Les Enfants humiliés de Georges Bernanos (12/06/2011)

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Georges Bernanos dans la Zone.

«Ce n’est qu’un gosse. Tout est en surface, pour lui. Tout. Vieillir, c’est pénétrer l’enveloppe des choses. Une couche après l’autre. Les dépouiller, pour trouver ce qu’elles recouvrent. Ce qu’il y a dedans. Quelques-uns, un tout petit nombre, savaient le faire, et ils n’en parlaient jamais.»
Robert Penn Warren, Le Cavalier de la nuit, [Night Rider, 1939] (traduction par Michel Mohrt, Librairie Stock, 1951), p. 107.

«Il lui vint alors à la pensée qu’il ne connaissait plus autre chose que les ténèbres, dans lesquelles il regardait intensément, et ce mouvement de roulis et le battement de son sang. Mais était-ce lui qui regardait dans les ténèbres, des ténèbres extérieures à lui-même, dans lesquelles il baignait, ou bien n’était-il pas lui-même les ténèbres ? Sa propre tête devenue d’une circonférence effroyable, renfermant, délimitant les ténèbres; et l’effort qu’il faisait pour percer la nuit de son regard, n’était-ce pas l’effort qu’il faisait en lui-même, dans sa tête enfermant les ténèbres qui enfermaient tout, jusqu’à la neige qui tombait doucement dans la nuit ?»
Idem, p. 111.


«Les grandes pluies ont cessé, les nuits sont d'une transparence indicible. On a presque honte de l'écrire, on a l'air de trahir un secret, car ces nuits-là n'appartiennent pas encore à la littérature» (p. 889). Quel est cet écrivain qui parle d'un lieu qui n'est point la littérature ni même, dirait-on, le royaume des mots ? Quelle est cette voix douce, puissante, infatigable, que l'on dirait venue de quelque recoin oublié de notre conscience et qui, chargée d'un savoir interdit au jour, ne cesse de murmurer les mots de la nuit qui fut celle où elle combattit, dans la boue et la puanteur, le ciel déchiré par les éclairs des obus, celle ou la paix indigne fut signée par des mains de cadavres, celle où la guerre infâme se déchaîna comme une suite logique à cette paix tronquée, celle enfin qui est la nôtre, alors que nous lisons ces mots qui coulent dans notre mémoire, depuis elle, et savons que la nuit à venir sera peut-être encore plus profonde, et plus noire, et qu'elle ne trouvera peut-être pas le jour, la lumière que cette voix douce, puissante, la voix infatigable de Georges Bernanos, a tirée des ténèbres où elle avait sa demeure ? Cette voix est celle de l'un des plus grands écrivains du siècle passé mais, comme toutes les fois, finalement moins rares que nous pourrions le penser ou même le redouter, qu'un livre accède à une hauteur de froide solitude de laquelle il s'agit de redescendre les yeux remplis du spectacle grandiose, le corps encore à moitié paralysé par la froidure, la bouche hésitant un instant avant de s'ouvrir pour ne plus jamais, dirait-on, se refermer, cette voix est bien plus que celle de son auteur. Car, reconnaître en elle la voix inimitable de Bernanos, cette voix mâle peu à peu recouverte par ces voix qui nous «arrivent de tous les points du monde, mâles ou femelles, ou plutôt ni mâles ni femelles, insexuées, avec le même accent de cordialité fausse, de fausse émotion, de fausse candeur, d'indignation feinte, d'aigre impertinence, qui évoque irrésistiblement le visage confortable d'une dame mûre discutant avec son gendre» (p. 834), reconnaître cette voix unique désormais dévorée par une meute de voix glapissantes, c'est reconnaître, avec elle, en elle, contre elle, autre chose qu'elle.
D'où vient, aussi, cette voix, envoûtante, répétitive, grave, lourde de tant de beautés et d'horreurs vues et peintes, qui nous harasse et nous retourne comme si elle voulait détruire non seulement la mauvaise herbe qui pousse sans relâche mais aérer la terre de l'âme pour y favoriser de nouvelles récoltes ? La voix qui arrache est aussi celle qui sème. Vient-elle de la jungle impénétrable aux arbres tortus comme des harpies soudains figées dans des postures immondes et impudiques par quelque puissant charme, forêt pétrifiée, encore primitive, entourant Bernanos et sa famille qui ont quitté la France au sol ravagé par une Première Guerre mondiale destructrice et qui constitue peut-être un écran impénétrable derrière lequel une horreur, mais celle-ci vieille comme la nuit des temps, naturelle, sauvage, préservée, immémoriale, renseigne l'écrivain sur ce qui se joue dans les caves de l'Europe aux vieux parapets, violence universelle et massacres de masse qui, eux, ne sont que la face grimaçante, scientifique, technique, de l'horreur de la guerre industrielle, de l'horreur d'une guerre nouvelle, moderne, sans nom, à la fois ultra-civilisée (les bourreaux n'écoutaient-ils pas la musique de Bach en torturant ?) et abjectement inhumaine, non point barbare mais sauvage, et d'une sauvagerie d'autant plus atroce qu'elle ne précède pas l'état de civilisation mais en consacre la défaite et dédite ?
