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18/09/2010

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Énard

Crédits photographiques : Juan Asensio.

IMG_4906.jpgÀ propos de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard (Actes Sud, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).


C’est l’un des mauvais romans de la rentrée et il risque donc fort d’être encensé, recommandé, béatifié, tout comme le reste de la production de septembre, par l’effet d’emballement médiatique et public pour La carte et le territoire de Michel Houellebecq. Raison de plus pour ne point y aller voir et abandonner sans gêne ce livre au bavardage journalistique qui ne manquera point de lui trouver une évidente qualité d'écriture.
Curieux phénomène que la lecture échevelée d'un très grand roman, Sous le volcan de Malcolm Lowry qui s'enfonce dans le bruit et la fureur de la vie d'un homme d'exception, Geoffrey Firmin, suivie par celle d'un tout petit livre, sans doute écrit en peu de temps, rédigé en tout cas pour être lu en un temps excessivement court, un temps journalistique, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard : la lecture d'un mauvais livre est pleine de conséquences (comme le soulignait Stanislas Brzozowski que j'évoquerai dans une prochaine note), et de conséquences, d'abord, imposées directement aux bons livres, puisque ceux-ci n'ont d'existence effective que dans le temps de leur lecture. Lire un mauvais livre, c'est non seulement perdre son temps, fût-il le temps aveugle du journalisme, mais c'est avant tout priver de temps, le temps de leur propre lecture, les bons livres.
Je ne m'étais pas trompé en affirmant que l'écriture de Zone (ici et ), un gros livre oubliable pourtant opportunément réédité en collection de poche par Actes Sud, était d'une facilité typiquement publicitaire. Une facilité masquée par le cache-misère pléthorique d'une immense phrase sans ponctuation, que quelques sots à prétentions vaguement critiques prirent pour la plus éclatante manifestation du génie de l'auteur alors qu'elle n'est que le signe de sa peur et de son désarroi, son angoisse terrible de ne pas être à la hauteur et, de fait, le symbole d'un échec, le constat d'une disproportion criante entre, d'un côté, les prétentions littéraires et, de l'autre, le talent nécessaire pour les accomplir.
Dans son dernier roman qui se lit, c'est au moins une différence réelle avec le précédent, en quarante minutes à peine, Mathias Enard est confronté au véritable défi, que tout écrivain d'un peu de talent doit en fin de compte parvenir à s'imposer sans que nul ne lui en fasse la demande ni même le vague souhait : raconter une histoire sans tricher, comme le suggère, mise en exergue, la citation de Kipling donnant son titre au livre. Le secret d'un écrivain, fût-il médiocre, surtout lorsqu'il est médiocre, est une réalité que, comme la lettre volée de Poe, ses livres ne peuvent s'empêcher d'étaler, aussi visiblement qu'une plaie. Ainsi, d'une triste et ironique façon, Mathias Enard écrit-il noir sur blanc qu'il ne sait pas raconter une histoire pleine de «batailles et de rois, de chevaux, de diables, d'éléphants et d'anges» et, pour nous prier de l'excuser, nous renvoie à la lecture des livres d'un écrivain qui fut le conteur par excellence.
Mathias Enard, lorsqu'il ne triche pas en s'aidant d'une longue perche qui lui permet, sans beaucoup d'efforts, de sauter au-dessus du mur du romanesque, atterrit lamentablement, non point de l'autre côté du mur où il aurait trouvé le Minotaure selon José Bergamín mais à sa base, à l'endroit même où ses jambes ont esquissé un petit saut inutile, le saut de l'écrivain qui n'ose pas et, parce qu'il n'ose pas, ne rencontrera jamais le monstre du romanesque. Qu'est-ce donc que Zone ?, demandai-je naguère. Tout ce que l'on voudra répondis-je, ce qui est une très mauvaise façon de caractériser un roman puisqu'elle consiste à affirmer que nous ne pouvons rien en dire de bien censé, non point tant en raison de sa richesse que de sa pauvreté bavarde. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants est un objet plus facile à identifier : c'est une collection de petits textes en prose. Ne citons point comme double et probable référence Blaise Cendrars (celui de L'Or, à l'écriture dure comme une barre à mine), ni même Pierre Michon dont les textes surécrits, même s'ils ne s'aventurent jamais bien loin dans les profondeurs des passions humaines, nous permettent au moins de descendre quelques-unes des marches que l'écrivain a polies durant des heures, avec le petit chiffon de soie de ses mots duveteux.
