Relire Trakl (03/01/2012)

Crédits photographiques : Adnan Abidi (Reuters).
51dc-SvVLqL._SS500_.jpgÀ propos de Georg Trakl, Rêve et folie et autres poèmes suivi d’un choix de lettres (Éditions Héros – Limite, Genève, traduction d’Henri Stierlin, postface, intitulée Crépuscule et anéantissement, de Jil Siberstein, 2009).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Relisant Trakl dans l'édition de certains de ses poèmes les plus connus donnée par la maison genevoise Héros – Limite en 2009, je suis frappé par une dimension que la lecture de La route de Cormac McCarthy, puis celles de nombreux romans post-apocalyptiques que cette dernière provoqua, ont rendu plus frappante : le monde que décrit le poète est peut-être moins celui, pourtant évident jusqu'à la répétition morbide, du crépuscule de la civilisation, de la consomption de la race (un terme souvent utilisé par Trakl) et de la mort de la culture, que celui ayant survécu à quelque catastrophe inimaginable.
Georg Trakl marche sur une route abandonnée que son intuition de la catastrophe imminente rend palpable comme si, bien avant que les premiers explorateurs, incrédules, ne s'aventurent, comme Stig Dagerman ou Hans Erich Nossack, sur la terre gaste de l'Allemagne en ruines, un poète, non pas le seul mais de la façon la plus radicale, s'était aventuré dans un territoire dévasté grand comme toute la surface de la planète.
Dans sa belle préface intitulée Georg Trakl ou le temps du déclin écrite en 1954, Henri Stierlin affirme ainsi qu'à l'orée : «d’un siècle où notre marasme déchiquette une culture en pleine décomposition, Trakl décline un appel désespéré; et ses échos évoquent l’hallali clamé sur le destin de l’Homme» (p. 7).
Je ne reviens pas sur ce que j'ai écrit dans cette longue note. Encore moins suis-je obligé d'insister sur les thématiques habituelles au poète et, à vrai dire, à toute une époque des lettres allemandes : la pourriture, le Mal, la faute, l'évidence d'une mystérieuse malédiction, le silence de Dieu, etc., me contentant d'indiquer, d'un doigt tendu vers une lueur trouble crevant les nuages amoncelés sur l'horizon, quelques fugitives épiphanies de grâce, d'autant plus poignantes qu'elles concernent la célébration de gestes aussi précieux que banals :

«Un chant de guitare tintant dans une étrange taverne,
Les bosquets de sureau sauvage là-bas, un jour de novembre au lent déclin,
Les pas familiers dans l’escalier rempli d’ombre, l’aspect des solives brunies,
Une fenêtre ouverte où s’attardait une douce espérance,
Tout cela est si indicible, ô Dieu, et l’on s’agenouille, bouleversé» (1).


Je comprends également que la survie dans le monde dévasté que Georg Trakl semble avoir vu et peut-être même expérimenté dans sa chair que, fidèle au commandement de Rimbaud, il a transformée en immense plaie ouverte, s'offre par le biais d'une relation, elle aussi bouleversante et emplie de respect, entre le père et le fils, que rien ne semble pouvoir détruire (2) ni même distendre, l'office de la piété parvenant à retenir, un temps du moins encore, ce qui menace de s'effondrer :

«Ou lorsqu’il tenait la main calleuse de son père
En gravissant tranquillement le ténébreux calvaire,
Dans d’obscures niches de rochers
L’image bleue de l’Homme passa au travers de sa légende,
Et, pourpre, le sang s’écoula de la plaie qu’il portait au cœur.
Ô douceur de la croix se dressant dans une âme obscure» (3).


Je suis resté, longtemps, au coin de mon feu de cheminée, à relire ce vers tout simple, énigmatique pourtant : «Je devins à cette heure le fils blanc dans la mort de mon père» (4) et qui ne cesse de convoquer dans mon esprit le mystère de toute filiation alors que, sur son fauteuil, à quelques mètres de moi, mon propre père, abruti de médicaments qui n'ont pour effet notable que de le plonger dans un état de long réveil sans cesse différé, s'enfonce dans les rêves sans gloire d'une maladie qui le prive de toutes ses facultés intellectuelles, mon père que je fixe en levant le regard et en posant mon livre, me demandant s'il me voit vraiment dans son sommeil inquiet, douloureux, parcouru de visions qui, parfois, font que ses muscles se tétanisent, mon père dont je suis le fils dans les veines duquel coule le sang de mon père qui se vide de son esprit, de sa conscience et de sa vie et je ne peux les retenir, ce mouvement inverse en somme de celui qui effraie Trakl :

«L’ardente flamme de l’esprit se consume aujourd’hui dans cette immense douleur :
Nos descendants qui ne verront pas le jour» (5).


Ces vers, ce serait folie que de les lire et de les comprendre par le biais des petites catégories universitaires, alors que celui qui les a écrits confiait à un de ses amis qu'il ne pouvait se dérober à ce qui, en lui, le brûlait (6), alors qu'il écrivait à un autre de ses amis et plus ardents soutiens, Ludwig von Ficker, le 27 octobre 1914 : «Je vous adresse ci-joint les copies des deux poèmes [Plainte et Grodek] que je vous avais promises. Depuis votre visite à l’hôpital, mon cœur est deux fois plus triste. Je me sens déjà presque sur l’autre versant du monde» (7).
Ainsi de mon père, me dis-je qui, chance ou malédiction, n'éprouve aucun besoin de le chanter, de le hurler à la face des assis, ni même, tout simplement, de le dire, car l'autre versant du monde est un univers qui lui est désormais bien plus familier qu'à moi et où il marche, de son pas fatigué et fragile, pour quelque temps encore.

Notes
(1) Chemin faisant, p. 43.
(2) «Qu’est-ce qui te force à rester immobile sur les marches écroulées, dans la maison de tes pères ?», Conversion du mal, p. 61.
(3) Sébastien en rêve, p. 49.
(4) Révélation et anéantissement, p. 99.
(5) Extrait du dernier poème de Georg Trakl, Grodek, p. 107.
(6) Lettre à Erhard Buschbeck datant de la fin de l’automne 1911 : «Il ne m’est pas facile, il ne me sera jamais facile de me soumettre sans réserves à ce qui doit être dit, et je devrai toujours me reprendre pour donner à la vérité ce qui lui appartient», p. 138. Rappelons, à ce titre, telle confidence rapportée par Theodor Spoerri (Georg Trakl Strukturen in Persönlichkeit und Werk. Eine psychiatrisch-antropographische Untersuchung, Bern, 1954) cité par Jean-Michel Palmier, où Trakl affirme à Carl Dallago : « - Je n’ai pas le droit de me soustraire à l’Enfer […].
- Mais le Christ s’y est bien soustrait !
- Le Christ est le fils de Dieu ! répondit Trakl. Dallago pouvait à peine le croire.
- Ainsi, vous croyez vraiment que tout salut vient de Lui ? Vous entendez ces mots de «fils de Dieu» dans leur sens véritable ?
- Je suis chrétien, répondit Trakl» et, plus loin, «L’humanité n’a jamais sombré plus profondément qu’après la venue de Christ, répondit Trakl. Elle ne pouvait absolument pas sombrer plus profondément, ajouta encore Trakl après une courte pause», in Trakl de Jean-Michel Palmier (Paris, Belfond, 1987), p. 150.
(7) Page 151.

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