Non nous répond Georges Bernanos, non, cette voix ne vient pas de la jungle, elle n'est pas cet intarissable filet de mots et de phrases maléfiques, comme le flot ininterrompu de défenses d'ivoire provient du repaire caché de Kurtz dans une autre jungle, africaine celle-là mais tout aussi primitive, farouche, grosse de secrets inavouables et de monstres inengendrés, non nous répond Bernanos, cette voix n'est pas la voix de la nature qui l'entoure et le cerne, comme une prison végétale aux murs hideusement fertiles, non cette voix n'est pas celle de Kurtz nous enjoignant d'exterminer toutes les brutes, en somme de faire notre examen de conscience, ce que nous commandera de réaliser, à son tour, Georges Bernanos, non cette voix n'est pas celle de la nuit remplie des cris des bêtes inconnues et de l'innombrable fourmillement des insectes, non, cette voix n'est pas celle de la nature qu'on dirait, dans ce pays immense, maudite. Mais Bernanos se trompait en écrivant cela, et de toute évidence, car la terre du Brésil avait déjà une voix, bien des voix même, qu'écoutera, avec une opiniâtreté diabolique et une oreille qu'on dirait dressée au plus infime crissement d'herbe, João Guimarães Rosa : «Lorsqu'elle [la terre du Brésil] aura fait assez souffrir, lorsqu'ils auront assez souffert par elle et pour elle, les hommes entendront son langage, ou lui prêteront le leur, mais, grâce à Dieu, elle ne parle pas encore, elle n'inspire même aucune envie d'engager la conversation» (p. 825). Peut-être que le terme de conversation est, dans ce cas, inapproprié. Je doute pourtant que la voix des Enfants humiliés ne soit pas celle d'une horreur naturelle répondant à l'horreur fanatisée des nouveaux maîtres du monde, comme si Bernanos s'était vidé de toute la vieille substance européenne et chrétienne (ou ce qu'il en restait à son époque) pour accueillir une vision, une voix qui ne sont plus les siennes, comme Kurtz en somme, Européen remarquable, homme possédant tous les dons et promis aux plus hautes charges, a vidé son esprit pour que s'y répande la substance impalpable de la nuit. Peut-être même la terre du Brésil attendait-elle secrètement que Bernanos vienne l'écouter, ce qu'il fera en apprenant à l'aimer : «Je vous parle ainsi de ce pays, mais ce n'est pas ainsi que je m'en parle à moi-même. Ce que je m'en dis ne saurait se transcrire, et lorsque je ne m'en dirai plus rien du tout, j'aurai achevé de le comprendre, je l'aimerai» (p. 866). Et les descriptions, toutes longues, de cette terre de souffrance, sont admirables dans Les Enfants humiliés, quoi que pense l'écrivain de ses dons : «J'ai presque honte aujourd'hui d'écrire trois pages sur un tel sujet, c'est ma propre littérature qui me dégoûte. Oui, vraiment, je crois savoir ce que je dirai de cette terre à mes amis, par un soir d'hiver provençal, haut et clair, devant un feu de sarments. La plume à la main, j'ai conscience d'outrager sa rude misère en m'efforçant de l'exprimer comme n'importe lequel de ces vagabonds de lettres qui écorniflent, pour des argents, le douloureux monde, relèvent cyniquement ses haillons, afin de le montrer tout nu aux vierges sédentaires qui font la principale clientèle des bibliothèques roulantes» (p. 865).
N'est-ce donc pas cette voix sauvage que Bernanos a entendue puis écoutée, qu'il a faite sienne, la voix de sa propre conscience aussi touffue qu'une forêt sombre, charriant celles de tant de morts inapaisés, ces compagnons de tranchée, pour instaurer ce que Patočka appela bellement la solidarité (ou fraternité ?) des ébranlés et qui est après tout un moyen comme un autre de résister à l'appel de l'obscurité du dehors, en convoquant la sagesse de voix qui n'en finissent plus de se répandre dans les ténèbres et de les parcourir jusqu'à leur plus extrêmes frontières, n'est-ce pas cette voix qui est devenue celle de Bernanos ? La nuit à la nuit transmet la connaissance, affirment, de façon énigmatique, les Psaumes du roi David en leur dix-neuvième chant, comme si la transmission véritable, celle du secret, ne pouvait avoir lieu que dans les ténèbres, et dans le plus parfait silence, alors que le jour, lui, publie le récit de la gloire de Dieu et l'évente aux quatre coins du monde.
D'où vient cette voix dure comme le diamant, éprouvante, dérangeante et pourtant tellement familière, car la voix de Georges Bernanos ne nous a jamais quittés depuis ce jour où elle nous appela, comme Donissan appela à la brune, sur un chemin boueux, la farouche Mouchette experte en ruses et mensonges, voix tellement familière et pourtant inconnue, non pas, étrange, étrangère même, comme si la jungle qui l'entoure, dans laquelle Diadorim s'est enfoncé, l'avait déformée, l'avait chargée d'un peu de sa propre monstruosité et rendue semblable, du moins en apparence, à cette autre voix qui regorge de millions de voix formant la monotone ondée du sous-langage que Bernanos écouta, lorsqu'il se trouvait au Brésil, comme Armand Robin traduisant sans relâche les discours de propagande soviétiques : «Au lieu que dans ce désert tropical d'herbes coupantes, de lianes mortes, d'arbres nains, de fleuves d'eau tiède, écœurante, avec sous les yeux cette terre nue, terriblement nue sous son linceul de sable, toujours frémissante et geignante d'un perpétuel orage, ou fouettée tout à coup par la pluie hurlante, jetée en torrents de boue vers le rio, la voix grêle du poste est vraiment sans âge, hors du temps» (1), et puis encore : «En tournant un bouton au hasard, je l'ai fait taire, j'ai dû la tuer sans le vouloir, une voix de plus ou de moins, qu'importe ! l'espace est plein maintenant de cette vermine, une seule bouche à Londres, à New York, à Paris, une seule bouche appuyée contre le microphone, un seul souffle, une seule haleine, suffit à cette énorme fécondation, l'espace se remplit de haut en bas, le vaste ciel est tout grouillant d'insectes invisibles dont les couches s'entassent sans se confondre, le ciel grouille de voix comme un cadavre d'asticots» (p. 893).
