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01/04/2006

L'enterrement d'Ilan Halimi, par Frédéric Gandus

Crédits photographiques : Vyacheslav Oseledko (AFP/Getty Images).

Frédéric Gandus est écrivain, philosophe de la religion et du politique et chercheur en géopolitique. Durant ses études à la Sorbonne, il a obtenu plusieurs prix (dont le Prix Essais politiques des Revues Philosophiques en 1995 portant sur l'avenir de la démagogie, le Prix des Projets de Recherches Zana & Cobilevici concernant les enjeux symboliques et géopolitiques d'Israël et du Monde Arabe décerné par la Fondation Rothschild en 1998 et deux autres textes primés, plus personnels, relevant de la littérature). Malgré ces distinctions et d'autres références de premier plan (comme des travaux pour l'UNESCO et différents ministères), il a connu, au début des années 2000, un exil plus ou moins volontaire (selon ses propres termes) en Grande-Bretagne où il se sent souvent plus libre qu'en France, ayant pu ainsi, le jour, donner des conférences et présenter ses travaux de recherches aux universités de Cambridge, Warwick, Lancaster et, le soir, chanter (tant du Blues que du Puccini) au pays de Shakespeare. Ses prochaines publications de recherches sont très majoritairement destinées à des universités étrangères, bien qu'une partie de ses travaux pourraient être, par la suite, traduits en français. Néanmoins, il a toujours reconnu l'excellence d'une certaine culture et littérature françaises, qu'il estime toutes deux menacées de disparition.
Avant de céder la place à Frédéric Gandus que je remercie bien amicalement, je rappelle le beau texte qu'écrivit, sur le meurtre immonde d'Ilan Halimi, Sarah Vajda.


