Écoute notre voix, ô Seigneur... de Malcolm Lowry (13/02/2022)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Voici ce que j'écrivis il y a bien des années désormais, en 2006, à propos de ma relecture de ce très beau recueil de textes de Malcolm Lowry, autant de nouvelles qui auraient pu constituer la matrice de plusieurs romans : «D'Ultramarine de Malcolm Lowry, lu il y a bien des années à présent, je ne me souviens guère même si ma toute récente lecture du somptueux et mélancolique Écoute notre voix ô Seigneur... m'a donné envie, de nouveau, de me plonger dans les romans de cet écrivain damné, altier, ironique et désespéré. Au-dessous du volcan bien sûr mais aussi ses poèmes, Ultramarine je l'ai dit et Sombre comme la tombe où repose mon ami. Superbement traduits, les sept récits qui composent ce recueil (Écoute notre voix ô Seigneur... paru dans la collection 10/18 en 2005) entretissent une toile savante où les mêmes personnages, mi-rêvés mi-réels, se répondent d'une histoire à l'autre, entremêlant identités et noms, quêtant dans la nature sauvage et l'énigmatique geste des hommes les signes de Dieu, moins ardemment toutefois que l'assurance fugitive, pour eux, ne serait-ce qu'une seule seconde déroutante et éphémère, d'être en harmonie avec l'immensité désolée qui les entoure. Le dernier récit, réellement envoûtant, intitulé Le sentier de la source, récapitule et conduit à leur achèvement les récits qui le précèdent qui du monde nous donnaient une vision mystique et sauvage, parfois éclatée, n'hésitant pas à mêler cauchemars et hallucinations, vieux exploits historiques et accomplissements légendaires. Dans Le sentier de la source, l'écriture de Lowry acquiert une mystérieuse plénitude, s'incarne dans le corps souffrant puis exalté d'un homme accompagnant sa femme, n'osant jamais la quitter de peur de perdre ce don fragile, apprenant près d'elle à donner leur nom véritable aux animaux et aux plantes qui partagent avec eux ce dernier royaume d'innocence. Qu'importe que meure l'amour, que la civilisation détruise lentement les derniers hauts-lieux subsistant sur la terre, si l'écriture parvient, le temps trop court d'un texte où se lance une parole qui capture la beauté, à nous retenir au bord du précipice.»
Je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce propos, si ce n'est préciser que le dernier texte composant ce recueil composé de nouvelles écrites de 1949 à 1954, le plus beau et le plus long, m'a de nouveau enthousiasmé, me faisant plus d'une fois penser à Suttree de Comarc McCarthy, qui du reste l'a peut-être lu, lui qui décrit aussi, en somme, des êtres qui se tiennent «sur la frange même de l'existence, dans un dénuement si évident, et si abject aux yeux du monde, que les journaux ou le ministère de la Santé ne pouvaient que le condamner» (p. 299). C'est donc encore une fois essayer d'exprimer «l'inexprimable», l'«inconcevable sentiment désolé de n'avoir aucun droit à se trouver là où on est; lames d'intarissable angoisse hantée par l'insatiable albatros de l'être» (La Traversée du Panama, p. 29).
Nostalgie prégnante, certitude que le Mal ne cherche qu'un moment d'inattention pour bondir sur sa proie («j'avais été aux aguets d'une chose prête à sauter sur nous, de part et d'autre, dans notre Paradis, incarnation, sous la forme d'un animal terrifiant, de ces somnambulismes innommés, ces péchés, ces vampires des démences passées, ces blessures faites à d'autres âmes», p. 326), magnifiques descriptions qui, comme dans Nostromo de joseph Conrad, ouvrent tel ou tel texte (comme le premier, Brave petit bateau), descriptions qui sont du reste une des constantes de l'art romanesque de Lowry, répétition lancinante de plusieurs motifs (voir ainsi le thème de Frère Jacques censé être le rythme des moteurs de navires), quête d'une pureté perdue qu'il s'agira de tenter de rejouer en se tenant le plus possible à l'écart d'une civilisation (1) qui, pour s'étendre, détruit tout ce qui l'entoure, le tout pouvant être placé sous l'invocation du «grand hymne qui se chante dans la tonalité Peel Castle, avec ses retentissants accords mineurs où résonne toute la sauvagerie de la mer mais dont la supplication est moins un appel qu'un poème dédié à la miséricorde de Dieu», Hear us, O Lord..., ce magnifique chant des pêcheurs de l'île de Man que nous pourrions considérer comme la clé interprétative (l'une des clés, du moins) de l'ensemble des textes de Lowry, point si éloignée que cela de celle qui, selon Jacques Darras, peut expliquer cette œuvre aussi chatoyante que douloureuse, autrement dit : «Le vertigineux effroi qui saisit les hommes au moment qu'ils contemplent la perspective de la traversée de leur propre existence» (2) :
«Écoute notre voix, ô Seigneur, du Ciel Ta Demeure.
