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18/03/2008
La Chute de la Maison Usher d'Edgar Allan Poe ou le vacillement divin
Crédits photographiques : John Rottet (The News & Observer).
«Pourtant le mythe de la maison Usher [...] nous renvoie à quelque unité, d'avant-hier et d'après-demain. Poe n'a décrit la chute de la maison [...], que dans l'étroite relation à l'autre temps du tenir, et se retenir, dans l'être : un temps qu'il peut chanter, donc vraiment "positif", qu'une ballade fait émerger comme une île fortunée au milieu du conte.»
Pierre Boutang, Ontologie du Secret (PUF, coll. Quadrige, 1988), p. 15.
Parabole admirable que ce conte de Poe, tout plein de noirceur énigmatique. Parabole et non symbole, lequel admet – et convoque – la triomphale pluralité des interprétations. La parabole, elle, ne tolère qu'une seule interprétation, fort simple dans le cas du conte de Poe : sous nos yeux se dessine l'enclos d'un espace et d'un temps absolument coupés d'une source rayonnante de pureté, d'édénique fraîcheur, de verdeur de l'Être. L'enclos, prison aussi bien que définitive décrépitude, est un cachot livré aux forces ruineuses du Néant. La Chute de la Maison Usher constitue ainsi l'une des images les plus nettes du regret, de la nostalgie du règne des dieux. Enfuis, il faut tout de même écrire, se tenir et se retenir, rester vivants et refuser de toutes ses forces l'attrait pâle de la mort, continuer d'écrire et de lire et de parler tant que pourra être soufflée la dernière parole, tant que la main pourra continuer de tracer ces lettres fragiles et irrégulières déposées sur une feuille, puisque le cadavre est, littéralement, ce qui ne saurait se tenir debout.
Ce qui ne peut donc pas écrire, sauf, peut-être, dans certains contes d'Edgar Allan Poe.
Il convient de remarquer immédiatement que La Chute de la Maison Usher organise une réelle et effective mise en demeure des personnages ainsi que du lecteur. Le narrateur, dont nous ne savons rien, arrive, après «toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et muette», près de la demeure de son ami d'enfance, Roderick Usher, vaste construction délabrée, aux murs froids, entourée de «quelques troncs d'arbres blancs et dépéris», sur l'invitation pressante d'une lettre alarmée de l'ami bizarrement atteint d'une affection des nerfs, «maladie physique aiguë» que la science médicale est impuissante à enrayer. Dès les premières lignes, le ton est donné : jamais nous ne nous échapperons du cachot dans lequel nous venons de pénétrer, et la fuite du narrateur, alors que la maison Usher s'écroule, n'est qu'un leurre, comme dans nombre des contes les plus noirs de Poe. Après la conclusion de l'histoire, il n'y a plus rien, aucune ouverture lumineuse sur un au-delà du texte préfigurant l'entrée dans le paradis du traditionnel «ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants».