Vient-elle de la nuit pour nous transmettre une connaissance interdite au jour ? Comment se fait-il que l'universitaire (Yves Bridel en l'occurrence, cf. pp. 1581-92) chargé d'établir la notice des Enfants humiliés parus dans le premier volume des Essais et écrits de combat n'ait absolument pas été sensible, tout en saluant sa beauté implacable, à l'inquiétante étrangeté de ce texte, j'ose le dire, à sa monstruosité au sens que José Bergamín donnait à ce mot en le cantonnant toutefois au genre romanesque, un livre qui peut, à bien des égards, constituer un manuel savant en tératologie ou bien une véritable satanologie ?
Et comment cette voix ne nous arracherait-elle pas à notre médiocrité, fût-ce le temps de la lecture d'un livre, cette voix qui nous jette dans une solitude que nous fuyons à tout prix (2), nous réduit à la misère («Un autre mur me fait face, criblé de taches lumineuses immobiles, écaillé, râpé, pelé par le soleil, atteint de cette gale solaire qui restera toujours pour moi comme le signe presque abstrait de l'extrême misère, de la misère sans remède et sans espérance», p. 822), nous dépossède à la mesure de celui qui, dépossédé de sa propre guerre, de la paix hideuse qui l'a suivie, de la France même, est seul capable de nous donner et de nous consoler, puisqu'il ne fait que nous donner ce qu'il a reçu, et que sa consolation n'est à son tour que don, c'est-à-dire partage miraculeux de ce que nous ne possédons pas ? : «Mais la vie m'enseigne que nul n'est consolé en ce monde qui n'ait d'abord consolé, que nous ne recevons rien que nous n'ayons donné. Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul» (p. 787).
Si Dieu seul donne, c'est qu'il a donné aux hommes, à ceux du moins qui furent vivants, aux morts dont Bernanos, dans ce livre crépusculaire tout rempli de signes venant de «tous les points du ciel (p. 796) que nous refusons pourtant de voir, accueille les paroles plaintives. Les Enfants humiliés ou le livre des morts, des anciens morts, des frères d'arme de Bernanos, de ces hommes appartenant aux «cloîtres boueux, seuls capables désormais, alors que la guerre est motorisée, déshumanisée, comme elle-même morte ou mort-vivante, de descendre dans les profondeurs de l'âme, «ainsi qu'au cours des siècles une pierre dans l'argile» (p. 780), seuls capables désormais de posséder, en leur royaume de ténèbres, quelque chose, une victoire par exemple ou plutôt son «principe spirituel» (p. 786), les morts si humbles qu'ils cloutèrent les sabots du cheval du jeune combattant Bernanos aux mains trop fines et blanches d'aristocrate, les morts seuls riches, puisque les vivants ne possèdent plus rien, pas même la maison dans laquelle, jeunes, Bernanos et ses compagnons ont fait la guerre, d'où l'Arrière, les Grands Citoyens, ces petits vivants qui sont de grands cadavres ambulants, les ont délogés d'un coup de pied (cf. p. 776, toutes premières lignes de notre livre), expulsant une fois pour toute les forces vitales d'un pays depuis exsangue, mort, mort-vivant : «Lorsqu'un homme vigoureux relève d'une grande maladie, dans l'exaltation de la convalescence, de la mort vaincue, il est impatient de tenter l'aventure, de renouveler sa vie. Mon pays ne s'est pas plus relevé de la guerre qu'un pauvre diable d'angineux de sa première crise, il ne s'est pas demandé comment il allait vivre, mais comment il s'arrangerait pour ne pas mourir, se prolonger, de quelles aberrations, de quelles privations, de quel régime il devrait payer sa précaire victoire, de quelles abstentions, de quelles privations pour lui-même et pour autrui» (p. 797).
Monsieur Ouine le podagre, l'ancien professeur de langues dont la voix, inlassable, contamine les pages du roman et les consciences de ceux qui le croisent, parce que les morts ne se taisent jamais (3), Monsieur Ouine, l'Arrière (ou le Derrière) devenu maître de la France à la jeunesse décimée, qu'il tente de contrefaire, de pervertir, de séduire, dont il veut abuser de la chair qui non seulement n'a plus droit à la moindre protection, mais doit être livrée, et dans d'énormes quantités, sur les tables en granit des holocaustes barbares voulus par les «démocraties totalitaires écrit Bernanos qui, «entre beaucoup d'entreprises, n'ont jamais réussi à mener à bien que «l'institution de la guerre démocratique, alors que «le gouvernement de tous par tous reste dans les nuées du devenir» (p. 800).
