La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd'hui de Frédéric Joly (20/07/2023)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1933797059.jpgLangages viciés.










Joly 1.jpgC'est Mickaël Gómez Guthart, excellent traducteur d'Ortega y Gasset pour les éditions Allia, qui m'a indiqué le nom de Frédéric Joly, m'affirmant, en substance, que s'il y avait un traducteur (et éditeur) bien capable, dans notre cher pays pétri de culture et portant si haut le flambeau des lettres, d'apporter une réponse à la remarque désolée que je lui avais faite, c'était bien lui. De quoi donc m'étais-je ouvert ? J'avais fait remarquer à Mickaël qu'une pièce du puzzle manquait à l'étude de ce que j'ai appelé les langages viciés, et une pièce me paraissant essentielle.
Avant même que de me procurer l'ouvrage que Frédéric Joly a consacré à la LTI telle qu'elle a été méticuleusement analysée par Victor Klemperer, je décidai de lui écrire pour me lamenter du fait qu'à ce jour, il n'existât aucune traduction dans notre langue du Dictionnaire de l'inhumain de Dolf Sternberger, un auteur du reste assez peu connu du lectorat français, qui ne dispose, d'un auteur pourtant assez prolifique dans sa langue maternelle, que d'un curieux mais pas moins excellent ouvrage intitulé Panoramas du XXe siècle pour se faire une idée de l'empan intellectuel de cet essayiste.
C'est Jacques Dewitte qui m'apprit l'existence de ce dictionnaire peu commun, tout entier placé sous l'un des propos de l'auteur («celui qui hurle avec les loups devient un loup»), et donna donc, pour les besoins de sa démonstration passionnante, la traduction de passages significatifs dudit Dictionnaire de l'inhumain. Naïvement, j'avais pu espérer que le chapitre de son beau livre évoquant Sternberger, ou encore le fait que je me sois désolé, sur mon compte Twitter et à plusieurs reprises, de l'absence d'une traduction de cet ouvrage, attireraient l'attention d'un éditeur digne de ce nom, cette espèce devenue encore plus rare qu'un journaliste ne parlant pas à tort et à travers, ou même qui aurait au moins une fois au cours de sa carrière entendu ou vu écrit le nom de Karl Kraus. Je crois bien que je suis, sous des dehors atrabilaires, d'un optimisme indécrottable, car il y a fort parier que je serai un petit vieux perclus de rhumatisme avant que je glisse sous mes lunettes de vue un exemplaire du Dictionnaire de l'inhumain traduit en français.
Quoi qu'il en soit, la réponse de notre spécialiste ne se fit pas attendre puisque, deux ou trois heures à peine après que je lui ai envoyé quelques lignes déplorant l'impossibilité, pour qui ne maîtrisait pas un allemand pour le moins riche et complexe, de prendre connaissance de l'ouvrage énigmatique de Dolf Sternberger, celui-ci m'envoya un message dont je puis assez Joly 7.JPGaisément résumer l'esprit sinon la lettre de la façon suivante : Cher Monsieur, ce texte est bien connu des spécialistes qui, eux, pas comme vous, savent lire l'allemand et, franchement, sa traduction en français devrait être accompagnée d'un tel apparat critique de notes expliquant qu'il est impossible de rendre dans ladite langue tel ou tel propos, qu'une telle entreprise ne vaut pas du tout la peine éditoriale que l'on se donnerait, donc, si cela vous chante mais je m'en fous, réécrivez-moi dans 50 ans ou plutôt, ne m'écrivez plus du tout puisque je n'ai rien d'autre à vous dire et que mon jugement est définitif et tient en peu de mots : c'est pour d'excellentes raisons que ce texte de Sternberger n'a pas été traduit en français et que, j'en fais le pari, il ne le sera pas, en tout cas pas par moi ça c'est sûr.
Dont acte, merci cher Monsieur le germaniste érudit, je n'en demandais pas tant ! Je réécrivis toutefois à l'intéressé un second courriel, non seulement fort poli (comme le premier) mais assez enthousiaste (décidément), ce qui, je vous l'accorde, me demanda un effort conséquent, second courriel resté cette fois-ci sans réponse, pour indiquer au savant Frédéric Joly plus versé dans l'allemand que Faust dans l'art d'invoquer les mauvais esprits, que j'étais ravi de retrouver dans son ouvrage, que j'avais entre-temps pu commencer à lire, des noms comme ceux de Gustaw Herling mais aussi du regretté Jean-Luc Evard qui fit paraître plus d'une belle note pour la Zone, tout érudit germaniste, mais esprit libre et fier avant tout, qu'il était.