À l’heure où j’écris, il est shabbat nuit.
Normalement, je suis de ceux qui s’abstiennent de nombreuses activités ce jour-là. Mais ce jour-ci n’est pas un jour comme les autres. Nous venons d’enterrer, ce matin, le jeune Ilan, sauvagement tué par des chiens à masques humains.
Et que Dieu, qui n’a pas su être là, se débrouille sans moi pour célébrer ce soir de shabbat. Moi, j’ai besoin, ici et maintenant, de témoigner de ce que j’ai vu et vécu ce matin. Je vais donc tenter de dire cette vérité que la voix monocorde des présentateurs de médias, jamais, ne vous dira.
À mon arrivée au cimetière, quelques personnes attendent déjà. Le corbillard n’est pas encore là, mais les faux-semblants de retrouvailles – nécessaires à se préparer à la dure épreuve qui nous attend – sont de mise. Parmi ces faux-semblants plus ou moins nécessaires, se dessinent toutes sortes de profils plus ou moins typiques de la communauté juive. Un peu plus loin, je vois quelques personnes avec du matériel de reportage et comme ces gens-là sont friands de scènes de lamentation, je me dirige vers eux et leur fait comprendre qu’il serait important qu’ils fassent leur travail de manière discrète et en se tenant le plus à distance possible du cortège. Étant tombé sur des gens intelligents, ils saisissent de suite ce dont je voulais parler, et d’emblée, je comprends qu’ils partagent d’eux-mêmes ce souci. Au fur et à mesure que le corbillard approche, chacun réalise un peu plus ce pourquoi il est là et le silence s’élargit dans le sillon des vivants que nous formons tous derrière la dépouille d’Ilan.
La colonne se met en marche avec, à l’avant et comme en éclaireur, plusieurs jeunes – croyant au Ciel ou n’y croyant pas – qui arriveront les premiers autour de la dernière demeure de leur ami. La famille de la victime semble elle-même être peu nombreuse et ce sont quelques-uns, quelques-unes des meilleurs d’entre les enfants d’Israël – ce qu’il reste d’un peuple plusieurs fois millénaire – qui viennent tout autour combler ce vide d’une illusion nécessaire qui fait chaud au cœur. Mais la femme que je vois avancer là, tout près, presque devant moi, est non seulement une femme âgée mais aussi et d’abord cette âme brisée que deux jeunes femmes elles-mêmes vacillantes soutiennent tant bien que mal, s’étant placées à droite et à gauche d’un corps qui autrement se laisserait tomber, avec sans doute ce sentiment de pouvoir enfin mourir auprès d’Ilan, de son sein né.
Je vois sa tête s’abandonner tantôt à gauche, tantôt à droite, et pour laquelle aucune de ses épaules, elles aussi effondrées, ne parviennent même à offrir un reste d’appui où ce tourment vivant puisse enfin se poser.
Son regard cherche à fuir les herbes sauvages nées d’autres corps qui moururent sans doute elles aussi solitaires et semblent en appeler aux vivants, cherchant une attention qu’aucun de nous n’a plus la force d’offrir, nous enfonçant toujours plus profondément dans le cimetière sans plus vouloir penser. Oui, de derrière, je vois cette tête comme désarticulée…fuir aussi le Ciel, qui a le mauvais goût d’exister encore, fuir enfin cette foule qu’elle ne connaît pas, fuir ce chemin que l’amour et la mort l’ont ensemble condamnée à suivre, se déroulant sous ses pas comme une Via Dolorosa que ni elle, ni nous autres qui la suivons, ne comprenons. Chacun se contente d’avancer dans un sentiment de colère tue, mêlée au paysage intérieur de son propre brouillard émotionnel. Tandis que nous passons à présent dans l’allée qui nous amène directement au caveau, j’entends un souffle haletant me dépasser : une de ces quelques femmes du cortège qui semblent comme naturellement «appelées» par le lieu où Ilan se tient; sans doute le premier ou le dernier amour de ce beau garçon ou, plus simplement, une sœur ou une cousine avec laquelle, enfant, il faisait, comme nous tous, d’innocents paris sur les bonheurs à venir de sa vie. Sans qu’elle ait dit mot, cette probable sœur, incertaine cousine ou ce possible amour, me rappela un de mes quelques principes de vie : bien qu’on l’oublie souvent, il existe toujours deux conceptions au moins de toute «grande vérité». Et concernant ce que l’on nomme «Amour», il y a – toujours au moins – deux écoles; ceux qui pensent que l’on peut ou doit nécessairement le formuler à l’être aimé, et ceux qui pensent que l’Amour doit plutôt être tu, ou tout au moins, que l’on doit seulement le suggérer pour mieux le signifier. Pour ma part, je me reconnais plutôt parmi les quelques vieux Samouraïs de cette dernière école. Et je comprends, au rythme de son souffle troublé, à sa manière de mourir debout à chacun de ses nouveaux pas et presque sans rien en laisser deviner de ses yeux grands ouverts,…oui, je devine que cette jeune femme est habitée d’un Amour-Samouraï pour Ilan. Aussi, je m’éclipse sur le côté pour la laisser rejoindre plus vite le lieu où nous nous rendons tous, elle que je devine être parmi ceux et celles qu’Ilan aimerait tout particulièrement avoir une dernière fois autour de lui. Les mots du rabbin sont peu nombreux mais d’autant plus justes qu’ils se contentent d’évoquer la souffrance des innocents avant d’avouer : «qu’y a-t-il à dire ? que pouvons-nous dire de plus ?». J’entends aussi «dayan haémeth» (évoquant l’idée de Dieu «qui juge dans la vérité»); une bénédiction dont «Dieu a donné, Dieu a repris» pourrait être l’équivalent chrétien.