Avec Mathias Enard, nous ne descendons ni ne montons, attirés par une postulation typiquement baudelairienne qui est une bonne façon après tout de caractériser l'art du roman, inscrivant son royaume entre la lumière et la nuit. Nous nous engluons dans un Bosphore de platitudes bien-pensantes qui tentent de tracer un pont d'idées convenues entre un Occident forcément décadent et un Orient tout aussi forcément tentateur, nouveau, dépaysant, fascinant, chatoyant, ondoyant bref, oriental. L'Orient de toutes les tentations charnelles, devenu cliché aussi jauni qu'une faïence turque de l'époque ottomane, flache où l'Occident mire sa grandeur et sa ruine, nous pensions nous y être engloutis et en être somme toute assez facilement sortis grâce aux beaux romans un peu vains de Pierre Loti. Voici que, grâce à Mathias Enard dont chaque service de presse nous rappelle qu'il a «étudié le persan et l'arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient», tout lecteur désireux de fuir la tristesse d'une vie quotidienne si peu versicolore dispose désormais d'une piscine portative de la profondeur d'une belle couverture de livre, petit miracle obtenu à des milliers d'exemplaires grâce aux photographies trafiquées, esthétiquement belles et pourtant absolument plates que l'agence Corbis déverse sur les yeux fatigués d'Occidentaux si facilement dépaysés qu'ils en oublient ce que signifie d'être emporté par un livre.
Encalminé sur une Mer des Sargasses de bons sentiments et de phrases sans houle ni sel, le livre d'Enard ne nous emporte ni même ne nous embarque. Aussitôt lu, il s'oublie, ce qui, avec sa maigre longueur, est le second compliment que je puis lui adresser.
Les banalités, sous la plume de Mathias Enard, ruissellent plus abondamment que l'eau sur le corps de Michel-Ange qui il est vrai, selon l'auteur, ne se lavait pratiquement jamais. D'ailleurs, propitiatoires baptême et renaissance, la seule fois que son corps peu reluisant et recouvert de squames connaît les bienfaits d'un long bain, Michel-Ange tient enfin l'idée du pont qu'il doit construire. Image ridicule de l'inspiration tout autant que pureté retrouvée à peu de frais ? Saluons, en tout cas, la symbolique faussement elliptique qui tient lieu à l'auteur de savoir psychologique. Autre question. Qu'est-ce que l'architecture selon Mathias Enard ? Il nous répond, bien trop vite, d'une réponse qu'un Vitruve aurait peut-être ne point osé donner tant, à son époque déjà, elle devait sembler évidente : «l'art de l'équilibre» (p. 56). Cher Mathias Enard, j'aimerais que vous répondiez à cette question dépourvue de piège : qu'est-ce que la littérature ? L'art de l'écriture, allez-vous me répondre ? Ou celui de la lecture ? À moins que vous ne me disiez qu'il s'agit de prétendre faire passer un chromo criard, découvert dans un souk stambouliote, pour une œuvre épurée ? C'est à cette noble tâche (transformer la boue en or, la verroterie en saphir) que certains de vos amis journalistes paraissent en tout cas s'être consacrés lorsqu'ils évoquent votre livre : ils y parviennent même, j'ai croisé ce matin ma boulangère qui vous avait vu à la télévision, entendu à la radio, lu dans je ne sais plus quel torchon de presse écrite, aperçu dans son magasin Fnac préféré, où votre livre est bien exposé, sur le présentoir totémique des coups de cœur.