L'imposture et sa discipline de fer (4) est, dans l’œuvre de Bernanos, l'une des dimensions les plus évidentes, presque palpable dirait-on, tant le Grand d'Espagne parvient à nous faire sentir la répugnance profonde qu'il éprouve pour le néant parodiant l'être, le vicaire, petit dictateur à la voix envoûtante ou homme d’État roublard ayant pris la place du chef véritable, de race et d'instinct, le cancer ayant dévoré puis remplacé complètement l'organe sain. La Victoire remplacée par la Défaite, la Paix par une Guerre permanente, Moloch à la gueule perpétuellement ouverte (5), la France et le «sentiment de la patrie» (p. 811) substitués par l'État (et depuis longtemps ! : par les «légistes crasseux de la Renaissance», p. 812), une nouvelle fois la Mort donc, ayant pris la place de la Vie que Bernanos associe à un mystérieux cœur de femmes et d'hommes libres, un «foyer qui purifie tout (p. 808) dont l'Histoire officielle ne sait rien : «Les Français n'ont plus de patrie depuis qu'ils s'en font une idée claire et distincte, tirée de l'Histoire, c'est-à-dire de l'ensemble des conjectures d'un certain nombre d'archivistes ou d'illuminés que s'efforcent d'accorder entre eux les spécialistes de manuels» (p. 809).
La France moderne ayant déshonoré la France ancienne qu'ils méprisaient profondément (cf. p. 812), la Défaite à la place de la Victoire, la Guerre se grimant et singeant la Paix, l'État à la carcasse métallique sonore en lieu et place de la terre des pères méprisée et violée par les cratères des bombes et les chenilles des tanks, plus même arpentée par l'infatigable et cher marcheur Péguy (6), et le Mensonge bien sûr, ayant tout recouvert et pris la place, lui aussi, de la Vérité, mais non point pour triompher, nous révèle Bernanos, car Mensonge et Vérité sont tous deux contaminés ou plutôt, celui qui ne ment pas, quoi qu'il fasse, demeure mystérieusement prêt à écouter les menteurs, à prêter son oreille et même sa langue au mensonge (7) : «Les vérités sont malades, les mensonges aussi. Les Contre-Vérités partagent inexplicablement le sort des Vérités qu'elles démarquent, comme si elles leur avaient emprunté quelque chose de leur divine substance» (p. 835).
C'est le triomphe de l'usurpation, puisque le règne spirituel lui-même est parodié, comme le révèle Bernanos dans l'une de ses intuitions les plus puissantes, il est vrai confortée par les fulgurances d'un Bloy et d'un Péguy : «Lorsque l'effondrement de la Chrétienté vous permet de prétendre à l'empire du monde, on ne saurait se passer d'une mystique. Dans une société où toute la ferveur simoniaque du XVe et du XVIe siècle n'a pu abolir, sinon la tradition chrétienne, du moins le sens chrétien, il est absolument nécessaire que l'État capitaliste soit dieu, pour que le capital soit prophète. La religion du capital et celle de l'État sont nées le même jour» (pp. 815-6) même si, aujourd'hui, la première semble avoir avalé tout rond la seconde, comme nous le voyons en lisant nos journaux, comme je l'ai vu, de mes propres yeux, chaque jour ou presque que j'ai passé dans une salle des marchés, au milieu de centaines d'écran où les colonnes de chiffres verts faisaient disparaître les colonnes de chiffres rouges et vice-versa, dans le lent, le régulier, l'increvable mouvement de systole et diastole de la Matrice.
Je ne sais si Henri Du Buit, si attentif à la prolifération délétère des signes, connaît ces lignes des Enfants humiliés : «[...] un jour ou l'autre, les forces de l'Or, comme celles du Fer, inquiètes d'une Révolution menaçante, sentiront le besoin d'une sorte d'investiture que nous ne leur donnerons qu'à bon escient, et jamais sans contrepartie. Elles se seront vidées de Spirituel jusqu'à ressentir les effets d'une certaine anémie pernicieuse, que nous diagnostiquons à coup sûr. La monnaie la plus fiduciaire a besoin d'être gagée par l'or, et la plus matérialiste des sociétés ne saurait se passer d'une matière infiniment plus précieuse qu'elle ne trouvera, le moment venu, que chez nous» (pp. 816-7).
Le monde moderne est celui d'une universelle imposture, non point seulement imposée aux masses mais âprement désirée par ces dernières, selon une logique tant de fois décrite, et que nous retrouvons dans la légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski : «Il est vrai, absolument vrai, qu'aux environs de 1914, nous avons tous senti que le monde moderne était à bout, qu'il criait grâce, qu'il aurait donné tout son fameux progrès pour une mystique» (p. 817).