Mais voici : juive, chrétienne ou autre, je ne me fais pas à ce genre de formule faisant passer pour une sorte de jugement divin dont le sens nous resterait un mystère ce qui est et reste un pur crime de mains d’hommes. Et je ne me cache pas de penser que Dieu se sent bien plus proche des révoltés que des trop rapides consolateurs. Aussi devrait-on dire «Dieu a donné, les salauds ont repris». Mais qui oserait un jour dire cette vérité-là ? Personne. Alors, je le dis dans le simple espoir de montrer qu’il y a encore quelqu’un pour au moins penser ce que l’on s’interdit de dire. Et tous, nous préférons trouver toutes sortes de raisons aux passions comme l’on donne parfois forme à l’absence pour mieux la supporter. C’est une ruse classique que connaissent bien tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont dû «se faire une raison» pour ne pas devenir fou suite à un grand malheur.
Je profite de cet hommage à la mémoire d’Ilan et d’autres victimes des nouveaux barbares pour rappeler à tous le souvenir d’un des très rares hommes de notre histoire qui ne se mentait pas à lui-même : le Rav (maître d’une tradition rabbinique) Mendel de Kotzk; un croyant qui, tout en sachant donner leurs chances aux nouveaux possibles, restait sans illusions sur l’humanité. Aussi préférait-il échanger de temps à autre quelques diatribes avec Dieu pour «remettre les pendules à l’heure» plutôt qu’accepter une multiplication infinie des «insondables mystères du Seigneur».
Et tandis que se poursuit ainsi en moi le débat intérieur sur la question de savoir quels mots choisir pour accompagner le retour de cette âme assassinée, voici que vient le moment le plus difficile; la levée du cercueil et sa mise en terre. Très vite, la foule se met à embrasser le cercueil; chose inhabituelle en nos traditions qui tiennent à préserver le sacré du seul côté de la vie. La foule l’embrasse à présent presque religieusement, en même temps que ceux qui le portent défendent – dans une confrontation silencieuse et inattendue des douleurs devenues malgré nous tous et par elles-mêmes «sacrées» – la distance du corps à chaque main venue y apposer son baiser. Chacun se découvre soudain une manière d’aimer Ilan, alors même que l’immense majorité de ceux présents ne le connaissent pas, comme si la mort avait fait de lui le frère, le fils ou l’ami soudain devenu le proche de chacun. Pensant plus important de sauvegarder d’abord la dignité des plus proches du défunt, la mémoire et l’image qu’eux sauraient plus particulièrement garder de lui, j’avance, pour ma part, dans le sens qui éloigne un peu le cercueil de la foule, mais je comprends aussi cette foule, dont malgré moi je suis, car le corps brûlé et torturé d’Ilan est devenu tel «un signe» de tout ce que les Juifs cherchent à dire de leur souffrance dans un pays qui ne les écoute plus et où ils sentent bien qu’à nouveau, ils sont les gêneurs du monde qui vient.
Le cercueil est maintenant tout proche de moi. Un jeune homme, sans doute un frère ou un très proche ami d’Ilan, est de ceux qui le soulèvent. Je le vois faiblissant et je me propose pour prendre la poignée du cercueil. À peine ais-je pris le relais que le jeune homme fond en larme, se cachant le visage sur un côté du cercueil que nous portons. Il pose son visage tout contre le cercueil et se cache des regards par son bras replié, à la manière des vieux Juifs que l’on voit prendre appui sur le mur des lamentations. Et en même temps qu’il pleure, il crie «c’est pas vrai, mon Dieu, Ilan !… c’est pas vrai !…». Au fond, je crois qu’il avait besoin – oui, il avait littéralement «besoin de s’écrouler» – et qu’un autre soulève le corps à sa place, parce qu’un cercueil est toujours plus lourd des moments partagés qu’on y laisse auprès de celui ou celle qui y reste à jamais. Je réussis plus ou moins à immobiliser un moment le cercueil avec d’autres qui le portent; tous ressentons le deuil impossible et néanmoins nécessaire qui tente de se faire là, à coups de front cogné sur un bois de cercueil qui part en terre… mais je ne sais trop ce qui se passe, car voici qu’un instant après, le cercueil est comme «porté par en haut». C’est tout le monde et personne qui le portent à la fois, un peu comme aux enterrements que l’on voit en Orient, mais avec cette différence majeure d’un grand sens de la dignité. Seuls des pleurs se détachent du silence. Et comme si Ilan voulait désormais être seul, voici que le cercueil atteint bientôt le lieu désigné de la mise en terre. Là, ne reste plus qu’un pesant silence qui nous fait douter quant à savoir si nous-mêmes serions aussi entrés au royaume des morts ou si l’intense communion des vivants autour de l’être perdu nous aurait d’emblée plongé dans ce silence éveillant lui-même à un plus haut degré de conscience. Après ces quelques longues minutes d’une communion littéralement mystique, on entend le bruit du cercueil glisser avec difficulté dans le trou qui lui fut préparé. Nul n’ose regarder trop clairement les difficultés rencontrées que trahissent ces bruits car eux-mêmes sont déjà assez pour faire souffrir toute l’assemblée.

