1985 d'Anthony Burgess (09/01/2023)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Chroniques d'une dhimmitude annoncée.
Études sur le langage vicié.
C'est plus d'une fois qu'Anthony Burgess m'a semblé pouvoir être rapproché de notre bon gros Léon national, Léon Daudet bien sûr, qu'importe si ce qu'il reste de notre nation pressée de tout oublier de son passé, surtout s'il a été grand, a soigneusement décidé de ranger les innombrables ouvrages de ce dernier, avec la poussière de ses rois, sous le tapis républicain plus que mité, déchiré en lambeaux : sous la drôlerie assassine du trait, c'est la lucidité de ces deux écrivains rabelaisiens en diable qui frappe tout lecteur un peu exigeant et point complètement femmelin.
Nul doute que nous ayons oublié, aussi, que Burgess a écrit un singulier roman, 1985 (1), illustration romanesque des analyses et critiques portées par l'auteur sur 1984 de George Orwell, que son éditeur français, Robert Laffont, n'a jamais jugé utile, tout en l'expurgeant de ses fautes et membres de phrases manquants bien sûr, de rééditer, ne serait-ce que pour le considérer comme l'un de ces exemples cacotopiques (selon le terme forgé par l'écrivain), d'un futur de plus en plus orthonormé, cadenassé par des «restrictions imposées à la dignité de l'homme au nom de sa sécurité», des photographies pour le moins explicites des méfaits épouvantables du tabac sur le corps humain (cf. p. 146), une «existence presque entièrement limitée au travail et à la télévision», ainsi qu'une dhimmitude annoncée, avec l'enseignement de la religion coranique «dans les écoles, comme condition pour avoir droit au pétrole» (p. 305).
Publié en 1978, 1985 ne serait bien évidemment même pas le seul texte, ni même le premier, qui imaginerait l'Angleterre, pardon : le Royaume-Uni des Travailleurs, ou Rutland, être réglé sous la double coupe d'un syndicalisme virulent et même totalitaire (2) mais aussi de l'Islam, comme le montre le bel exemple, dans ce dernier domaine, du donquichottoesque roman de G. K. Chesterton intitulé L'Auberge volante, publié en 1914 et que Burgess ne manque pas de citer en ces termes : «Au début de ce siècle, G. K. Chesterton publia un roman intitulé L'Auberge volante, où il décrivait sous des couleurs fantastiques une Angleterre battant pavillon à l'étoile et au croissant; la boisson y est interdite et l'on voit deux hommes avec un chien rouler un baril de rhum par les routes, constamment en danger de tomber sur la police musulmane, mais s'efforçant de maintenir vivant le souvenir de l'alcool. J'entrevois directement la possibilité de l'accomplissement d'une telle vision, aux environs de 2100, mettons. La surnature abhorre le survide. Avec la mort du christianisme institutionnel, on verra s’étendre l'Islam» (p. 307, je rétablis la majuscule à ce dernier terme).
Dans 1985, «les Arabes étaient venus en Grande-Bretagne pour y rester» car «le pétrole, à des prix toujours plus exorbitants, arrivait à flots de l'Islam, permettant à l'industrie du pays de tourner», Islam ne se contentant plus de «ses vastes et brûlantes étendues désertiques d'antan» car «il englobait aussi, maintenant, les eaux froides de l'océan» : en effet, le pétrole de la mer du Nord a été «hypothéqué aux Arabes en gage d'un emprunt d’État, lorsque le Fonds monétaire international avait fermé ses coffres à la Grande-Bretagne une fois pour toutes» (p. 154).
Il est assez piquant de constater que Burgess semble ne pas voir d'un si mauvais œil que cela la future domination musulmane, qui s'explique, au-delà de seules raisons socio-économiques dont il donne quelque aperçu (3), par l'évidence du recul du christianisme dans les cœurs et les esprits des Occidentaux. Outre l'exemple que je viens de citer, voici cet autre passage : «Il n'y a qu'un moyen de tirer la Grande-Bretagne de ses ennuis, monsieur Jones : le retour au sens des responsabilités, au loyalisme, à la religion» et, à Dieu, bien sûr, «mais qui nous montrera la voie de Dieu, aujourd'hui ? Les chrétiens ? Vatican II a aboli le christianisme. Les juifs ? Ils adorent une déité tribale assoiffée de sang». Après tout, puisqu'il serait illusoire et, à vrai dire, sot, d'imaginer une «révolution islamique pour la Grande-Bretagne» en lieu et place d'une «conversion lente, aidée par une infiltration s'exprimant en fonction de la richesse matérielle et de l'influence morale» de l'Islam, «lentement, lentement», avec, par exemple (souvenir sans doute de Chesterton) «la bière du travailleur qui devient de plus en plus faible en teneur d'alcool, puisque tant de brasseries sont entre des mains arabes, par pseudonyme interposé», pourquoi, en effet, ne pas parier sur une révolution tranquille, sans craindre de «voir briller le cimeterre» (p. 264) ?