Vainement dans la nuit sans pitié
Nous peinerions heure après heure
Si tu n'étais là, Toi qui es la Clarté.
Tu commandes aux flots, à la mer déchaînée,
Au vent qui souffle et du sud et du nord,
Nos esquifs sont fragiles, mais ton bras est fort
Viens, aide-nous, songe à la Galilée...» (p. 273).
C'est sans doute le texte composite intitulé La Traversée du Panama qui cite le plus grand nombre d'écrivains (en vrac : Conrad, Penn Warren, Wallace Stevens, Mann, Hawthorne, Thomas Wolfe, Kafka, Melville, Rilke ou encore Coleridge et même... Julien Green) et qui multiplie jusqu'au vertige les signes répétés à l'infini des miroirs et les livres dans les livres, et c'est encore lui qui pointe l'évidence que «nous sommes tous trop éloignés les uns des autres, nous-mêmes trop au fond de l'abîme, pour venir en aide à qui que ce soit» (p. 116), mais c'est le dernier, Le sentier de la source donc, qui seul et véritablement peut prétendre s'approcher du mystère de la réelle présence, d'une réalité que le langage ne tiendrait plus éloignée définitivement de notre compréhension intellectuelle et sensorielle, comme en témoigne cet extrait : «Si nous avions progressé, pensai-je, c'était vers une région où des mots tels que printemps, eau, maisons, arbres, ronces, lauriers, montagnes, loups, baie, roses, plage, îles, forêts, marées et cerf et neige et feu, prenaient leur existence véritable ou leur source, ces mots qui ne s'étalaient jadis sur une page qu'à titre de symboles. De même notre réalité à nous existait au-delà des symboles qu'elle reflétait; comme si une sorte de réalité nous revêtait, qu'auparavant nous n'apercevions qu'à distance, afin que je la transpose en termes conformes à ma vocation; comme si nous vivions dans un milieu à côté duquel celui de nos anciennes vies, si heureuses fussent-elles, ressemblait à la plate inspiration verbale de la musique que nous avions achevée» (pp. 347-8).
C'est encore à la «frange du monde» (p. 285), sur laquelle Malcolm Lowry et ses différents masques, tellement transparents qu'ils ne le cachent guère, aiment à se tenir, qu'il est possible de se tenir éloigné du progrès incapable de rendre «l'humanité plus heureuse ni moins vulnérable» (Gin et verges d'or, p. 250) et de méditer, peut-être pour tenter de s'en extraire par le pari d'une transcendance à portée de la main la plus calleuse, sur la terre vaine planétaire qu'est devenu le monde et où, «terrifié par son insensibilité, son ignorance, son manque de temps, sa peur de n'avoir pas le loisir de construire rien de beau, sa crainte de l'éviction, de l'éjection, l'homme n'appartient plus au monde qu'il a créé, ne l'entend plus. Il est un corbeau fixant des yeux une héronnière en ruine. Eh bien, qu'il y étudie sa propre condition de corbeau s'il en est capable !» (Pompéi, aujourd'hui, pp. 230-1), ce corbeau faisant un ironique contrepoint au majestueux albatros de l'être que nous avons vu plus haut et qui tourne, lui, sans fin, en de vastes et silencieuses gyres que Malcolm Lowry, la main en visière, aura passé le plus clair de son temps à essayer d'apercevoir, comme pour y lire le rébus de notre condition.
Notes
(1) Notons tout de même qu'à l'occasion, Malcolm Lowry n'hésite pas à décrire l'étrange beauté d'une raffinerie de pétrole.
(2) Malcolm Lowry, Romans, nouvelles et poèmes (Le Livre de Poche, coll. La Pochothèque, 1995, p. 715, en préface à Écoute notre voix, ô Seigneur...). Remarquons que le texte de cet ouvrage reprend comprend beaucoup moins de fautes que celui donné par 10/18.
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