense croiseur ne se mît à manœuvrer dans notre mare aux canards et balayât sans façons tous les bateaux de plaisance philosophiques» (p. 315), en les coulant bien sûr, l'homme étant assez peu amateur de casuistique et d'amphibologies interminables.
C'est ainsi le passage à l'action qui perce la carapace ou plutôt, fait éclater la baudruche derrière laquelle se tapit, une nouvelle fois, la réalité; du reste, Ernst von Salomon reconnaît que, s'il était chrétien, il saurait que Hitler est l'Antéchrist puisqu'il «apparaît comme le Christ, il parle comme le Christ, il fait des miracles comme le Christ; et tout est faux !» (p. 469), Hitler agissant en somme, nul ne peut le contester, Hitler étant par essence l'homme de l'action pure, mais ses actes et ses paroles ne parvenant à créer rien d'autre qu'un mauvais rêve, un univers fantasmatique duquel beaucoup de ses plus féroces partisans finiront par se réveiller, mais trop tard. Finalement, c'est le même principe qui fait agir l'un, Hitler, dans le mal qu'il considère évidemment comme un bien, le bien de la nation allemande et l'autre, Von Salomon, non pas dans le camp du bien ou dans celui du mal mais dans le camp qui exige le plus grand courage face à l'effondrement, le plus parfait dépouillement, la plus belle force d'âme puisqu'elle refuse les simagrées et les travestissements, surtout ceux qui, tels des oripeaux idéologiques, ne suffisent pas à rendre présentables les plus nobles actions. Je ne sais si ce camp à un nom : appelons-le, faute de mieux, la condition humaine. Et c'est le respect de cette dernière qui va exiger, non point de prétendre avoir toujours raison et de ne jamais se tromper, mais d'être aussi honnête que possible avec les raisons qui vous poussent à agir, tenter de défendre les motifs, qu'importe qu'ils paraissent futiles aux yeux des modérés, qui vous auront mené au feu et, peut-être même, vous auront fait commettre un meurtre en leur nom. C'est ainsi qu'Ernst von Salomon n'hésite jamais à accueillir un acte de destruction, puisqu'il doute, en vertu de sa complexion, «de la valeur des coutumes, de la dignité, de la décence et, à la rigueur même du bien précieux de la liberté individuelle» : doutant de «la réalité existentielle de ces choses en tant que forces déterminantes de ce monde», il lui semble «plus logique de voir disparaître jusqu'à leur apparence plutôt que d'agir en leur nom, c'est-à-dire de créer un vide plutôt qu'une construction vieille et reconnue fausse» (p. 288).
Dans ce livre, Ernst von Salomon nous apparaît comme le témoin idéal, moins insensible qu'impassible, se forçant, peu à peu, à reconnaître le caractère éphémère des prestiges drapant l'action : les glorioles du passé ne l'émeuvent pas, et tout attachement sentimental à leur ombre douce doit être arraché sans pitié : «Lorsque j'avais vu cette rue pour la dernière fois, en 1922, la magnificence s'était comme enveloppée d'un voile de deuil; le grès respirait la tristesse et la suie, le stuc s'était effeuillé et l'aube faisait apparaître dans sa nudité la puissance désagrégée d'une époque qui n'avait jamais aussi honte de sa pauvreté qu'en la voyant s'étaler sur les témoins de la splendeur d'autrefois» (p. 302). C'est alors que surgit la pensée de tout véritable révolutionnaire : «il serait plus digne d'un homme d'essayer de sortir de ses gonds ce monde fait d'illusions que de s'y installer confortablement» (p. 303), et c'est alors que s'impose la haine et le mépris bien des fois répétés de l'homme d'action pour celles et ceux ayant entrepris «la tentative géniale d'ébranler les fondements de la puissance par des conversations esthétiques» (p. 309). Ernst von Salomon, s'il n'est pas encore tout à fait prêt à renoncer, du moins mettre, un temps, entre parenthèses, les motifs l'ayant conduit en prison, n'est point disposé à s'asseoir confortablement sur un siège pour prendre part à la conversation. Il n'est certes plus vraiment dans l'action, mais il en a gardé le tranchant de l'esprit qui vous empêche d'être dupe de votre propre fatigue et peut-être désespoir secret.