Quelle est cette voix, aussi singulière et claire que sont bâtardes et brouillées «les mille voix de polichinelle polyglotte» (p. 821) de l'universel reportage, quelle est cette voix unique qui, comme celle du dictateur, s'adresse à chacun d'entre nous, mais, à la différence de celle du dictateur, nous commande de rester libre et d'éprouver dans notre propre chair son appel pressant, non point à se fondre dans la foule inéluctable comme la progression d'un de ces immenses serpents de l'Amazonie, mais à nous lever, à nous tenir dressés face au fusil du bourreau ? Quelle est cette voix qui depuis tant d'années à présent est la voix d'un mort, d'un mort plus vivant que nous ne le sommes et, sans doute, le serons jamais, d'un mort qui savait de quoi il parlait puisque, vivant, aplati sous la mitraille dans la boue infecte et le nard suintant des cadavres, il avait contemplé les charniers, les «immenses charniers chantants des guerres, les immenses charniers qui chantent, d'où monte le chant unanime, aussi longtemps qu'y peut subsister la forme d'un chant dans une bouche pourrie» (p. 817) ?
Il faudrait réécouter cette voix ou, puisque décidément nous en sommes là, il faudrait simplement, à nouveau, pouvoir l'entendre, c'est-à-dire, à nos yeux, accepter la chance prodigieuse du risque couru, pleinement voulu, alors que les Français «n'osent plus [se] servir de leur propre pays», alors qu'«ils n'osent plus lui faire courir aucun risque, courir leur risque avec elle» (p. 809), alors que l'unique chance de salut, Bernanos le sait, est d'accepter de risquer sa peau, de retrouver l'honneur perdu, afin de donner (ou redonner ?) un nom à cette guerre qui refuse de livrer le sien, peut-être parce que, comme la terre perpétuellement féconde du Brésil, cette guerre, la deuxième vécue par Bernanos, n'a pas de langage (8) : «Chaque pas en arrière me rapproche de la mort, ou de ce qu'il est à peine permis d'appeler de ce nom, la seule que puisse redouter un homme libre, dont le Christ a brisé les chaînes — la fatalité des vies manquées, perdues, le destin, fatum — toutes les fatalités ensemble, celles du sang, de la race, des habitudes, et celles encore de nos erreurs ou de nos fautes, la Fatalité à quoi nul n'échappe qu'en se jetant en avant» (p. 823). Une nouvelle guerre, clament les petits imbéciles, pour bouter l'Ennemi hors de nos frontières et purifier le vieux sang français ! Ces pitres ont probablement mal lu la leçon, pourtant fort claire, de Bernanos qui répéta bien des fois de quelle pourrissante nature était la déception qu'il avait éprouvée devant une guerre sans visage et sans nom : «L'événement de la guerre que je croyais attendre […] n'a pas été seulement, par un retournement étrange, la déception la plus funeste de ma vie, elle est la somme de mes déceptions passées, elle est ma déception même, tout le poids de déception que je puis porter sans crever» (p. 830). La guerre moderne, c'est-à-dire toute guerre, est de nature mensongère. Non seulement elle n'est qu'illusion de la gloire apportée par le choc des armes (car quelle gloire a pu éprouver le pilote de l'Enola Gay au moment de lâcher la Bombe ?) mais elle n'est que mensonge, ersatz de la force perdue : «Je ne crois pas à la guerre, je ne crois pas à cette guerre, je crois que le monde se donne l'illusion de la guerre comme un vieillard érotique» (p. 836). Une nouvelle fois, le monde est rendu à son maître, Monsieur Ouine.
Il faudrait, se prend-on à espérer, il nous faudrait un secours surnaturel pour tenter d'y voir plus clair, pour séparer le bon grain de l'ivraie même si, nous répète Bernanos, le saint et le pécheur semblent n'être que les deux faces d'une même médaille (9). Il faudrait par-dessus tout un verbe qui n'ait aucune part avec le mensonge, ne soit pas non seulement contraire mais sa plus exacte et définitive destruction. Reste l'exemplarité de l'écrivain pour lequel écrire est un travail de forçat comme il nous le répète sans cesse, reste l'homme Bernanos qui, écrivant, s'efface à mesure qu'il écrit, comme si la jungle brésilienne l'avait dévoré, comme si sa parole n'avait de sens que redite, relue, réécoutée, réinventée par celle ou celui auxquels le grand écrivain l'a adressée, comme si sa parole pouvait acquérir une miraculeuse transparence d'icône et ne plus faire signe vers un ailleurs frelaté : «Ma propre image n'a jamais pesé bien lourd, ni tenu beaucoup de place, mais elle est maintenant réduite à l'extrême, elle ne me gêne plus. Je n'éprouve nullement le besoin de lui conformer ma vie» (p. 826).
Cette liberté, cette pauvreté, sont sans doute la seule voie, mais ô combien périlleuse puisque la guette, plus que tout autre, l'imposture du faux saint ou du faux témoin, du possédé qui, pour mieux souffrir de la lumière contre laquelle il ne peut strictement rien, mendie une seule parole ou le geste le plus maigre qui l'arracheront, avant de nouveau l'y jeter, hors de sa prison invisible, la posture de celui qui s'est volontairement retrait en lui-même (selon la dialectique kierkegaardienne de l'hermétisme) pour jouer la parodie de l'ouverture involontaire et du simulacre de bonté, granitique et tranchant Cénabre, froid (10) et mou Ouine, contre lesquels s'émoussent les armes les plus affutées de la charité ou de la colère : «Je voudrais le dire maladroitement, aussi gauchement que je le pense : la difficulté n'est pas d'aimer son prochain comme soi-même, c'est de s'aimer soi-même assez pour que la stricte observation du précepte ne fasse pas tort au prochain» (p. 827).