«Pendant toute une journée d'automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher». Obscurité, d'abord, du paysage. La lumière est tenue éloignée des abords du théâtre, la nuit, comme les eaux funestes de l'étang maléfique, va se refermer sur les ruines de la demeure, immense bâtisse creusée par des caves souterraines qui accueilleront la jeune morte, cette sœur jumelle de Roderick Usher : à l'image d'une étouffante noirceur s'ajoute celle d'une mystérieuse attirance de la construction et des personnages pour le vide, celui de l'étang, bouche d'ombre vampirique et fascinante – comme celle d'Un Prêtre marié de Barbey d'Aurevilly –, celui du sous-sol, caveau «petit, humide », qui n'offre «aucune voie à la lumière du jour». Enfermement encore favorisé par les éléments qui vont se déchaîner lors de la nuit funeste de la résurrection de la jumelle du maître de maison, lady Madeline : la Maison Usher fait office de paratonnerre de toute la noirceur universelle, puisque «Un tourbillon s'était probablement concentré dans notre voisinage; car il y avait des changements fréquents et violents dans la direction du vent, et l'excessive densité des nuages maintenant descendus si bas qu'ils pesaient presque sur les tourelles du château, ne nous empêchaient pas d'apprécier la vélocité vivante avec laquelle ils accouraient l'un contre l'autre de tous les points de l'horizon, au lieu de se perdre dans l'espace». Comme dans le conte intitulé Descente dans un Maëlstrom, les éléments creusés par le gouffre ne laissent au lecteur aucun espoir sur la conclusion de la narration : tout va disparaître. Écroulement final de la Maison Usher qui ne fait que mimer la mort des deux jumeaux : il y a ici une mise en abyme, encore illustrée par la description du tableau peint par Usher, qui nous montre l'intérieur d'un caveau étrangement illuminé, encore confortée par celle qu'organise l'écriture même : aux événements décrits par le conte que le narrateur raconte au maître de maison, correspondent dans la réalité ceux que vivent dans la terreur les deux personnages, mais inversés – car Usher, à la différence du héros du conte Mad Trist qui tue le dragon maléfique, ne parvient pas à sauver sa soeur du charme de la mort. Enfermement enfin que nous pourrions appeler génétique, puisque Roderick Usher est le dernier descendant de sa famille illustre, décadence qui nous rappelle celle de Des Esseintes, cet original dernier surgeon de sa race.
Cet enfermement, loin bien évidemment de ne le considérer que comme le seul poncif du roman gothique, est l'image très claire d'un espace et d'un temps livrés désormais au chaos, à la nuit, au pourrissement, à la mort, à la terreur, où pourtant va éclater le chant souverain qui exalte un paradis perdu :
«Dans la plus verte de nos vallées,
Par les bons anges habitée,
Autrefois un beau et majestueux palais,
– Un rayonnant palais, – dressait son front.
C'était dans le domaine du monarque Pensée
C'était là qu'il s'élevait
Va éclater dans le même temps la première gerçure de l'angoisse et de la destruction :
Mais des êtres de malheur, en robes de deuil,
Ont assailli la haute autorité du monarque.
[...]
Et, tout autour de sa demeure, la gloire
Qui s'empourprait et florissait,
N'est plus qu'une histoire, souvenir ténébreux
Des vieux âges défunts.»
Très exactement, ce chant inventé par le malade Usher mime sa propre situation, et, bien sûr, nous annonce aussi ce qui va arriver à la demeure délabrée. Il peut se lire comme un récit mythique inscrit au centre même du conte de Poe, dont il est le cœur, non point lumineux uniquement, mais déjà dénaturé, déjà souillé par la présence d'un Mal qui surgit là sans aucune explication. C'est là la raison qui nous fait dire que ce conte est désespéré : à la différence du mythe des peuples primitifs qui toujours tente de donner une raison au Mal inexplicable, celui inventé par Poe n'éclaire rien, n'explique rien, s'assombrit même un peu plus en évoquant, dans sa dernière strophe, l'Enfer :
«Et maintenant les voyageurs, dans cette vallée,
À travers les fenêtres rougeâtres, voient
De vastes formes qui se meuvent fantastiquement
Aux sons d'une musique discordante;
Pendant que, comme une rivière lugubre et rapide,
À travers la porte pâle,
Une hideuse multitude se rue éternellement,
Qui va éclatant de rire, – ne pouvant plus sourire.»
Ce mythe qui résonne au sein du conte est le chant triste d'une pureté perdue, assassinée; il va encore contaminer toute l'écriture de Poe, comme si l'image d'une réalité textuelle mais antérieure au surgissement de la parole créatrice du conteur, inassimilable aux seules coordonnées spatiales et temporelles qui charpentent notre histoire, comme si cette émergence du Mal irréel puisque mythique suffisait à pourrir le champ clôt du conte. En somme, comme la Maison Usher est reliée par une fente sinistre à l'étang putride dans lequel elle s'engloutira, notre conte est lui aussi relié, cette fois par un cordon invisible — qui est le surgissement d'une parole pure mais contaminée par les forces du chaos –, à un inquiétant avant-texte principiel. Il n'y a pas, malgré ce que pense Pierre Boutang, d'unité escomptée pour un après-demain; il n'y a peut-être même pas eu d'unité dans un avant-hier : comme dans ce superbe conte qu'est Le Masque de la Mort rouge, le Mal attend déjà-là, est déjà tapi et secrètement à l'œuvre, pour saper définitivement les fondations de la maison Usher – et combien d'autres exemples pourrions-nous donner (pas tous littéraires) qui illustreraient cette présence maligne, ne serait-ce que celui du film de Ridley Scott, Alien, où le Mal n'est pas, d'abord, dans les flancs du vaisseau échoué duquel les explorateurs ramèneront la bête immonde, mais bel et bien dans le propre vaisseau de ces derniers.