Ernst von Salomon n'aura de cesse, sous les ors et l'apparat, de renifler la sale odeur de la décomposition, la littérature n'échappant pas à son flair redoutable : autant se taire, ou bien se concentrer sur les seules trajectoires d'êtres ayant valeur symbolique, plutôt que de s'appuyer sur l'irréalité, de peindre «une fausse prospérité, des façades brillantes derrière lesquelles, dans le meilleur des cas, l'inquiétude de ces années se manifestait dans des destinées individuelles» (p. 356). Quand il évoque de nouveau Ernst Jünger, qualifié de guerrier et de naturaliste (cf. p. 347), c'est pour souligner sa solitude essentielle, en dépit même de la présence ridicule de «disciples qui semblaient posséder naturellement ce qui [lui] faisait si cruellement défaut [puisqu']ils s'accroupissaient aux pieds du maître et fixaient d'un regard fasciné la pierre philosophale qu'il tenait entre les mains, non pas pour s'en servir mais pour la peser, calibrer, analyser et sublimer» (p. 350), puisqu'il est évident, du moins pour Ernst von Salomon, qu'on ne peut travailler pour l'Allemagne en société, mais «qu'il fallait être seul comme l'homme qui se fraie un chemin à travers la forêt vierge et qui, grâce aux bruits sourds des haches, peut simplement deviner que d'autres font le même travail» (p. 351).
Comme Thomas Wolfe que nous sommes plus que surpris de retrouver intelligemment décrit dans ce livre (2), Ernst von Salomon considère les hommes comme l'occasion ou «le prétexte de représenter les circonstances de la vie et du monde» (p. 412), ce qui ne signifie en aucun cas qu'il tiendrait ces hommes pour quantité négligeable. Ce sont les hommes qui, justement, représentent la vraie richesse, certainement pas leur agglutination. L'écrivain, pour le plus grand effroi de nos contemporains, va même jusqu'à ranger dans le même sac à mailles grossières l'ascension puis la prise de pouvoir de Hitler et le régime démocratique : «Je n'ai jamais employé qu'à contrecœur le mot de démocratie. Je ne sais pas ce que c'est et je n'ai jamais rencontré personne qui sût me l'expliquer de façon convaincante. Mais je crains qu'il ne soit difficile de réfuter la déclaration de Hitler disant que sa conception idéologique était la conception de la démocratie. L'explication du monde vu d'un point central, la conquête des masses par la persuasion, la légitimation de l'accès au pouvoir par des élections, la légitimation du pouvoir lui-même par le peuple», Ernst von Salomon, non sans une bonne dose de cynisme, craint qu'il «ne soit difficile de contester qu'il s'agit là de caractéristiques démocratiques, qui indiquent peut-être des formes très tardives de la démocratie, mais néanmoins des formes de la démocratie» (p. 480). Si le régime totalitaire doit être distingué du régime autoritaire «dont les caractéristiques, il est vrai, ne sont pas démocratiques mais hiérarchiques», c'est parce qu'il est aux yeux d'Ernst von Salomon le surgeon le plus abouti, bien que grimaçant, du régime démocratique, et c'est aussi pour cela qu'Hitler lui-même, loin de n'être qu'un exalté, est bien au contraire «la dernière manifestation de l'âge de raison qui avait commencé par étendre la main vers les étoiles, qui avait émancipé l'homme de Dieu, et qui se terminait par une des périodes les plus rudimentaires, les plus primitives et les plus infantiles de l'esprit de l'humanité» (p. 487, les termes en italiques sont ceux d'Egon Friedell, auteur d'une monumentale Histoire de la civilisation, nous apprend une note de bas de page).
En évoquant Adolf Hitler et le régime totalitaire qu'il a prétendu mettre en place, nous ne nous sommes éloignés de la problématique de l'action, essentielle dans Le Questionnaire, qu'en apparence, Ernst von Salomon finissant par nous confier que l'action individuelle, aussi noble soit-elle, doit toutefois s'insérer, dans un sens métapolitique transcendant la particularité, dans une communauté véritable ou, dit l'écrivain, une collectivité que le nazisme a pervertie. Ainsi, Ernst von Salomon ne craint pas de nous redire qu'il a cru en son peuple, à «sa grande mission historique de trouver le vrai ordre visible entre l'Est et l'Ouest», certains de ses camarades étant morts pour la concrétisation de ce rêve, certains autres, dont lui-même, s'étant fait traîner «dans les prisons», leur «dernier but», leur «foi la plus secrète [étant] la victoire de l'être allemand sur la terre !» (p. 512), but admirable s'il en est pour un homme de la trempe d'Ernst von Salomon, but totalement illusoire sans l'existence d'une communauté, l'auteur avançant cette proposition, paradoxale de prime abord si on la relie immédiatement à tout ce qu'il a précédemment écrit : «Au fond, nous sommes déjà morts. Nous