Joly 2.jpgJe viens à l'instant de relire le courriel assez expéditif de Frédéric Joly et, non, décidément, je ne pense pas avoir surinterprété sa réponse strictement informative, me laissant tout de même assez triste et désemparé hors du cercle des happy few (ou la version allemande de cette expression) seuls capables de comprendre une traître ligne de cet ouvrage que Sternberger écrivit, j'apporte maintenant cette précision, avec deux autres auteurs, Gerhard Storz et W. E. Süskind, portant le titre pourtant très franchement prometteur de Aus dem Wörterbuch des Unmenschen aux éditions DTV (ou Deutscher Taschenbuch Verlag) et publié en 1962, ouvrage non pas oublié des spécialistes, donc, j'ai bien retenu la leçon merci Frédéric Joly, mais néanmoins parfaitement inconnu du lectorat francophone, et que j'ai acheté pour une somme coquette puis ouvert au hasard et dont je parcours à présent les lignes, sans bien évidemment les comprendre, ce qui ne peut logiquement qu'accroître mon énervement et mon dépit.
C'est ainsi que je me maudis deux fois, d'abord parce que je ne sais pas un traître mot d'allemand, ensuite parce que l'ouvrage de Dolf Sternberger, mais aussi une de ses suites, intitulée Aus dem neuem Wörterbuch des Unmenschen, me restent et me resteront parfaitement illisibles.
Non, tout de même, car j'oublie que je me fis traduire quelques lignes, en 2012, preuve comme on dit que mon intérêt pour ce livre ne date pas d'hier, qui étaient consacrées à cet auteur, et dont je ne me souviens plus la provenance bien qu'elles citassent à l'évidence notre fameux dictionnaire intraduisible selon Frédéric Joly, que voici : «Nous avions longtemps pensé que cette dure construction de phrases, que cette grammaire tout à fait dépassée, que ce champ lexical à la fois monstrueux et Joly 3.jpgmisérable étaient l’expression du totalitarisme et que tout cela allait avec ce totalitarisme tomber en ruines. Et cela a en effet été détruit en même temps que le totalitarisme. Mais aucun langage pur et nouveau, aucun langage plus modeste et souple, aucun langage plus sympathique n’a vu le jour. L’usage courant de la langue, l’usage actuel de la langue allemande se contente jusque de nos jours de ces débris. Le dictionnaire de l'inhumain est resté le dictionnaire de la langue allemande en cours, de l’écrit comme du langage parlé, telle qu’elle résonne dans la bouche d’organisateurs, de fonctionnaires d’organisations en tous genres. Ils ont apparemment tous hérité d’une part de langage totalitaire... Un monstre a donné naissance à de nombreux petits monstres». Ce monstre, ces petits monstres, seuls les germanistes parviendront à les identifier et, ainsi, qui sait, à les conjurer, mais je ne crois pas que les germanistes se préoccupent vraiment tenter d'identifier la nature des monstres ni même se soucient, hormis lorsqu'il s'agit de pérorer dans des colloques de savants nécessairement consanguins, de l'état pitoyable de notre monde tout rempli de langages viciés ou vérolés, pas plus que les anglicistes ou les hispanistes, s'ils avaient la chance de pouvoir lire quelque équivalent anglais ou espagnol du Dictionnaire de l'inhumain, ne songeraient à en examiner studieusement les rhizomes prospérant à notre époque, donnant de nouveaux bulbes tout près d'éclore en floraisons monstrueuses.
Comme, ce point est bien connu, j'ai la critique large et aussi facile que l'avaient les exécrateurs Léon Bloy ou Karl Kraus, ces maîtres du langage, je vais par commodité confondre l'auteur et son livre (après tout, je n'en ai pas lu d'autre de ce dernier), et me venger Joly.jpgainsi de sa mandarinale froideur, ou même, tout bien pensé car il s'agit sans doute de cela, de son mépris, sur son ouvrage, certes sérieux mais qui n'est le plus souvent qu'une très plate biographie de Victor Klemperer, s'appuyant, bien davantage que sur le maître-ouvrage de ce dernier, sur son Journal couvrant les années 1933 à 1945, texte qui n'est lui-même pas dépourvu de fautes (1) ni entièrement débarrassé de facilités, notamment dans sa troisième et dernière partie, lorsqu'il s'agit d'appliquer les analyses de Victor Klemperer au langage tel qu'il est actuellement réifié et qui nous montre alors un Frédéric Joly empilant les références plus ou moins savantes, ce qui jamais ne permet de construire autre chose qu'un édifice assez friable, et alors que demeure et demeurera pendante la grande interrogation, et sans réponse cette belle préoccupation exprimée à la toute dernière ligne de notre texte, «la vérité est une fonction permanente du langage" (p. 282).
Cette très plate biographie qui ne dit pas son nom ne nous économise même pas les répétitions consternées, on le devine, déplorant l'ensauvagement (cf. p. 21 et bien d'autres) de la langue nazie constituant une «phraséologie nouvelle [reprise] sans réflexion aucune, avec une facilité déconcertante, par des personnes qui non seulement abhorrent et méprisent le nouveau régime, mais ont aussi tout à craindre de lui" (p. 45), ainsi que celui de notre propre langue, sans que les conséquences herméneutiques ou philosophiques ne soient tirées de ce rapprochement, conséquences que nous pourrions livrer en provoquant, on s'en doute, l'étonnement des imbéciles : seule une différence de surface existe entre le régime nazi et celui, froid et indifférent, qui gouverne notre époque, conséquemment entre leurs langages respectifs, l'un et l'autre pratiquant une réification plus ou moins subtile, plus ou moins massive de l'humain, ce qui veut tout simplement dire que notre époque, comme celle qui vit les cendres de millions de Juifs être dispersées par les hautes cheminées des camps d'extermination, est tout à fait capable, elle aussi, de procéder au parcage ou au confinement et même, n'en doutons pas car nous y viendrons tôt ou tard, à la destruction industrielle de quantités elles-mêmes considérables d'individus.
