La bataille d'Occident et Congo d'Éric Vuillard (09/06/2012)
Crédits photographiques : Jim Urquhart (Reuters).
Conquistadors.
À propos de Éric Vuillard, La bataille d'Occident (Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
De quelle vision cauchemardesque sortent les longues phrases, si pressées, comme l'ange de Paul Klee selon Walter Benjamin, de se détourner des massacres encore fumants pour aller vers un avenir dont nous ne savons rien si ce n'est, de toute évidence, qu'il est encore plus noir que notre présent et notre passé occidental de ruines et de violences ?
Ces phrases viennent d'une source secrète, pourrie, comme l'ivoire qui rendra fou l'Occident provient lui-même d'une source contaminée, du repaire où se niche un homme qui pense être devenu, aux yeux des sauvages qui l'entourent, une déité infernale et surtout, l'accomplissement salvateur de l'Europe, son essence lumineuse en terre de ténèbres.
Mais cette source secrète à laquelle le texte de Vuillard s'abreuve est en fin de compte bien plus banale que l'histoire emblématique où Joseph Conrad a puisé l'eau croupie qui a rendu malade, et a finalement tué, son pathétique Kurtz.
Les phrases dans lesquelles Éric Vuillard tente d'encercler, comme le firent les armées allemandes désireuses d'anéantir les françaises, le recoin puant d'où suinte le Mal n'est qu'une photographie, une banale photographie de petite fille qui ne va pas tarder à mourir et qui, à cause de cette terrifiante et banale photographie (Hannah Arendt n'avait pas encore, à cette époque-là, écrit son fameux ouvrage) expliquant les raisons de sa mort, va devenir un symbole de milliers d'autres enfants broyés par la folie des hommes : Lizzi Van Zyl, victime ordinaire, banale, souriante nous dit Vuillard, de la folie tout aussi ordinaire et banale de l'extermination, qu'elle soit discrète, banale, localisée, voilée ou qu'elle s'étende sur des pays entiers et déploie ses cheminées puantes sous le lait noir de l'aube.
C'est bien la Grande Guerre qu'Éric Vuillard évoque mais celle-ci ne lui semble être que la consécration infernale d'une histoire qui est devenue folle ou plutôt d'une Machine qui, Günther Anders l'illustrera remarquablement, s'est emballée et, ne pouvant plus s'arrêter, est contrainte de s'alimenter elle-même : «Mais les millions de morts de cette guerre terrible, le fait qu'ils s'accompagnent de tout un cortège de déportations, de travaux forcés laissent entrevoir entre tout ça une sorte de petit chemin, comme si une même machine humaine s'était mise en route, ayant peut-être pris le relais d'autres machines humaines à faire mourir, à enfermer, à faire souffrir, à exploiter, et avait prolongé, aggravé et converti en une forme nouvelle une identique puissance d'écrasement» (p. 149).
Cette force de ruine que Vuillard nomme «puissance d'écrasement», «entité abstraite et féroce» ou encore «gueule qui dévore» (p. 150), semble avoir attendu son heure pour se déployer dans son infernale rapacité et bondir sur tout ce qui est vivant et même ce qui ne l'est pas, puisqu'il s'agit de conquérir le royaume des machines devenues elles-mêmes esclaves : «C'était un monde d'une antériorité fière, mais qui se finançait à la lèpre des murs» (p. 14), comme si la société occidentale, de tout temps, portait en elle le germe de sa destruction puisque, en effet, la «guerre se détache presque totalement de l'ordre ancien» (p. 17) à seule fin, dirait-on, de le détruire avec la plus redoutable efficacité, l'irruption de la guerre moderne étant banalisée, aux quatre coins du monde, par la diffusion massive des nouvelles, les machines transmettant des ordres à d'autres machines, et ces ordres commandant de détruire d'autres machines et les hommes qui, pour quelque temps encore, les commandent : «Et ces miettes brisées que les satellites ont rendues à rien, comme la diérèse fut mouchée par la prose, roulent dans des milliers de fils jusqu'à des milliers de bureaux où elles se glissent dans des milliers d'oreilles, par la cogne jusqu'au tympan, qui vibre et cogne le marteau qui cogne l'enclume qui cogne l'étrier» (p. 69), l'extraordinaire accroissement des moyens et de la vélocité des communications achevant en somme cette «interminable pile de papiers [qui] tombe sur le nez du Kaiser» (p. 77).
