La Mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai (30/11/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio, Auguste Préault, Tuerie (Musée de la vie romantique).
2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.





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Publié en 1989 en Hongrie et en 2006 seulement par Gallimard dans la très belle traduction de Joëlle Dufeuilly qu'il faut une fois encore remercier vivement, Mélancolie de la résistance (Az ellenállás melankóliája) est sans doute, avec Tango de Satan, l'un des romans les plus connus par les lecteurs français, et, ne l'oublions, pas, les cinéphiles aimant Béla Tarr. Comme les autres textes de l'auteur traduits dans notre langue (à l'exception de Sous le coup de la grâce), c'est Joëlle Dufeuilly, actuellement en train de travailler sur la traduction française de Seiobo járt odalent paru en 2008 dans la patrie de Krasznahorkai, qui nous a donné à lire ce magnifique roman, une fois de plus hanté par l'imminence de la fin et qui, par son amplitude même et la description du combat que se livrent les forces de l'harmonie et celles du chaos, se rapproche de Guerre & Guerre.
Par ces caractéristiques, La Mélancolie de la résistance constitue la matrice évidente des textes ultérieurs, et peut-être même du scénario du Cheval de Turin qui, comme nous le savons, se termine par la Révélation la plus angoissante du cinéma, les ténèbres totales, trouées, mais pour combien de temps encore, par la voix d'un des personnages qui ne comprend pas l'événement indicible : «ces funestes gelées précoces installées depuis l'automne et cette absence alarmante de précipitations [...] signalaient, comme un tocsin, que la nature, comme lui [M. Eszter], avait cessé de fonctionner normalement, que le lien de communion fraternelle unissant le ciel et la terre était définitivement rompu, et désormais «nous tournons en rond dans l'espace, entre les débris de nos lois disloquées, et bientôt, éberlués et incrédules, nous ne pourrons que regarder en frissonnant la lumière s'éloigner de nous»» (p. 134, je souligne) (1).
23103031171_07a09d23d0_k.jpgCe ne sont pourtant pas les signes qui manquaient annonçant la catastrophe finale ou même, puisque le mot est écrit plusieurs fois, l'Apocalypse (cf. p. 162), catastrophe et Apocalypse dont nous ne savons s'il s'agit de l'intrusion dans le petit village recouvert de détritus (cf. p. 165) de la troupe de forains abritant en son sein le prince (ou bien le Prince), nabot selon le Directeur mais jouissant d'un pouvoir magnétique et évidente incarnation du Mal, ou bien la perte de l'innocence du simplet Valuska. Dès les toutes premières pages du roman, les manifestations d'une mystérieuse «désintégration étaient perceptibles», ce qui n'est visiblement pas le cas des causes qui, elles, «demeuraient insaisissables et indéfinissables» (p. 14). Énumérons-en quelques-uns comme de «mystérieux drames familiaux», des «collisions ferroviaires», des «rumeurs alarmantes venues de la lointaine capitale sur la prolifération de bandes d'enfants» et des «profanations de monuments», autant de signes de ce que les personnages sont «de plus en plus nombreux» à nommer une «catastrophe éminente» sinon imminente (p. 15), un «véritable cataclysme» (p. 17) et un «folle désintégration» qui va se poursuivre «impitoyablement» (p. 25) jusqu'à l'arrivée, vue par Mme Pflaum dont l'odyssée ferroviaire ouvre le roman, du cétacé dans le village qui sera bientôt soumis à la violence de pilleurs étrangers, cette baleine étant elle-même considérée comme «un monstre qui, engloutissant irrémédiablement tout sur son passage», «rampait avec une irrésistible lenteur sous les fenêtres de citoyens qui ne se doutaient de rien» (p. 39). Ambivalence du monstre biblique, créature satanique tout autant que divine, du moins dans le regard limpide de Valuska qui la considère comme la preuve évidente du «Tout que l'on croyait perdu» (p. 198), mais néanmoins préambule de la confrontation symbolique entre ce dernier et le prince dont il entendra la voix grinçante, abjecte, rapportée par son factotum dans un hongrois indigent, affirmant que dans «construction il y a ruine» et que «mensonge et déception sont comme oxygène dans glace» (p. 205).
