Au-delà de l'effondrement, 38 : Le mythe d'Arthur de David Jones (15/01/2020)

Crédits photographiques : David Guttenfelder (AP) pour le National Geographic Magazine.
Tous les effondrements.

J'ai écrit deux études sur David Jones dans la Zone, d'abord ici, à propos d'un grand livre intitulé Art, signe et sacrement, puis là, à propos de La visite du tribun.
Le mythe d'Arthur est un ouvrage tout à fait remarquable qui, évoquant le personnage célèbre d'Arthur et l'immense ramification de textes qui s'est édifiée, au fil des siècles, autour des aventures du héros, s'intéresse en fait à la question de la tradition, sa vivacité ou bien, au contraire, son extinction, et, en conséquence, ce qui a des chances de lui survivre.
Dans son excellente introduction à ce livre, Thomas Dilworth note que : «L’influence celtique, qu’il revendiquait pour lui-même, était visible, pensait-il, dans les œuvres de la littérature anglaise qui se distinguaient par l’intensité de l’imagerie et par une texture entrelacée, avec un mouvement fait d’apparitions et de disparitions, comme un enchevêtrement de broussailles parcouru par des chats qui vont et viennent» (1).
Ces chats qui vont et qui viennent, comme tous les chats, apparaissent et disparaissent, sont peut-être l'image plaisante des métamorphoses de la tradition qui, cachée et révélée, vivace ou rabougrie, ne cesse jamais vraiment de fleurir, pourvu que ses racines creusent profondément le sol.
Ainsi, David Jones admirait le très grand poète Gerard Manley Hopkins qualifié par l'auteur de sacré miracle dans une lettre du 18 janvier 1934 à Jim Ede pour la raison qu'à ses yeux il faisait revivre cette influence celte que Dilworth a raison d'estimer déterminante : «Et ce ne pouvait être, pensait-il, que «par une sorte de pseudomorphose», que Hopkins avait fait si nettement revivre «ce trait «celte» qui veut des formes enchevêtrées et complexes, ramassées et précises, et donne dans son cas, en raison de son grand génie poétique, des œuvres étonnantes non seulement par leur puissance, mais aussi par leur délicatesse» (2).
L'art, s'il désire vraiment être novateur voire révolutionnaire, ne peut rien faire d'autre que se nourrir, quitte à la rejeter, de la matière qui l'a précédé, entrelacer, sur un tronc vivace, des motifs savants dans lesquels les lecteurs véritables déchiffreront les lettres d'une phrase très ancienne.
C'est du reste cette même métaphore de l'entrelacs que nous retrouvons dans le jugement d'un critique, à propos de l'art littéraire de David Jones : «De manière plus évidente, leur écriture [celle des poètes gallois comme Aneirin, Gwalchmai, etc.] ressemblait aux inventions faites d’entrelacs qui ont survécu dans les premiers manuscrits et sur les croix de pierre celtiques, où ce qui se passe dans un coin est aussi important que ce qui se passe au centre, parce que souvent il n’y a pas de centre» (3).
Commentant à son tour ces motifs, Dilworth a raison de faire la remarque qui suit, intéressante parce qu'elle évoque le sujet réel des textes de David Jones, la permanence, au fil des âges, d'une image dans le tapis qu'ont fabriqué des centaines d'auteurs portant un nom clairement identifié ou bien anonymes : «Ces qualités qu’il appréciait sont largement représentées chez Homère; elles ne sont donc pas exclusivement celtes, mais semblent effectivement caractéristiques d’un art raffiné dans une culture bien vivante» (pp. 25-6).
Cette culture bien vivante, une autre image que celle des entrelacs des motifs ornementaux celtiques, va en signifier la consomption. Nous la trouvons dans un article intitulé Les viae. Les voies romaines en Grande-Bretagne qui constitua le texte d’une émission diffusée le 22 novembre 1955 sur la BBC Troisième Programme.
Ce qui frappe David Jones, c'est le caractère pérenne des routes que les Romains construisirent dans ce qui fut une province de l'Empire appelée Britania, et ce caractère pérenne est paradoxalement illustré par les conversations que n'ont pas dû manquer d'échanger ceux qui les empruntèrent : «Songer aux viae des provinces romaines de Britania, c’est songer aussi à tous ces gens de langue brittonique qui marchèrent et causèrent le long de ces routes pendant quelque chose comme un demi-millénaire» (p. 29).
Pourtant, même les routes romaines, ayant été dirait-on bâties pour l'éternité, peuvent être détruites, comme le constate David Jones dans un passage émouvant où se mêlent les fantômes de la Deuxième Guerre mondiale, durant laquelle il écrivit le texte ayant donné son titre au livre, que nous évoquerons plus loin : «En Bretagne, la «fin du monde» vint lentement, comme peut-être il convient eu égard au caractère insaisissable, divers et contradictoire propre apparemment aux choses de cette île, cette «fin» fut une histoire discontinue et complexe. Telle chose se passait ici qui ne se passait pas là, et autre chose encore, peut-être pas si loin. Ceux d’entre nous qui ont vécu la totalité, voire simplement une partie de la première moitié du XXe siècle comprennent, ou devraient comprendre, que la fin d’un monde apporte des changements certes radicaux, mais en aucune façon uniformes» (p. 32).
Nous constatons encore, dans cette dernière phrase, la présence du motif complexe des apparitions et des disparitions de formes, de leurs métamorphoses ou bien, dit l'auteur, pseudomorphoses : la fin, aussi brutale qu'elle puisse nous sembler, n'est jamais, peut-être, vraiment la fin mais le signe d'un changement, le témoignage subtil d'une transformation de ce qui était en quelque chose de nouveau, qu'une fois de plus tout l'art d'une lecture intelligente sera d'identifier, reconnaissant dans ce qui n'était plus ce qui a été.



La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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