La cacotopie romanesque imaginée par Anthony Burgess n'a pas encore été salopée par un imbécile (4) qui, la lisant vaguement, ne tarderait pas à lâcher, horrifié j'en suis certain par un narrateur évoquant une certaine tradition dans laquelle il a été élevé (5), l'épithète infamante réactionnaire, car il est bien évident que l'auteur en profite, assez peu désireux de changer avec la société (cf. p. 287), autrement dit de s'adapter à ses dérives, pour régler quelques vieux comptes avec un monde qu'il ne reconnaît plus, où l'individu est jugulé, abêti, par un Grand Inquisiteur absent, puisque «la puissance des chefs de notre collectivité est celle de la collectivité elle-même» (p. 224) et que «le parlement n'est plus qu'une formalité et un gaspillage de temps», puisqu'il «suffit d'un pouvoir exécutif et de services administratifs» (p. 213) pour mener ce joli petit monde sans âme ni même esprit, et où le féminisme le plus abrutissant et fanatique triomphe, y compris dans la langue, comme le montrent plusieurs savoureux exemples d'écriture dite inclusive (6) et qui ne me semble à vrai dire inclure que bêtise surnuméraire et laideur patente, absence de toute forme de respect, fût-elle élémentaire, pour le miracle quotidien qu'est l'usage du langage.
Attaqués jusque dans notre usage de la langue, en gommant toute forme d'individualité et de particularité, le langage, lui, étant «coupé de ses racines, qui plongeaient dans l'expérience physique fondamentale» (7) et ne pouvant donc que devenir «de plus en plus abstrait quant au vocabulaire», pouvons-nous vraiment parier sur une quelconque forme de révolte laissée à l'homme (je parle de vous aussi, Mesdames) occidental, selon l'exemple du héros de 1985 désireux, après la mort de sa femme, dont il tient responsable le corps des pompiers, en grève lors de la nuit aussi tragique que ridicule (Noël aux tisons est le titre du chapitre racontant le douloureux décès), d'exiger «le droit de l'homme à la solitude, à l'excentricité, à la révolte, au génie», ou même pouvons-nous réellement décemment concevoir que ceux qui parleront ce langage abâtardi (8) «se révolteront contre cet état de chose à l'aide d'obscénités de plus en plus ingénieuses» (p. 220) ou, selon l'étrange prédiction de Burgess hanté par le motif, de livre en livre, de la pure violence, réclameront tout à la fois l'enseignement des plus hautes humanités et la possibilité d'aller «tailler une boutonnière à un gars, après» (p. 178), des adolescents sans foi ni loi mais érudits n'hésitant pas à voler, violer, rosser et tuer tout en chantant «Gaudeamus igitur, juvenes dum sumus» (p. 132), et cela à seule fin, en somme, de «garder vivant le passé, payer la dette» puisqu'il est bien clair que «nous ne devons rien au présent ni à l'avenir» (p. 180) et, par ces actes de truanderie et de célébration poétique, moquer l’État ?
Si Anthony Burgess ne s'est, tout compte fait, qu'assez peu trompé sur la description d'un futur qui, finalement, était d'ores et déjà l'insupportable présent de toute personne comprenant de quoi il en retournait réellement, et le moquant furieusement comme tel, je crains qu'il ne se soit lourdement égaré en imaginant des jeunes sauvageons uniquement désireux de savoir antique et de belle langue latine ou grecque, ou même quelque obstiné personnage capable de résister, une fois débarrassé de sa femme (et que dire de sa fille, idiote intoxiquée par les films pornographiques dès sa plus jeune adolescence et vendue par son père, sans trop de remords, à un riche Arabe !) à toutes les possibilités de salut social qui lui seraient plus ou moins aimablement offertes : moutons nous sommes devenus, destinés à finir dans un abattoir de moins en moins métaphorique, moutons nous resterons, même lorsque l'on nous projettera, sur écran mural, au moment de crever misérablement, le film merveilleusement standardisé d'une nature illusoirement vierge où notre volonté n'aura jamais eu l'idée de s'échapper.