Dès lors, comme il est fascinant de constater avec quelle maîtrise extraordinaire, quelle implacable volonté, quelle volonté infernale même, Georges Bernanos a tenté l'impossible ! S'extraire de lui-même, s'oublier, faire don de soi, faire don de tous ce qu'il a écrit, faire don de ses chers personnages pour défendre l'honneur de la France, et à tout moment risquer l'infernale illusion d'optique, le thème du dédoublement si propre au romantisme noir, puisqu'une part de lui-même «est restée de l'autre côté de l'eau, je pense à elle, je pense à moi, je pense à cette créature délaissée, comme à un parent lointain. Elle m'est devenue mille fois plus étrangère que l'enfant dont nous descendons pourtant tous les deux, plus étrangère que mon enfance. Je me demande ce que fait là-bas ce vagabond ?» (p. 862). Ailleurs, Bernanos décrit le couple grotesque que la créature forme avec son propre double, l'imposteur et son imposture étant en fin de compte condamnés à ne pouvoir jamais se rejoindre, MM. Massis, Claudel, Maurras et Montherlant obligés d'engraisser à leurs dépends l'être de brume et de mots creux qu'ils ont tout fait pour créer ! (cf. p. 827).
Le danger, de la posture et du monologue sénile à la Gabriel Matzneff peut-il être véritablement écarté ? Non, nous assure Bernanos, car ses dons mêmes de romancier, absolument prodigieux, lui permettent de sonder les reins et les cœurs et, qui sait, de jouir de l'abaissement de certaines des créatures dont il a livré les misérables secrets. Une telle violence, une telle façon de violer l'intimité d'un personnage, d'en déjouer les gestes et même les pensées les plus secrets ne peuvent être de simples procédés littéraires, les vieux trucs de l'écrivain auquel on n'en remontre pas. Il y a une part mystérieuse de Georges Bernanos qui est celle du médiocre, de l'imbécile, de l'enfant humilié, dont il a si bien révélé les intentions les plus inavouables. N'a-t-il pas démasqué le néant dans lequel Cénabre a sombré, dans une chute prodigieuse qu'aucun Pernichon, fût-il attentif au moindre geste de son maître, eût pu déceler ? N'a-t-il pas exploré l'enfer de médiocrité dans lequel Ouine n'en finit pas de tomber, comme si l'agonie même était refusée à cet être dont la dernière volonté est de dévorer ? N'a-t-il pas affirmé, au risque de choquer les petites âmes, qu'Adolf Hitler était un vivant rempli du corps et de l'esprit d'un mort (cf. p. 852), un «de ces vagabonds agiles et rusés, marcheurs infatigables, tels qu'on en a vu jadis, formés par la misère et la guerre» (889), comme le Marius Ratti d'Hermann Broch, un enfant humilié ? : «J'ai toujours pensé que l'Enfant Terrible et l'Imbécile ne font qu'un seul et même être dont nous ne connaîtrons que plus tard le vrai nom, le nom sacré. Nul autre que Dieu n'a parlé à l'enfant terrible, dans son propre langage. Nulle autre logique que celle de l’Évangile des Béatitudes n'est capable de briser comme verre la logique de l'imbécile, de le sortir tout vivant de sa carapace» (p. 859). Se cache ainsi dans tout romancier, surtout s'il est de génie, un imposteur, et dans tout homme libre, pour la raison même que sa liberté ne saurait s'interdire de pénétrer dans aucune contrée, fût-elle la plus noire, un renégat, un imbécile, un enfant humilié nous dit l'écrivain, auquel le recès le plus secret de son âme est fatalement lié (11) : «Dans mes modestes rapports avec les hommes, il n'est pas un de leurs mensonges dont je ne sois capable de me rendre un moment complice, car le menteur sait le faire conforme à ce que j'attends de lui, il donne un regard et une voix à mon rêve» (p. 830). Pas seulement, Bernanos oublie sans doute de nous dire que son rêve était quelque peu celui de l'imposteur. Quelle force, dès lors, quels efforts colossaux, peut-être même surhumains, ne faut-il pas faire pour que cette voix, la sienne, arrive à peu près pure ou, si la pureté est le rêve des fous et des dictateurs, sans trop de mensonges, en mentant le moins possible, dans l'esprit de celui qui vous lit et écoute !