Enfermement définitif, décadence, mort qui rôde, nuit. Ce n'est sans doute pas une banale coïncidence si ce texte court qui chante tragiquement la nostalgie de l'Être, qui clôt sa ruine définitive, est aussi, est d'abord l'expérience d'une mystérieuse proximité avec le divin. Tout concourt à son attente, ou, tout au moins, à l'espérance de celle-ci : le décor nocturne d'abord, ou plutôt, le nocturne qui, s'il est traditionnellement le lieu et le moment de la rencontre avec les esprits mauvais, est aussi cette nuit obscure du saint, la nuit splendide de Péguy, pas moins tragique et périlleuse que la première. Ensuite, la difficulté, sans cesse soulignée par le narrateur, de raconter son expérience, ou l'étonnante abondance des termes qui connotent la prégnance du mystère : devant la Maison Usher, c'est ainsi que le narrateur éprouve la sensation d'un «entier affaissement d'âme» comparable «à l'horrible et lente retraite du voile». Ailleurs il parle de rêve, d'images insolites. Le personnage d'Usher lui-même semble être une sorte de membrane hyper-sensible avec le non-dévoilé : ne nous dit-on pas qu'il «souffrait vivement d'une acuité morbide des sens», n'est-ce pas lui encore qui le premier affirme l'horrible certitude que sa soeur enterrée est encore vivante ? Et puis, classiquement le corollaire de toute théophanie – mieux, toute hiérophanie –, il y a la terreur, abondamment mise en scène dans notre conte, qui peut-être même est cette manifestation du divin : Usher ne nous confie-t-il pas que la terreur, que LA PEUR est ce qui très certainement le conduira à la mort ? Lorsque sa sœur lui apparaît, sortie du caveau où les deux hommes l'ont mise, Usher, en effet, meurt... de peur.
Mais cette manifestation du divin, cette hiérophanie, est refusée au personnage principal : incroyance de Poe sans doute, ou son excessif pessimisme, pensera-t-on faussement. Plus profondément, inscription dans le texte de la mort de Dieu clamée par Nietzsche et d'autres. Plus encore, car, si le texte est étranger à une quelconque perspective théologique top évidemment analysable – et donc, plus que suspecte –, s'il ne se soucie d'inscrire dans sa trame narrative, comme une faille dans la chair du texte, cette mort du divin qu'il a peut-être acceptée comme une évidence non récusable, remarquons toutefois que se produit ici un très remarquable retournement : la place laissée vide par l'absence de Dieu va être immédiatement occupée par l'instance diabolique de l'inversion. Ainsi, de la mort, obsédante présence dans notre texte, magnifiée par l'œuvre picturale d'Usher, qui représente un caveau lumineux et immense, vision sereine d'un au-delà de complaisance, bien vite infirmée par la réalité hideuse du lieu où l'on enterre lady Madeline, bien vite récusée par l'intrusion, dans le réel, et malgré les verrous imposants du caveau, de cette jeune fille pourtant déclarée morte, vaincue peut-être par l'horreur absolument neuve du royaume entrevu.
De même que l'on n'en finit pas d'attendre un divin qui se refuse dans le conte de Poe, on n'en finit pas d'y mourir, car la mort, comme le divin oblitérés, et dans une identique radiation, ne constituent plus les déterminations rassurantes de l'ancien temps. Désormais, seul le Néant attend l'homme, le Chaos symbolisé par l'étang funeste, «profond et croupi», matrice et tombeau de la Maison Usher.