Les vieux mots sont oubliés, l'âme peut-être encore, dont personne «ne connaît vraiment» le «calendrier» et «qu'aucun faisceau de causes, qu'aucune explication, si convaincante soit-elle, n'épuise» (p. 18), le pain et le vin sans doute aussi, ce pain que Vuillard retrouve dans une image surprenante et horrible : «C'est en ce jour qu'est née l'idée folle, l'espérance au bout d'une pique, manière d'éponger les pays avec de la chair comme avec le pain» (pp. 90-1), la femme aussi, même si, selon l'auteur, la nouvelle condition de cette dernière, contrainte de travailler à l'usine de guerre, l'a affinée (cf. p. 112), Dieu encore, traditionnellement associé à l'hégémonie harmonieuse de l'ordre ancien ? L'écriture, quoi qu'il en soit, élève son chant fragile sur une terre dévastée. L'écriture, du reste, ne devrait jamais exister ailleurs que sur un champ de ruines.
La guerre, nous dit Éric Vuillard après tant d'autres dont le premier fut sans conteste Nemrod, la guerre est un moyen comme un autre de chercher Dieu (cf. p. 123), alors même qu'une armée doit toujours se trouver «là où elle se sépare de toutes ses sœurs, là où elle se trouve seule face à Dieu et à la mort» (p. 126), comme si la guerre était, décidément, le nouveau chant, en tout cas le plus puissant, pour s'élancer vers le ciel si douloureusement vide.
Et, dans ce monde où Dieu est définitivement absent et remplacé, dirait-on, par son plus fidèle et implacable séide, la destruction de masse, ne nous étonnons point de constater que l'Histoire, devenue folle selon Chesterton, est surtout parfaitement absurde : «L'oubli n'est rien à côté de ce blasphème du futur, où rien, rien n'est assuré de ne pas verser, un jour, à son contraire» (p. 133).
C'est dans l'avant-dernier chapitre de son livre, intitulé Les hommes des cavernes, qu'Éric Vuillard nous donne quelque aperçu sur l'absurdité de l'Histoire, par le biais de pages dont le moins que nous puissions affirmer est qu'elles ne brillent pas par leur clarté ni même leur originalité.
D'abord, la douleur de ceux que l'on a surnommé les gueules cassées «rappelle une autre douleur, moins visible, la douleur de toutes les douleurs, celle de guerres plus larvées, pas aussi terribles peut-être, mais continues, guerres où sombre le désir, passant à l'assaut dans les couleurs réelles de la vie intime ordinaire» (pp. 159-60), cette phrase pouvant en fin de compte parfaitement convenir à l'une de ces innombrables historiettes qui sont devenues le pain, le vin et surtout l'argent de la majorité de nos écrivains.
Cette opposition entre la souffrance personnelle et la souffrance collective provoquée par la guerre est due au fait qu'existent «de grands affrontements sans peuple, les grandes exterminations de soi» (p. 160), qui destituent l'homme de son insigne grandeur, puisque «d'autres luttes réelles viennent occuper nos mains, nos bouches, nos jambes, d'autres pragmatismes viennent arracher l'acanthe à nos fronts, les pinceaux à nos mains» (ibid.), qui nous permettaient de peindre jadis sur les parois des plus grottes les plus profondes et, naguère, dans «nos chambres d'enfants».
Pourtant, cette souffrance individuelle, précise, irrécusable, personnelle, est confrontée à l'inconnue de la guerre, la guerre qui est un nom commode pour une réalité que nous ignorons et que nous avons ainsi tenté, par le biais de ce subterfuge de langage, de rendre bienveillante, à tout le moins connue : «Vus de tout près, les hommes ont leurs raisons d'agir; mais l'addition de celles-ci laisse bientôt deviner d'autres mobiles, plus convaincants, que le détail des êtres n'a pu qu'ignorer. Ce sont pourtant ces forces qui semblent avoir guidé les masses humaines vers les trous de terre de Verdun; et parce que cette guerre-là est un mélange de tragique et de grotesque, elle souligne peut-être mieux qu'une autre ce lent mouvement de l'Histoire où l'esprit et le corps semblent tous deux pris à une échelle de déterminations et de jugements plus hauts» (p. 161).