C'est donc d'une véritable guerre qu'est sortie, encore ruisselante de sang et fumant au soleil, cette voix qui porte tout ensemble les enfants humiliés et l'espoir de les délivrer de leur cachot. Car il faut tenir le pas gagné, puisque cette lutte est plus violente que bataille d'hommes et, s'il est décidément impossible de se prendre par la peau de son propre cou pour se tirer d'un mauvais pas comme le fait le baron Münchhausen, alors l'écrivain si remarquablement connaisseur de ses propres démons qu'il en est devenu, un instant, suspect, doit tenter de pétrir son écriture pour la faire transparente et faire de son livre un miroir qui ne lui renverrait pas une image déformée de lui-même mais celle de l'homme qu'il est réellement, comme s'il était vu par les yeux d'un Donissan ou, mieux (car nous ne sommes pas tout à fait assurés de la charité que ce dernier témoigne aux pécheurs), comme s'il était vu par des yeux d'enfant, et pas n'importe quel enfant mais l'enfant que Bernanos fut, seul juge, aux yeux de l'écrivain vieillissant, dont il puisse garantir l'innocence. Qu'importe, alors, de briser cette innocence, du moment que l'enfant n'est pas contaminé par le poison du désespoir, attendri, corrompu par les caresses du vieillard à la bouche puante : «Je veux bien lui apprendre à souffrir [à l'enfant que je fus], je ne le détournerai pas de souffrir, j'aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n'est le plus souvent qu'un passage, au lieu que la déception n'appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l'enfer» (p. 870). La révolte plutôt que le désespoir, c'est peut-être l'unique commandement jamais démenti, le seul impératif catégorique qui ait encore quelque valeur dans notre monde cassé : «Hé bien, alors — mais pourquoi le dire ? — la parole de Dieu sera peut-être accomplie, les doux posséderont la terre simplement parce qu'ils n'auront pas perdu l'habitude de l'espérance dans un monde de désespérés» (p. 900).
Cette vision rêvée, idoine, espérée peut-être secrètement par tout grand écrivain, détruirait en tout cas l'écrivain Bernanos et son livre, du moins la part sincère de son livre, la seule qui, comme le corps le plus humble, se corrompra puisque c'est par «leur sincérité que se corrompent plus vite les œuvres et les hommes, le mensonge seul échappe à la pourriture, se dessèche sans pourrir, prend peu à peu le poli et la dureté de la pierre. Le mensonge est minéral» (p. 873) (12).
Car jamais écrivain depuis Rimbaud ne semble s'être moins préoccupé des livres qu'il a pourtant écrits, et avec quelle splendide colère, quelle rage d'homme revenu vivant du royaume des morts, que Georges Bernanos, romancier jamais fier du «livre qu'on écrit» (p. 810) lequel, de toute façon, est à la merci de la pourriture, certes, mais aussi du premier venu, gloire et non pas déchéance de ce qui accepte, humblement, de partager l'humiliation de la chair morte : «Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble, moi et mes livres, être à la merci des passants !» (p. 879).
Ainsi, au-delà même des thématiques (politique, historique et mystique) sagement mises en rang pour la queue leu leu universitaire, l'étrangeté de la voix des Enfants humiliés, sa dureté étincelante, le sentiment de gêne qu'elle provoque, de tranquille et évidente répugnance même, de peur lorsqu'elle juge, et sous quelle lumière tranchante, les morts et les vivants qui n'en sont point, son incontestable grandeur et, plus que cela, l'émouvante simplicité de son ton et de ses paroles, toutes ces caractéristiques peuvent nous faire soupçonner de quoi il en retourne. Cette voix n'est plus celle de Georges Bernanos, comme la voix de Job ou celle d'Isaïe n'ont en fin de compte jamais été celles d'un homme réel, historiquement incarné, mais au contraire celles d'un être assumant les extrêmes, s'étirant de l'un à l'autre bord de l'humanité, le gouffre et le ciel, sa plus haute charge et sa déchéance la plus insigne qui ne sont peut-être qu'une seule et même réalité, créature à laquelle la nuit a transmis sa connaissance et le jour enseigné son maigre savoir, créature humaine et pourtant plus tout à fait humaine se hissant, se penchant vers les deux limites d'une destinée d'homme, ses deux plus hautes mais aussi ses deux plus basses, amères et douloureuses incarnations, celle de la pauvreté et celle de la prophétie, la charge et la mission du pauvre et celles du prophète. Quelques lignes avant de conclure son livre, nul ne sera étonné que Georges Bernanos se fasse ainsi voyant, ou plutôt, puisque je doute que l'écrivain eût accepté sans rechigner ce terme parfaitement galvaudé, qu'il ne nous révèle ce qui se tient déjà sous nos yeux, le spectacle que tous nous pourrions voir à condition d'ouvrir nos yeux fermés, la naissance ignoble d'un monstre né des expériences interdites des temps modernes et plus vieille création, pourtant, de Dieu, si l'on veut bien accepter l'interprétation selon laquelle, en fin de compte, Adam fut le premier pauvre véritable, condamné à la peine et au labeur, chassé du paradis, trompé comme sa femme par la voix du serpent : «En prédisant l'avènement du Pauvre, je ne montre aucune clairvoyance particulière : dans une société misérable, retombée à la misère, il est parfaitement naturel que bénéficient de certains avantages les mieux adaptés à la misère» (p. 904).
Nous y sommes. L'avènement du Pauvre, annoncé par tant de textes sacrés mais aussi profanes, l'événement prodigieux, le seul peut-être d'une véritable grandeur, auquel les œuvres d'un Hello, d'un Bloy, d'un Péguy et d'un Bernanos n'auront servi que de modeste signe diacritique, et peut-être même d'apostille, s'il est vrai, comme le pense Bernanos, que telle naissance inaperçue s'est peut-être déjà produite qui parodierait la miraculeuse simplicité du Christ : «Le diable étant le singe de Dieu, on peut croire aussi que la naissance de l'Antéchrist ne fera pas beaucoup plus de bruit dans le monde que la naissance de N.-S. Jésus-Christ» (p. 855).