ne pouvons plus vivre de nous-mêmes. Tout ce qui se fait autour de nous ne vit pas de ceux qui agissent. Cela vit d'un collectif; celui qui ne peut reconnaître ce collectif est mort. Le collectif agit toujours d'une façon absolue. Il demande aussi l'adhésion absolue. Mais ce collectif ne nous a pas incorporés, il nous a atomisés. Des parcelles atomisées ne forment pas une communauté», et l'auteur de retrouver une fois de plus l'exemple d'Ernst Jünger lorsqu'il poursuit par ces mots : «Ernst Jünger a dit un jour que l'anachorète stylite représentait la forme la plus conséquente du socialisme. C'est certainement juste : le cas individuel poussé à ses conséquences extrêmes sert la solution solidaire, c'est toujours aussi un acte de solidarité. Je n'ai jamais reculé devant une vraie solidarité, devant le collectif. Mais ici, le collectif se détruit lui-même, il n'est pas un vrai collectif. Il ne donne à personne la possibilité d'atteindre la solidarité par un acte individuel" (p. 527), comme si la masse lamentablement soumise et obéissante voulue par Hitler constituait la négation même de l'homme, de sa liberté et de la possibilité, pour lui, d'inscrire une action qui ne soit pas immédiatement considérée comme un acte gratuit, absurde. Si donc le collectif «est discrédité par son représentant le plus fanatique» (p. 529), que reste-t-il aux hommes de la trempe d'un Ernst von Salomon, dans une époque qu'il juge pourtant comme étant «la plus intéressante de l'Histoire» (p. 538) ? L'action, une fois encore ? Oui, l'action, comme celle que mena l'un des amis de l'auteur, Hartmut Plaas, mort le 19 juillet 1944 à Ravensbruck où il fut torturé pour avoir averti tel ou tel conjuré du danger qui les menaçait : «Le fait que Plaas dut mourir pour un acte qui tendait non pas à détruire mais à sauver des hommes» rendit heureux son ami, qui poursuit ainsi : «La violence que jadis nous avions conjurée mit fin à sa vie; et ce serait un miracle si la violence ne se trouvait pas aussi au bout de la mienne», et ce fut donc un miracle qu'Ernst von Salomon, qui, plus jeune, avait été d'avis que «le seul but du grand mouvement national, après l'effondrement de 1918, devait être un renouvellement de la conception de l’État qui serait révolutionnaire dans ses méthodes, mais conservatrice quant à sa nature» (p. 874), ne connût point la violence au bout de sa vie, Plaas mourant quoi qu'il en soit en homme, «et jusqu'à la fin il eut foi en l'Allemagne» (p. 553).
Si Ernst von Salomon est mort préservé par la violence, c'est surtout parce qu'il a renoncé à l'action, qu'il s'est éloigné de l'esprit de l'action ou bien, corrige-t-il prudemment, sans que nous sachions vraiment s'il s'agit de coquetterie ou de honte pour ce qu'il est devenu, que «l'action s'était éloignée de l'esprit» (p. 561), ce qui est vrai et faux, concède-t-il, avouant plus loin qu'il a fini par apprendre «à connaître la joie honteuse des neutres de n'avoir pas été frappés encore de toute la violence de la guerre, l'espoir ignominieux de survivre, le désir terrible de ne pas être détruit dans son être intime, de pouvoir se remettre, un jour, à chercher le même bonheur fade qu'auparavant» (p. 583). Qui, pour jeter la première pierre à Ernst von Salomon ?
C'est fini en fait, car il manque à l'écrivain si impeccablement lucide l'assurance de la solidité de la réalité, du moins la certitude de pouvoir percevoir un but transcendant l'individu, qu'il eût pu découvrir s'il avait été chrétien, le seul être, à ses yeux, susceptible de trouver «un foyer pour son individualisme dans une vraie communauté hiérarchique : l’Église» (p. 573). Nous pourrions sans doute nous risquer à une transposition en affirmant que l'écrivain a ressenti, au plus intime de sa chair et de son esprit, les bienfaits d'appartenir à une communauté, aussi profane qu'on le voudra, certes, dans laquelle l'action, le geste, la parole et même la pensée ne tombent pas à vide, lorsqu'il a séjourné dans le Pays basque : «Les basques ne sont pas un peuple, ils ne sont pas une nation, ils ne sont pas une race, les Basques sont un honneur !», l'un des interlocuteurs d'Ernst von Salomon lui signifiant qu'il était même «un Basque allemand !» (p. 688) comme si, par ses actes et ses paroles, apprenant à jouir d'une belle femme et d'une belle région, l'une et l'autre lui ayant donné le rêve de sa vie écrit-il (cf. p. 720), il méritait d'être distingué bien plus que pour ses anciennes actions violentes.
Notes
(1) Ernst von Salomon, em>Le Questionnaire (Der Fragebogen, 1951, traduit de l'allemand par Guido Meister, Gallimard, coll. L'Imaginaire, 2016), p. 13.
(2) Ernst von Salomon mentionne aussi Léon Bloy, mais de façon tout à fait anecdotique, hélas (cf. p. 666).