Le démon de la perversité : Youssouf Fofana et l'aveu (14/06/2009)
Crédits photographiques : Ng Han Guan (Associated Press).
Déclaration, la première reconnaissant le meurtre, de Youssouf Fofana lors d'une audience de son procès où déposaient les médecins légistes ayant examiné le corps, torturé, d'Ilan Halimi.
«Le démoniaque est l'hermétisme, il est l'angoisse du Bien. Si nous appelons X l'hermétisme et que son contenu soit X, c'est-à-dire le comble du terrible ou de l'insignifiant, l'horreur dont bien peu d'hommes osent rêver la présence dans leur vie, ou la bagatelle à laquelle personne ne fait attention, qu'est-ce que signifie alors cet X qu'est le Bien ? Il signifie l'ouverture.»
Sören Kierkegaard, Le concept de l'angoisse (Gallimard, coll. Tel, 1990), p. 297.
«Ici l'ouverture c'est le Bien, car s'ouvrir est la première manifestation du salut. C'est pourquoi un vieux dicton déclare que d'oser prononcer le mot détruit la magie du sortilège, et c'est pourquoi le somnambule se réveille quand on prononce son nom.»
Ibid., id.
«Je n'ose cependant développer davantage, comment en finirais-je rien qu'en dénominations algébriques, car que serait-ce si je glissais aux descriptions, si je rompais le silence de l'hermétisme pour donner libre cours à ses monologues ? le monologue en effet est justement son mode habituel [...].»
Ibid., p. 298.
«Le plus faible contact, un regard au passage, etc., suffisent pour déclencher cette ventriloquerie, terrible ou comique selon le contenu de l'hermétisme.»
Ibid., p. 299.
Quelle est la racine de l'aveu ? Qu'est-ce qui en explique le mystérieux surgissement ? À quelle profondeur faut-il donc s'enfoncer pour tenter de débusquer la graine ayant provoqué la sortie hors de terre de l'arbre immense, dont les fruits sont d'une couleur rouge sang ?
S'agit-il, comme l'a remarquablement analysé Sören Kierkegaard (cf. exergues), d'une volonté, pour l'emmuré vif dans son mensonge ou son secret, de confier à tout prix ce qu'il a fait, afin de se délivrer de son fardeau tout en, paradoxalement, assumant ses actes et exigeant condamnation, donc justice ?
Edgar Allan Poe le diabolique s'est intéressé, dans au moins trois de ses contes (La Barrique d'Amontillado, Le Coeur éloquent, Le Démon de la perversité), comme Henri Justin le rappelle, à cette irrépressible volonté qu'éprouve, à un moment ou à un autre, le criminel d'avouer son forfait.
Cet aveu est à ses yeux le seul gage d'une liberté perdue depuis le meurtre, qui tourmente les meurtriers que sont Macbeth, Razumov (1) et le pervers Henrik, détesté et tourmenté par son père, dans le somptueux Saraband de Bergman.
Peut-être Pierre Boutang, dans sa difficile mais géniale Ontologie du secret avait-il en mémoire les contes de Poe, dont il était un excellent lecteur, en écrivant ces phrases : «Trahir un secret, et trahir son propre secret, n'est pas le dire ou le divulguer; le dire se situe dans une sorte de songe et de cauchemar, où le moi se décompose en se «libérant»; divulguer vise n'importe qui d'autre, tente de susciter la masse inorganique des autres; trahir porte sur le contenu du secret, d'un mouvement agressif, qui le nie comme tel, qui le soumet aux conditions, le plie aux relations dont il ne sortira pas vivant; c'est pourquoi la trahison est saisissable par toutes sortes de précurseurs, comme dit Bossuet, pas toujours en paroles, où s'esquissent les hypothèses qui déjà ruinent la transcendance en cause, jouent sur ses voisinages avec des contenus manifestes» (2).
Et Boutang de poursuivre, analysant le comportement de Judas, en quelques mots, mieux que Pierre-Emmanuel Dauzat en un livre tout entier, évoquant au passage notre propre époque de dissolution qui n'a que faire de l'essence du secret : «Il est bien inutile de lamenter sur ce cours des choses, qui est celui de toutes les périodes de dissolution, et pourrait n'être pas loin, à moins d'un proche jugement dernier, de son point de rebroussement. Ceci, en revanche, contribue à l'expliquer : les secrets sont ainsi trahis, souvent avec une sorte de haine et de dépit amoureux – dont Judas fournit l'archétype absolu – parce qu'ils ne peuvent être «confiés», ou confessés; avant toute communication et transmission, avant même que se présente celui à qui le secret sera confié, peut se décrire une situation primitive englobant l'essence du secret : la confiance, non en quelqu'un ou quelque chose, mais en la potentielle unité, en la participation réciproque des secrets [...]» (3).
Notes
(1) Le personnage de Conrad affirme : «Savez-vous pourquoi je suis venu à vous ? Simplement parce qu’il n’y a, dans le vaste monde, nulle autre personne vers qui je puisse aller. Comprenez-vous ce que je dis ? Personne vers qui aller. Concevez-vous la désolation de cette pensée : personne – vers – qui – aller ?», Joseph Conrad, Sous les yeux de l'Occident [1911] (traduction de Philippe Neel, Flammarion, coll. GF, 1991), p. 395.
(2) Pierre Boutang, Ontologie du secret (PUF, coll. Quadrige, 1988), p. 137.
(3) Ibid., p. 138.
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