Les maigres raisons humaines ne peuvent rien savoir de la Raison (l'Esprit hégélien ?) qui semble être le corollaire, l'ombre portée du «grand mouvement de l'Occident pour le contrôle et l'exploitation du monde» (p. 162). Éric Vuillard le nomme, sans beaucoup d'imagination, «principe de raison», sorte de «ligne qui remue, semblable à ces grandes fosses dans la terre» (ibid.) qui elle-même, pourtant impénétrable, bute sur quelque chose de plus impénétrable encore, quelque chose qui «demeure opaque, telle une réserve de douleur, un lieu d'absence» (pp. 162-3), «quelque chose [qui] résiste à l'emprise des hommes» (p. 163), la mutique splendeur» du monde (ibid.).
À la page suivante, Vuillard nous apprend que «l'esprit est l'autre nom de ce qui se cache» (p. 164), ce qui signifierait qu'une opposition existe entre la raison des hommes et cet esprit du monde, lequel, si j'ai bien compris l'auteur, peut être majusculé en Raison qui poursuivrait des buts occultes, l'Occident jouant «je ne sais quelle mise effarante dans cette roue mal crantée de la guerre», les soldats, eux, se contentant «de sombrer dans le néant» (ibid.).
Mais si le fin mot de l'Histoire est l'absurdité et, nous répète Éric Vuillard, le néant des ambitions (comme celles, fameuses, des conquistadors) et des espérances, à quoi donc peut bien servir d'écrire la petite histoire des hommes ?
Écrit-on pour tenter de recueillir ces «plus ardentes paroles [qui] indiquent, par leur double portée, une certaine expérience des hommes, comme si les mots pouvaient se lire en transparence de la feuille, et obtenir un autre sens, plus profond, après leur digestion laborieuse» (p. 173), double portée qui semble être la version rationnelle, ordonnée, finalement humaine, d'un double mouvement, absurde, de l'Histoire : «les choses commencent cent fois, en cent lieux différents, comme notre vie recommence sans cesse dans nos souvenirs; ainsi pourrait-on s'acheminer tout autrement vers les causes et s'arrêter ailleurs, plus bas ou plus haut dans le temps» (p. 180) ?
Écrit-on finalement pour, comme le signalait Siegfried Kracauer, se centrer sur l’«authentique dissimulé dans les interstices des convictions dogmatiques du monde, fonder ainsi une tradition des causes perdues; donner un nom à ce qui était jusqu’alors innomé» ?
Écrit-on, comme l'affirme Éric Vuillard dans les toutes dernières lignes de son étrange récit, pour rendre compte de cette banale et si insignifiante histoire qu'elle mérite d'être racontée ? : «Aux commencements, il y a un lit où sont enchaînés l'un à l'autre un homme et une femme. Et puis des enfants grouillent autour du lit, de tout petits enfants qui ont soif et qui ont faim. Alors, on fait avec des orties de la soupe, avec du feu un théâtre, avec de la neige Dieu. C'est tout ce qu'on sait faire», ajoute Vuillard.
Écrire aussi, nous savons écrire pour que l'homme ne soit pas complètement broyé par l'Histoire.
À propos de Éric Vuillard, Congo (Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2010). Acheter ce livre sur Amazon.
Dans ce petit livre qui alterne quelques facilités d'écriture et de belles pages, notamment celles sur la fin du sinistre Léon Fiévez (voir le chapitre intitulé Paradis), un de ces innombrables gredins qui ont tenté de faire fortune au fin fond des jungles africaines et, selon Vuillard, un personnage qui a pu inspirer celui de Kurtz (cf. p. 64), l'auteur perd de son souffle et, comme s'il avait été contaminé par l'air ténu que semblent décidément inspirer les écrivains français publiant chez Actes Sud (1), nous offre une prose à la Mathias Enard, pressée de conclure tant elle manque de force et, les rares fois où elle en trouve une, mais anémiée et délicate comme une blonde chlorotique, tombant dans la flache d'une métaphysique pour lecteur de Télérama (voir ainsi les deux dernières pages, ridicules, de Congo).
C'est assez dommage d'ailleurs, de constater que le livre que Vuillard a écrit, sur ce si remarquable sujet qu'est la conquête, ô combien douloureuse, de l'Afrique noire, semble avoir comme à regret évité d'emprunter certains chemins ténébreux, qui au moins auraient conduit l'écrivain un peu plus profondément dans le repaire où Conrad, lui, s'en enfoncé avec toute la hardiesse de son génie.