C'est à présent que nous comprenons d'où vient cette voix : non pas du passé, de la guerre, des charniers exposant comme la charogne de Baudelaire des pourritures aux poses comiques, sous le soleil ou bien, personnage à part entière (13), des profondeurs de la forêt monstrueuse dans laquelle Georges Bernanos n'a pas craint de s'aventurer, contemplant d'étranges arbres aux troncs contrefaits (14) qui lui rappelaient peut-être les consciences tourmentées de ses propres personnages et qui à coup sûr auront hanté l'esprit de son fils, Michel Bernanos écrivant La Montagne morte de la vie, ou bien ces ombres que le soleil implacable du Brésil contraint à sortir de leur caveau puant, les convoquant dans la lumière terrifiante sans pouvoir les consumer (cf. p. 826) ou alors les consumant pour l'éternité comme nous le voyons dans l'Enfer de Dante, non du passé donc, non de la guerre, et non de l'enfance perdue puis retrouvée de l'écrivain, et non de la monstruosité comme un lion cherchant qui dévorer; mais de nous-mêmes, de notre propre époque, et, s'il est vrai que celle-ci n'est que le miroir à peine déformant de notre volonté, de notre propre cœur et de notre propre esprit tous deux fatigués et humiliés lesquels, à la différence de Georges Bernanos l'homme libre, n'osent même plus risquer de creuser une brèche (cf. p. 824) dans les murs qu'ils ont eux-mêmes édifiés.

Notes
(1) Les Enfants humiliés, in Essais et écrits de combat, tome 1 (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1971), p. 796. Toutes les pages entre parenthèses, sans autre mention, renvoient à cette édition. Ajoutons cette phrase de Bernanos qu'aurait pu écrire Armand Robin dans sa Fausse parole : «Les dépôts de munitions s'emplissent à ras bord, les mensonges tournent autour du globe et reviennent à leur point de départ, en un circuit monotone» (p. 821).
(2) «Je pense soudain que toute solitude à son issue, mais qu'il faut la trouver plus avant, qu'il faut remonter la solitude, ainsi qu'on remonte la nuit, jusqu'à l'aurore. Que chaque pas fait aujourd'hui vers ceux qui m'attendent, paraisse m'éloigner d'eux, ce n'est là qu'un piège, un mirage. [...] Je les rencontrerai tôt ou tard où ils sont, et le miracle serait que nous soyons, eux et moi, précisément là où nous croyons être» (pp. 807-8).
(3) «La voix des morts change vite et lorsqu'elle commence à prendre, dans le silence et le recueillement de l'âme attentive, je ne sais quel accent nasillard […], il n'y a plus de raison que cesse jamais leur monologue éternel, ils n'attendent plus de réponse, ils nous répètent toujours la même chose» (p. 818).
(4) «L'imposteur et l'imposture ne font qu'un, il y a une fatalité sous l'imposture. […] Les disciplines de l'imposture ne sont pas moins strictes que les nôtres, l'imposteur ne dispose pas de son imposture comme il lui plaît […], toutes les impostures sont solidaires» (p. 871).
(5) «[...] cette jeunesse n'est plus qu'un fantôme de jeunesse, une jeunesse aussitôt absorbée par l'énorme, l'opulent Derrière, arrivé au terme de sa maturité, enfin mûr (p. 804).
(6) De Péguy, Bernanos écrit que «c'est un homme qui, mort, reste à portée de la voix, et même plus près, à notre portée, à la portée de chacun de nous» (p. 818).
(7) «[…] nous ne sommes jamais sûrs qu'il [le mensonge d'autrui] ne trouvera pas en notre propre fonds un autre mensonge complice, à quoi il est par avance mystérieusement accordé, pour une abjecte fécondation. Car il n'y a pas de mensonge, il y a des générations de mensonges, le mensonge n'est nullement une création abstraite de l'homme […], chaque mensonge est vivant, bien vivant» (p. 831).
«La guerre n'a pas osé dire son nom, écrivait il y a quelques semaines un garçon de vingt ans. C'est qu'elle n'a pas encore de nom» (p. 820).(8)
(9) «Nous apprendrons de Dieu, le jour venu, quels liens mystérieux lient les grands pécheurs aux grands saints» (p. 814).
(10) «C'est de froid que le monde va mourir. Le monde glisse lentement à l'équilibre le plus bas, chaque Mensonge ayant sa part de vérité, chaque Vérité sa part de mensonge, non pas juxtaposées, mais confondues au point de décevoir ensemble la haine du diable et la miséricorde du bon Dieu» (p. 835).
(11) «Mais il y a sûrement une part de mon âme mystérieusement accordée [à celle des Imbéciles] et miraculeusement préservée» (p. 870).
(12) Bernanos insiste sur ce point : «Je ne demande pas mieux que de pourrir. Je sais parfaitement que ce qui se trouve dans mes livres d'humaine vérité vivante sera d'abord, comme moi, mangé des vers. Je veux bien que nous pourrissions ensemble» (p. 873).
(13) «Elle [la pluie] ne redresserait pas en deux mois la forêt tordue, elle ne délivrerait pas les membres déformés par la contracture, les articulations nouées, elle ferait seulement de ces infirmes endurcis, des monstres plus puissants» (p. 865).
(14) Voir ainsi les pages magnifiques (pp. 822-825) où Bernanos décrit le sertão.

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