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21/03/2011
Journal de galère d'Imre Kertész
Crédits photographiques : Stringer (Reuters).
À propos de Imre Kertész, Journal de galère [Gályanapló, 1992], traduction de Natalia Zaremba-Husvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
«Pour qui joue-t-il ? Pourquoi joue-t-il ? Lui-même ne le sait pas. De surcroît – et c’est là le plus étrange –, il n’entend même pas ce qu’il joue. Comme si la force occulte qui le ramène sans cesse à son instrument l’avait privé de son ouïe, afin qu’il ne joue que pour elle. – L’entend-elle au moins ? (Là question est, avouons-le, dénuée de sens : il faut, naturellement, imaginer le joueur heureux.)»
Imre Kertész, Journal de galère.
Le Journal de galère appartient à cette catégorie d'œuvres, fort rares (je songe au journal de Stanislas Brzozowski), où la plus grande pudeur, dimension paradoxale mais, je crois, vitale sous peine d'insignifiance matznévienne, est néanmoins le gage de terrifiantes révélations : «Sauf qu'une littérature relative est toujours mauvaise et qu’un art non radical est toujours médiocre : un bon artiste n’a pas d’autre choix que de dire la vérité, et de la dire radicalement» (p. 275). Que veut nous dire le grand écrivain Imre Kertész, contre quelles facilités veut-il nous prémunir, lui qui survécut à l’emprisonnement dans les camps d’extermination nazis puis à la dictature communiste, «le plus grand fiasco de l’humanité de ce siècle» (p. 247), lorsqu’il écrit que, d’un point de vue artistique, suivant la terrible leçon de Kafka, «seule l’illégalité est imaginable» (p. 34) ? Peut-être est-ce l’intéressé lui-même qui répond le mieux à sa définition de la condition éminemment solitaire de l’artiste lorsqu’il affirme que sa propre ambition est d’écrire quelque chose qui le tue. C’est dire, en fait, que l’écrivain, tout comme l’homme dont il reflète la condition tragique, est placé devant «un peloton d’exécution en service continu» (p. 210) dont la réalité la plus malfaisante est celle d’Auschwitz aux yeux de Kertész qui n’aura finalement écrit, selon ses propres aveux, qu’un seul livre tentant de ne point sombrer dans la gueule béante des camps de la mort (1). Ainsi témoigne-t-il de «la douleur la plus aiguë qui soit» (p. 71), celle d’une écriture tout entière entée sur l’événement inimaginable, indicible, et qu’il faut pourtant bien tenter d’imaginer et de dire par les mots, sous peine de trahir (2) l’unique commandement qui vaut encore dans une «époque mutilante (p. 28)», un monde «décrépit» (p. 102), où les dieux ont fui : «écrire en ayant conscience de ce que le monde ne nous appartient plus» (pp. 75-6) puisqu’il s’est dérobé sous nos propres pas. La tentation du désespoir, on l’aura deviné, guette Kertész dont la volonté de liberté intérieure synonyme d’écriture, a de quoi horrifier. Il faut ainsi, coûte que coûte, tenir le pas gagné, ne pas craindre de s’éloigner de Dieu (3) pourvu que l’on entreprenne, comme Kafka (4) le fit, l’exploration de ses propres gouffres, et même faire le pari fou que c’est par l’art que l’auteur, du moins s’il est sincère, du moins s'il ne craint pas d'être écrasé (5), peut renaître, rédimé : «Chaque œuvre que je trouve crédible, y compris les travaux scientifiques, écrit Imre Kertész, me donne l’impression que l’auteur a commencé par être détruit par la vérité qu’il a découverte avant de ressusciter par elle» (p. 134).
Notes
(1) Toutes les pages entre parenthèses renvoient à notre édition. L'extrait en exergue provient de la page 276, la dernière de notre livre. «Je dois admettre que je travaille sur un matériau contrôlé et contrôlable. Non seulement ne pas éviter les figures imposées, mais m’y tenir strictement : la montée dans les wagons, le voyage, l’arrivée à Auschwitz, la sélection, la douche et la distribution des vêtements – tout ceci constitue une succession obligatoire, comme les stations du chemin de croix consignées dans les mystères du Moyen Âge» (p. 28). Le passage le plus saisissant est celui-ci : «Quand je pense à un nouveau roman, je pense uniquement à Auschwitz. Quelles que soient mes réflexions, elles portent toujours sur Auschwitz. Même si je parle d’autre chose en apparence, je parle d’ Auschwitz […]. Auschwitz parle en moi. Tout le reste me paraît inepte. Et il est sûr, absolument sûr que ce n’est pas uniquement pour des raisons personnelles. Auschwitz et tout ce qui en relève (mais qu’est-ce qui n’en relève pas désormais ?) est le plus grand traumatisme que l’homme européen ait subi depuis la croix, même s’il lui faudra des dizaines, voire des centaines d’années pour le comprendre. Et sinon, tant pis. Mais alors pourquoi écrire ? Et pour qui ?» (p. 32).
(2) Trahison qui est pourtant le seul impératif catégorique auquel le romancier écrivant après Auschwitz doit obéir, puisqu'il ne peut plus faire comme si les mots avaient un quelconque pouvoir de suggestion : «Construire le roman de manière qu’il contienne son propre échec, renferme la cause trahie. – Un art qui fait encore comme si le geste de «création» était une manifestation légitime, évidente et naïvement naturelle du «talent» est un attentat contre les conditions de l’homme, donc contre l’art lui-même» (p. 68).
(3) «La prière de l’homme vraiment religieux, c’est l’introspection, même si elle l’entraîne loin de la foi et de Dieu» (p. 272).
(4) «Les mots et les comparaisons flamboyants dont il se sert pour créer une vie, une grande vie à partir des éléments apparemment les plus anodins. Son intelligence absolument incroyable. Il franchit tous les seuils, déchire tous les voiles, il marche, marche jusqu’à arriver – à lui-même» (p. 185).
(5) «[…] seul l’individu que l’époque a entièrement écrasé sans toutefois réussir à le briser peut émerger de l’époque comme créateur. Paradoxe étrange, la rareté des créatures montre le caractère totalement aléatoire de ces hasards marginaux» (p. 268).