C’est alors que la mère d’Ilan , réalisant plus qu’en aucun autre moment, qu’elle perd ce fils chéri, crie son nom.

Elle crie une fois … et voici que tous, nous tremblons.

Elle crie une seconde fois,
Et je vois les corps se figer.

Un troisième cri…
Et chacun voit ses dernières résistances se briser comme autant de vitres voleraient soudain en éclat.

Pourtant, ce n’est pas un cri puissant. C’est – finalement bien plus redoutable – le cri d’une mère assassinée un millier de fois, vingt-cinq jours durant, tandis que les ravisseurs torturaient son fils en même temps qu’ils lui faisaient écouter ses cris par téléphone. C’est une femme dont la voix retombe en même temps que monte à la conscience de chacun l’infini de cette souffrance. Tandis que descend le cercueil, je vois le proche horizon saturé d’immeubles où se chevauchent les antennes paraboliques par lesquelles se diffusent les discours de haine autour de nous et je vois se rapprocher ce jour où, d’un de ces balcons donnant sur le cimetière, arrivera – la chose est chaque jour encore plus certaine – que l’on nous tirera dessus pour tuer les vivants venus enterrer leurs morts, sang nouveau sur sang récent, selon la rime nouvelle d’un absolu cynisme. Et par un mystère que je ne m’explique pas, ces cris ont fait d’une foule un peuple. Je vois un peuple à la fois détruit et naissant de nouveau; c’est l’identité d’une victime innocente en laquelle tous, nous nous retrouvions soudain, qui éveille en nous une sorte d’atavisme juif si longtemps oublié, et par lequel nous reconnaissons, plus clairement que jamais, la vérité nue que nous sommes un peuple profondément seul, métaphysiquement seul. Solitudes intérieures qui sont les terres profondes du verset «c’est un peuple qui vit retiré et solitaire» révélant notre front avancé.
Aussi sommes-nous seuls entre nous, les uns parmi les autres, tout en entretenant le mythe d’une unité que nous voudrions évidente et qu’aussitôt, nous savons trop évidente pour être vraie. Au même moment où la mère d’Ilan cria une première fois son nom, un homme à la corpulence assez importante se sentit faiblir et préféra rebrousser chemin, en sens inverse du mouvement de foule. On voit sur son visage toute la frayeur d’avoir approché de trop près une sorte d’initiation à la cruauté du réel : il tente d’écarter les gens sur son passage, expliquant tout bas, en évitant de les regarder dans les yeux – car eux, de toute manière, resteront – : «pardon, je veux partir, je ne supporte pas de voir ce genre de scènes ! je ne veux pas voir ça !». Celui-là aussi, je le comprends, même si, de nos jours où plus rien ne vaut, ce qui fera encore la différence entre «vivants» et «morts-vivants» sera bientôt la seule vertu du «savoir être là». Arrivant quelque peu en retard, une brochette d’«officiels» de la communauté dont je remarque «la tête bien carrée, les joues bien rasées» se fraie un chemin dans la foule pour se rapprocher du caveau. L’un d’eux arrange son costume que tous portent noir. Ils mettent visiblement un certain temps avant de comprendre pourquoi l’effet de réconfort qu’ils espéraient voir par leurs présences ne se produit pas.
Le fait est qu’ils arrivent à l’instant d’une pleine communion, sans plus de formes et sans plus de rites; une communion totale, née et grandie au fil de la longue marche à travers le cimetière de laquelle ces «officiels» étaient absents et en laquelle, à présent, se touchent l’une l’autre chaque pointe d’émotion.
Soudain, en l’un d’eux, quelque chose «se défait». Il comprend, à son propre étonnement et presque contre son gré, qu’il ne saurait se tenir là uniquement dans la posture habituelle et «suffisante» du «représentant». À son tour, il sent l’émotion monter en lui… et voici maintenant qu’elle l’assaille littéralement, brisant tous ses petits calculs d’«affections feintes» qui lui avaient fait oublier, des années durant, qu’existaient encore – qu’existeront toujours – ces moments d’authenticité, condensés à la manière d’une buée sur la toute fine cristallisation qui, un court instant, rapproche plus qu’elle ne les sépare, les limites entre la vie et la mort. Voilà pourquoi, aujourd’hui, il ne sera pas «le bon petit soldat des médias» mais se penchera vers la mère d’Ilan et l’enlacera. Mais elle, ne sent déjà plus rien de ce qui l’entoure. Ce cercueil mis en terre devient à cet instant l’ultime repère topographique de sa vie. Ceux qui sont ici muent