Tout l'intérêt de l'ouvrage de Frédéric Joly nous est donné dès ses premières pages, lorsqu'il affirme que «l'ensauvagement des mots semble plutôt être la conséquence prévisible», et même, précise l'auteur, «l'inévitable revers», du règne d'un langage de la fonctionnalité, composé de vocables issus pour beaucoup des sphères de l'économie et du «management», et qui vient régulièrement contredire cette langue commune» (p. 19), constat ma foi fort juste répété deux pages plus loin, avec «la double violence aujourd'hui infligée aux mots que représentent leur ensauvagement et ce règne presque sans partage d'un langage de la fonctionnalité [qui] se voit en outre aggravée par une hégémonie de l'opinion, du verbalisme, de la répétition sans fin des discours au détriment de la vérité». Citant, alors, «l’œuvre aujourd'hui presque totalement oubliée de Brice LTI.jpgParrain" qui rappelle la différence platonicienne entre la vérité ou aletheia et l'opinion ou doxa, nous nous étonnons que l'auteur ne cherche pas à tenter de définir ce qu'est cette vérité, mais se contente de rappeler, après 200 pages de paraphrase, la même évidence : «Ce temps de misère communicationnelle, qui obère toute subjectivation ordinaire et qui ne se sait pas tel, a même des prétentions, souvent grotesquement exorbitantes et ridiculement formulées, le plus souvent au moyen d'un langage de la fonctionnalité axé sur l'idée de performativité individuelle et intégrant des vocables issus pour l'essentiel des sphères de l'économie et du «management», mais aussi de la programmation et de la mécanisation» (p. 256) et, notons-le au passage puisque notre auteur est un érudit, sans jamais citer les travaux d'un Baptiste Rappin, tout de même connus en dehors de la seule Zone !
Quelques pages avant la fin, Frédéric Joly répète, une dernière fois (encore que) ce qu'il n'a cessé de nous répéter sur tous les tons, et à l'entrée même de son ouvrage (cf., plus haut, la référence à la page 19) : «l'ensauvagement des mots paraît être l'inévitable revers d'une culture de la fonctionnalité devenu[e] hégémonique» (p. 271), un propos qui ne peut qu'être mis en rapport avec ce qu'affirmait Dolf Sterberger lui-même, mais que nous ne pourrons pas connaître, hélas, plus avant, sauf bien sûr si nous nous armions de courage et traduisions, ici ou là, quelques passages bien frappés de l'auteur, comme celui-ci : «L’on conquiert les choses, le monde et la nature qui se rapportent à la langue que l’on parle, quels que soient la langue et le nombre de langues que l’on parle. Et chaque mot prononcé transforme le monde dans lequel on se meut... C’est pourquoi dans le langage rien n’est insignifiant... La perversion du langage est la perversion de l’homme».
Si rien n'est insignifiant dans le langage, ce que, mieux que d'autres, n'ont cessé de nous répété un Karl Kraus, un Victor Klemperer, un George Orwell ou encore un Jaime Semprun, vais-je exagérer, Frédéric Joly, en affirmant que l'absence du Dictionnaire de l'inhumain en français est plus que signifiante, et qu'elle nous empêche de comprendre les métamorphoses de la LQI (ou Lingua Quarti Imperii) ou même, qui sait, LSI (2) ?

Notes
Joly fautes2.JPG(1) Frédéric Joly, La langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd'hui (éditions Premier Parallèle, 2019. Sans autre référence, toutes les pages renvoient à cette édition). Signalons quelques fautes mais, surtout, l'amoncellement d'un fâcheux tic de langage consistant à répéter le même terme à quelques lignes d'écart seulement, comme désormais (p. 88 et 148), passées (p. 159), même (p. 163), une tout autre et de tout autres (pp. 209-10), montrer et montre (pp. 214-5), demandant et demander (p. 227), conscience (p. 238), alors (p. 244 en note de bas de page), alors (p. 273). Il manque par ailleurs un trait d'union à «chef d’œuvre» (p. 46), «des Jeux [de] 1936» (p. 76), les et non «des symptômes» (p. 107), la crise et non «le crise» (p. 125, en note de bas de page), rien de moins que déplaisante, c'est-à-dire vraiment déplaisante et non «rien moins que déplaisante» (pp. 199-200), id est pas vraiment déplaisante. Enfin, il manque un e à «une culture de la fonctionnalité devenue hégémonique» (p. 271).
(2) J'utilise l'acronyme LQI au sens que Victor Klemperer lui-même lui donnait en évoquant le Quatrième Reich, soviétique, né sur les ruines encore fumantes de l'empire nazi effondré; je sais par ailleurs que ce même acronyme a été utilisé par Diener Yann comme titre d'un ouvrage, Notre Langue Quotidienne Informatisée.

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