Tout est banal dans le roman d'Enard. Les métaphores en premier lieu mais aussi l'usage des adjectifs qualificatifs. Ainsi le dessin devient-il «la blessure noire de l'encre, cette caresse crissant sur le grain du papier» (p. 65); ainsi encore le chant du muezzin est toujours «fraternel» (Ibid.), «l'amour, l'amour» [sic], est une «promesse d'oubli et de satiété» (p. 67) et «la brûlure de la jalousie [est une] douce brûlure, car elle fortifie l'amour en le consumant» (p. 99). Ces quelques exemples ne constituent pas une liste exhaustive. Une banalité que l'on ne pardonnerait même pas à Christine Angot trône à chaque phrase ou peu s'en faut du livre d'Enard, comme si le Grand Turc en personne voulait, par une présence constante et harassante au possible, s'assurer la fidélité de ses courtisans apeurés, petites phrases sans âme ni corps toutes pressées de fuir la terrible figure qui n'aura aucun mal à leur imposer sa volonté rassie.
Une autre forme de banalité que celle des métaphores et du vocabulaire mine le texte de Mathias Enard, comme si la nullité, insatiable dévoreuse, s'attaquait à la structure de l'œuvre tout autant qu'à l'intention ayant présidé à son écriture. Le pont s'écroule, la généreuse arche de tolérance et de découverte de l'autre bâtie entre l'Europe et un État musulman discrètement déclaré européen (cf. p. 87) n'a même jamais existé ailleurs que dans nos rêves, dans ceux, peut-être, de Michel-Ange si pauvrement explorés par Mathias Enard. Récemment, quelque pisseur de copie virtuelle avait reproché à Michel Houellebecq de recopier purement et simplement, pour son dernier roman, des notices écrites pour Wikipédia. Le fait, en lui-même, n'a absolument aucune importance mais le journalisme tire sa maigre pitance d'un rien, cela se sait. Les phrases en question, même si elles avaient été recopiées à la virgule près par l'auteur de La Possibilité d'une île, trahiraient cependant moins l'impression de bachotage qui est la nôtre à la lecture du texte d'Enard. On comprend qu'il s'est bien documenté sur la vie de Michel-Ange et, parce qu'il s'est bien documenté, qu'il cherche à nous le faire savoir, par exemple en évoquant Savonarole, au supplice duquel assista l'artiste, en évoquant encore Léonard de Vinci, le prestigieux rival, traité par deux fois de «lourdaud» (pp. 19 et 84) qui méprise la sculpture (cf. p. 19), en citant enfin quelques-unes de ses sources, comme un élève appliqué nous indiquerait dans sa copie la page consultée de son Histoire simplifiée de la Turquie.
Pour prendre réellement conscience de la pauvreté d'invention du livre de Mathias Enard, il faudrait pouvoir comparer longuement l'arrivée de Virgile au port de Brindisi telle que l'a génialement inventée (ou réinventée) Hermann Broch avec celle de Michel-Ange, le 13 mai 1506, dans l'immense ville qu'il devra par un pont de sa fabrication relier à Péra : chez le premier, nous voyons l'activité d'une ville portuaire de l'Antiquité, majestueuse et pourtant minuscule porte par laquelle Broch nous fait soupçonner l'activité prodigieuse de l'Empire, les rêves de ceux qui l'ont bâti au cours des siècles de conquêtes, de violences et d'inventions techniques remarquables. Chez le second, l'accumulation des détails et des dates ne nous donne même pas la vague impression de lire un guide du Routard. Enard est trop pressé : on ne tente pas de sonder les reins et le cœur d'un artiste tel que Michel-Ange en le déclarant d'hygiène douteuse et de mœurs homosexuelles à la mode parisienne, c'est-à-dire comme un peu de poivre servi sur une table du Flore.