Et puis, après tout, contre qui ou quoi se révolter, puisque nous ne saurions décemment pas résister au grand mouvement irrésistible du Progrès ?
Notes
(1) Beaucoup de fautes sont à signaler, en plus de certains passages incompréhensibles à cause de membres de phrases manquants (cf. pp. 166, tout en bas de la page). Signalons ainsi un «Mahomat» (p. 158), un «en» fautif dans «Comment vous sentez-vous, maintenant ?» (p. 226), un espace en trop devant «et nous aussi» (p. 251). J'ai évoqué les fautes relatives à la première partie de l'ouvrage, 1984, dans ma note rappelée sur le texte d'Orwell.
(2) Il n'y aura bientôt plus qu'un seul monde, déclare Pettigrew au personnage principal, malheureux époux ayant perdu sa femme, brûlée vive dans un hôpital où les pompiers ne sont pas intervenus car ils étaient en grève, et ce monde «sera celui du syndicalisme holistique, intégral, qui traduira dans la réalité l'antique cri de guerre : «Prolétaires du monde entier, unissez-vous !». Vous parlez de patriotisme. Le sens de ce mot n'a pas changé; il signifie : défendre la propriété de tel ou tel secteur de la bourgeoisie internationale contre un ennemi imaginaire; car le travailleur, lui, n'a jamais eu d'autre ennemi que la classe dirigeante, qui l'envoie se battre contre d'autres travailleurs. Tout cela n'est que vieillerie, M. Jones. L'âge de la guerre est révolu, tout comme celui des grands chefs nationaux gonflés comme des baudruches. Oui, fini l'âge des visions mystiques que l'on impose au peuple, et de la démence, et du cynisme. Liquidé, mort !» (p. 226).
(3) Allant même jusqu'à annoncer un futur conflit entre Persans et Arabes : «Les Iraniens étaient des aryens; les Arabes, des sémites, et la voix du sang est plus forte que les sourates du Coran» (p. 291, l'auteur souligne).
(4) Patience, car je n'ai aucun doute sur le fait que le texte de Burgess, publié, comme il se doit, à l'identique (fautes incluses, donc) dans sa collection Pavillons, sera préfacé par un quelconque crétin présentant l'avantage de beaucoup vendre.
(5) «On m'a élevé dans une certaine tradition bien précise, et passant pour fort sensée. Et j'ai grandi au sein d'un système de gouvernement considéré comme le triomphe de siècles de raison instinctive» (p. 287).
(6) Comment ne pas saluer, à cet égard, Anthony Burgess, qui avant la fin des années 80 annonçait le délire inquisitorial de l'écriture inclusive dans plusieurs passages de son roman prémonitoire ? : «Quelle est donc la nature de ce dilemme ? La voici. C'est que l'humanité aspire ardemment à deux valeurs impossibles à concilier. L'homme, homo – ou hommulier, comme diraient ces dames du M.L.F. – désire vivre à sa, non, pardon : à saon façon et, en même temps, à la façon qu'impose la société» (p. 210). Plus loin, Burgess évoquera un «lela travailleur(euse)» et un «ellui» (p. 212), ainsi qu'un «ellil» (p. 214).
J'ai déjà cité l'extrait suivant dans ma note consacrée à 1984 de George Orwell, où Anthony Burgess ne doute pas que, «en Grande-Bretagne, l'on voie poindre un jour une loi sur des restrictions du langage. Certains termes racistes comme kike (youpin), sheeny (youtre), wog (bicot) et wop (macaroni) et, le plus terrible de tous, nigger (nègre), sont déjà tabous, comme autrefois les obscénités de quatre lettres. La prochaine mesure sera de les mettre hors la loi». Mais ce mouvement de purification du champ lexical ne s'arrêtera évidemment pas là, ajoute Anthony Burgess, puisqu'il s'agira très vite de faire interdire des termes tels que «poofter (empaffé), fag (pédé), pansy (lopette), etc.», ce qui signifie qu'à ce rythme-là, «même votre bouquet de pensées (pansies) disposé sur un guéridon du salon risque de tomber sous le coup de la loi, à moins que vous ne le baptisiez bouquet de géraniums» (p. 311, l'auteur souligne).
(7) Remarquons que Cormac McCarthy parlera lui aussi, dans La Route, de mots coupés de leur racine.
(8) «Il n'y a d'autre loi que l'usage. Je suis été, comme dans je suis été malade est la forme utilisée actuellement par 85 pour 100 de la population» (p. 156).
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