à présent en un peuple entier, avec chacun, sa douleur tue, cachée ou malgré lui, pleurée, exposée aux yeux de tous. Nous devons bien être, je pense, comme à l’enterrement du jeune Sellam tué lui aussi par «un jeune» qui avait dit avoir ainsi «accompli sa mission», quelque 2 000 personnes au moins. C’est beaucoup pour un cimetière, mais le cimetière semble presque s’élargir pour tous nous accueillir. C’est bien connu : sans qu’ils en comprennent le pourquoi ni même le comment, aussi insupportables que d’autres leurs reprochent d’être, et alors mêmes qu’ils se trouvent souvent insupportables entre eux, là où ils vont – et où qu’ils aillent – les Juifs apportent la vie. D’ailleurs, n’est-elle pas d’eux, cette idée incongrue selon laquelle, de la terre, l’on ressortirait un jour autrement – plus vivant ! – que l’on y est entré ? Plus vivant, c’est à dire «ressuscité» ? Quel plus grand scandale pourrait-on jamais imaginer que celui-là ?
Ilan s’en est allé rejoindre ceux qui gardent cette promesse pour nous autres encore vivants, promesse par laquelle nous espérons; espérer, c’est-à-dire, nécessairement, «s’éprouver vivant».
Au moment où la famille d’Ilan quitte la tombe, un vieil homme, qui semble connaître personnellement la mère d’Ilan, pose la main sur son épaule pour qu’elle se retourne vers lui. Il souhaite lui dire un dernier mot… mais ne trouve finalement quoi dire. Alors, il dit les seuls mots qui lui viennent : «Que Dieu t’aide, mon enfant… Que Dieu t’aide !»… et aussitôt, il détourne la tête et éclate en sanglots – des sanglots secouant un corps si frêle qu’on le sent lui-même proche de la mort – puis, les yeux encore rougis de pleurs, il met une main tremblante sur la bouche, comme pour s’excuser d’avoir si sincèrement, si naïvement espéré la réconforter. Il est des situations où il n’y a plus à espérer. Et le plus dur reste de se l’avouer. Car en effet, combien cette femme avait dû espérer en Dieu au moment où cela faisait encore sens pour elle et son fils torturé ! Cette mère, à son regard sans plus d’écoute, ne croit visiblement plus aux mots et certainement moins encore aux consolations. Je comprendrais bien qu’elle soit même fatiguée de Dieu, dont elle accepte pourtant – et dans une pleine humilité – des rites mortuaires paradoxalement empreints de promesse, tel le texte du kaddish.
La mère d’Ilan dira plus tard qu’à présent, le plus important serait «qu’Ilan ne soit pas mort pour rien». Et en effet, sa mort, littéralement dramatique, a frappé les consciences. Maintenant que nous réalisons ce qu’a subi Ilan – à travers qui nous étions, tous et chacun d’entre tous, visés – il nous faut reconnaître qu’il est lui-même devenu un des quelques rares «signes» qui puissent encore sauver les Juifs d’Europe (et par suite, l’Europe elle-même, bien qu’elle ne mérite plus rien de nos vieux sentiments pour elle) en les réveillant de leur torpeur, à la manière dont Dieu parle d’«un étendard» qu’il lèvera à la fin des temps pour ramener son peuple d’exil à Jérusalem. Mais aucun de nous – aucun, tout simplement – ne méritait cela… Dieu n’a-t-il donc d’autres étendards que sanglant ?… Ou est-ce nous qui ne voulions pas voir la réalité avant qu’elle ne soit clairement tâchée de sang ? C’est par ces questions que nous entrons en procès avec Dieu, autant au moins qu’en la manière dont Lui se sentirait libre de s’adresser ainsi à nous. Tout le monde n’a pas entendu ce qu’a dit le vieillard, mais je crois que si tel avait été le cas, des consciences se seraient éveillées plus haut encore à la tragédie sans nom possible qui se déroulait dans ce petit carré de cimetière devenu un condensé de tissus vivant où, par milliers, s’entrechoquent les émotions. Le vieillard avait laissé parlé son cœur, mais son cœur aimait trop fort et trop tard tandis que le silence avait déjà clamé victoire.

Le cortège se sépare sur le chemin du retour.

Un ouvrier – ébéniste de son état, du genre «gars solide» comme l’on dit dans ces métiers là – se propose de me raccompagner. Voici qu’il roule à présent dans les allées désertes du cimetière en direction de la sortie. Une larme lui vient, du côté de la joue qui ne peut échapper au regard. Comme je le sens gêné, je prends un kleenex coloré «blanc & bleu» du petit paquet posé sur le tableau de bord et lui essuie cette larme d’un geste léger, prétextant simplement, «attention aux petits froids de l’œil; c’est mauvais pour la conduite».