Cette comparaison même entre un roman prodigieux, La mort de Virgile et un petit bibelot d'inanité sonore – salué par quelques très mauvais critiques dont, ô surprise absolue, le plus mauvais d'entre eux, Pierre Assouline qui se lamente que le roman d'Enard soit si peu évoqué par ses confrères, alors qu'il l'est non seulement bien assez mais bien trop à mes yeux –, peut même être étendue à la question principale que soulèvent ces deux textes : les affres de la création et, plus encore, le rapport entre l'art pur et son inscription, d'abord politique, dans un monde qui, pur, ne l'est pas du tout. Je ne peux que renvoyer à mon texte sur l'œuvre de Broch. Virgile veut brûler le manuscrit de l'Énéide, comprenant que son admirable chant n'est qu'un peu de poussière soufflée par le vent devant la Parole dont tout son livre semble bruire. Michel-Ange, du moins le ridicule Michel-Ange tel que Mathias Enard le barbouille sans talent ni grâce, n'est qu'un amateur de femmes et d'hommes, un artiste prétentieux se déclarant toutes les deux pages, en guise de pensée politique, avili par les puissants (cf. p. 109), un homme sale, irascible et vénal, amateur de beauté(s) qui est, ouvrez bien vos yeux pour que s'y dépose cette vérité quintessentielle, bien qu'«obscur à lui-même» (p. 115), «modelé par son œuvre» (p. 87), tout comme, ô prodige d'invention romanesque, Enard nous déclare que le regard de Michel-Ange «est transformé par la ville et l'altérité; des scènes, des couleurs, des formes imprégneront son travail pour le reste de sa vie» (p. 91). J'ai cru pour ma part, au moment où je les ai lues, que ces lignes avaient été recopiées d'une de ces bluettes de la pensée mondialiste la plus éthérée et insignifiante que nous proposent les pages des Inrockuptibles ou Le Nouvel Observateur en lieu et place de critiques littéraires dignes de ce nom.
Qu'est-ce qui surnage dans cette çorbasi légère ou soupe turque saupoudrée d'homosexualité diffuse (les pitres parleront, je le suppose, d'un désir indifférencié d'une magnifique humanité libérée de ses sombres tabous) et d'intrigues de cour à peine suggérées qu'est le livre de Mathias Enard ? L'intention première sans doute, je ne vois rien d'autre, la même, d'ailleurs, que celle qui irriguait les pages éreintantes de Zone : l'Histoire, joyeuse ou abjecte, anodine ou somptueuse, n'est rien de plus qu'une narration ou plutôt, le pouvoir mystérieux qui nous a été conféré de transformer l'Histoire en histoires, de faire du passé un récit, fût-il passable ou parfaitement inepte. L'exercice artistique de cette faculté entraîne sa conséquence immédiate : le sentiment de la pureté perdue et l'évidence que les artistes ne sont que des vicaires depuis que Dieu semble avoir quitté notre monde (cf. p. 120, où Michel-Ange déclare que nous «singeons tous Dieu en son absence»).
Voici l'unique dimension d'un peu d'intérêt que présente le livre de Mathias Enard, dimension, hélas, qu'il ne développe pas assez (1) dans son livre sans profondeur, dont la légèreté même ne nous offre la vision d'aucun miroitement. Qui souhaitera, dans un texte court, encore plus court que celui d'Enard, découvrir quelque peu le mystère de l'Orient lira Les voix de Marrakech d'Elias Canetti ou même le texte très bref d'André Gide intitulé El Hadj. Et, s'il est vrai que mêmes les plus mauvais livres peuvent nous toucher par un seul de leur passage, voici celui que j'ai trouvé juste et beau dans le texte de Mathias Enard : «Je ne cherche pas l'amour. Je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au conteur» (pp. 110-1).

Note
(1) La thématique de la perte de l'unité première est évoquée aux pages 125 et 127 du livre d'Enard mais aussi à la toute dernière page, évoquant un Michel-Ange devenu vieux. Remarquons également la nature androgyne du désir qu'éprouve Michel-Ange à l'endroit d'un danseur (ou d'une danseuse).