Car enfin, ce ne sont pas quelques passages où la recherche, dévorante, du profit, semble avoir remplacé l'ubiquité divine (cf. pp. 12 et 51), quelques portraits, excellents, d'un certain Chodron (cf. pp. 22-3) et la multitude de ces minuscules démons assoiffés de richesse qui ont constitué l'essentiel des colonisateurs européens, quelques pages enfin sur la mystérieuse blessure d'explorateurs tels que Stanley (cf. pp. 38-9), qui peuvent nous faire oublier la faiblesse de celles qu'Éric Vuillard consacre au Mal.
Certes, celui-ci ne se donne que dans sa plus atroce banalité, comme l'auteur ne manque pas de le souligner sans beaucoup d'originalité depuis Arendt, bien avant Baudelaire et Poe, mais son échec littéraire n'en reste pas moins flagrant puisqu'il est bien incapable de nous donner la sensation de l'horreur au travers même de cette banalité.
Voyez ces lignes sans souffle, à propos du bourreau ordinaire, Léon Fiévez : «Fiévez fut une sorte de roi. On n'a jamais rien vu de tel. Un roi au milieu des lianes, exploitant un peuple de fantômes. Le futur existe à peine, le passé n'est rien, le présent est mort. C'est ça : Fiévez. Il entre dans le soleil et il jouit. Il porte en lui quelque chose d'invincible comme le mal. Mais ce n'est pas le mal, c'est le dégoût. Il porte en lui tout le dégoût de soi, et le dégoût lui coule par les manches, par les aisselles, les yeux, la bouche. Il arrive au cœur. Son dégoût est plus épais que le fleuve Congo, plus venimeux que les petits serpents de la forêt, plus affreux que les visages des cadavres» (pp. 64-5).
Voyez encore celles-ci qui, sans la moindre originalité encore une fois, font du Mal l'apanage des Occidentaux : «Le mal n'est pas à la jungle, comme une bête qui serait dans l'âme. Non. Le mal, c'est ce qui dévore, oh ! ce n'est pas une puissance obscure attirante, c'est cette petite chose qu'on entraperçoit, sur certaines photographies, dans le visage de Léopold, c'est la villa Malet, avec ses modillons, sa cascade, les satyres du palais Radziwill, et toute la philanthropie de Léopold. Le mal, c'est ça. Voici les vrais paludes, le masque : la conférence de Berlin et la richesse des nations» (p. 87).
Comment expliquer cet échec de Congo ? Je crois qu'il réside dans la platitude de l'écriture, incapable d'être véritablement romanesque et, simple récit qui pourtant ne s'interdit pas de lorgner sur le roman, ne concentre pas ses forces sur un style d'écriture, simple et direct à la Sven Lindqvist dans Exterminez toutes ces brutes ! ou bien sur une prose plus savante, telle que l'a pratiquée un Sebald, dont on peut imaginer quel texte il aurait fait de pareil sujet si mal exploité par Vuillard, sujet que d'ailleurs il évoque dans ses Anneaux de Saturne lorsqu'il évoque Roger Casement.
Cette platitude de l'écriture, si éloignée de celle d'un Arnauld Le Brusq ayant évoqué, y compris sur ce blog, un sujet voisin de celui de Vuillard (mais Le Brusq, lui, assez honteusement, n'a pas trouvé d'éditeur...), ces phrases sans le souffle qui était celui de Conquistadors, ne portent du reste aucune vision très originale, à tout le moins dramatique, d'une Histoire de la massification fulgurante ayant eu lieu aux XIXe et XXe siècles, puisque c'est le sujet réel des deux textes de Vuillard édités par Actes Sud, Histoire dont l'appréhension poétique serait magnifiée par un récit puissant ou, pourquoi pas, halluciné, puisque le sujet s'y prête si bien, la prose d'Éric Vuillard se contentant d'être efficace, énardienne en somme, elle qui, à si peu de frais, fera verser une (fausse) larme dans les salles de rédaction des quotidiens de gauche.
Note
(1) Qui désormais, à de très rares exceptions près comme les livres de Kertész, ne publie plus que des textes français (enfin, avec Claro, qui écrit aussi mal qu'il traduit ou l'inverse, il faut rester prudent... Signalons encore le très médiocre Laurent Gaudé) ou étrangers assez médiocres quand ils ne sont pas nuls, en tout cas tous rigoureusement formatés pour plaire, sous d'apparentes complications faussement érudites, au tout petit public de Parisiens (journalistes, attachés de presse, éditeurs, bref, le milieu dit culturel) qui fait et défait le succès strictement commercial d'un livre.
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