Il n'est évidemment pas anodin que l'auteur nous donne à voir cette imminence, donc, de la destruction, par les yeux de personnages qui ne sont rien, mais qui pestent secrètement contre les ferments du désordre et qui, comme cette Mme Pflaum, qui n'est autre que la mère de Valuska, jurent tous leurs saints qu'ils n'ont rien à voir avec ce que nous appelons la racaille : «car là est leur place, hors d’ici, pensa Mme Pflaum, hors de notre monde de justice et de paix, exclus à jamais, définitivement. En attendant, en attendant que s’abatte sur eux le châtiment qu’ils méritaient, sa décision était prise, l’enfer pouvait bien faire rage, elle devait l’ignorer, car elle n’avait absolument rien à voir avec cette décadence, avec la tyrannie barbare de ces hommes indignes voués à la prison, et puisqu’il en était ainsi, décida-t-elle, puisqu’ils avaient déjà pris possession des rues, eh bien, elle ne mettrait plus un pied dehors, elle s’effacerait de toute histoire, plus personne n’entendrait parler d’elle jusqu’au jour où cesserait cette infamie, où le ciel s’éclaircirait à nouveau et où sa vie quotidienne serait à nouveau régie par l’esprit de compréhension mutuelle et le bon sens» (p. 49, l'auteur souligne). Hélas, Valuska, aussi bien que celle qui est sa mère, Mme Pflaum donc, apprendront qu'il est tout bonnement impossible de se construire une citadelle lorsque le Mal menace de tout submerger. Dans La Mélancolie de la résistance, Krasznahorkai s'applique avec joie dirait-on à dynamiter systématiquement toute possibilité d'une île, refuge labile contre la barbarie.
D'une tout autre intelligence et hauteur de vue que Mme Pflaum, Eszter, qui a pris à son service l'innocent Valuska perdu toute la journée dans ses rêveries, espérera lui aussi, comme Mme Pflaum d'ailleurs, créer une sorte d'îlot de sécurité (cf. p. 236), alors que sa propre femme, Mme Eszter, moquera, elle, la stupidité pusillanime de ses concitoyens, paniqués devant le «renouveau général et l'irréductible soif de changement» (p. 56) qui lui permettront d'imposer ses vues pour le moins policées sinon policières. C'est donc avec satisfaction et même joie que Mme Eszter note que «le processus irréversible de destruction, de chaos et de désintégration se poursuivait normalement selon ses propres lois intangibles» (p. 64), processus qui sera mené à bien par les étrangers agglutinés sur la place où s'est installé le camion des forains, lorsqu'ils saccageront le village et tueront certains de ses habitants avant d'être capturés par l'armée et d'être interrogés à la manière forte sur l'identité du meneur (le prince bien sûr même si, selon l'un de ces brigands, ce dernier ne leur a donné aucun ordre, cf. p. 326). Mme Pflaum, elle, la mère de Valuska, sera tuée lors de la nuit de la destruction du village, alors que notre martiale Mme Eszter, toute pressée d'imaginer «ce qui allait très vite succéder à ce monde tombé en faillite», se retrouvera comme un poisson dans l'eau limpide de ce «nouvel ordre» fondé sur «l'impitoyable franchise et non sur le mensonge maladif» (p. 65), ordre de fer annoncé par une «série de miracles et autres signes prémonitoires» (p. 67), comme cette baleine elle-même «auréolée de mauvais présages» (p. 90), présages que la simplicité même de Valuska lui permet non seulement de comprendre (à sa façon) mais de voir, alors même pourtant que, saisi d'effroi lorsqu'il écoutera, en cachette, le monologue du prince, il participera à son corps chétif dépendant aux événements de la nuit, pillages et meurtres et ainsi perdra définitivement son innocence d'homme insouciant errant «dans sa vie, telle une minuscule planète qui sans chercher à comprendre la gravitation à laquelle elle est soumise, n'éprouve que du bonheur de pouvoir participer, ne fût-ce que d'un souffle, à un mécanisme si paisible et si bien réglé» (p. 110). L'Apocalypse, semble nous suggérer l'écrivain, est le ferment d'une agitation qui peut se traduire, politiquement, par la volonté d'instaurer un régime autoritaire qui, en canalisant strictement les énergies des uns et des autres, couards ou bravaches mais tous identiquement médiocres, détournera la société, du moins un temps, de l'imminence de sa destruction. Ce n'est donc là, sous couvert d'ordre sanitaire et policier, qu'une nouvelle forme de nihilisme.
C'est alors que le Mal va pouvoir se déchaîner, non pas nouveau mais symbolisant «un combat d'une nature obscure, commencé depuis longtemps et dont l'issue était déjà jouée» (p. 114), incarné dans «la nature spectrale de cette étrange troupe et de ses adeptes si obstinément patients» (p. 120) qui laisseront éclater une violence comme on le dit aveugle, mais point sourde à la voix intérieure que le prince, ce nabot difforme (2), aura su exciter, comme s'il était l'occasion plutôt que le véritable chef, d'ailleurs vite disparu et jamais directement vu, de la catastrophe, comme si le «mal dévorant» affligeant les hommes «risquait finalement de conduire à un vrai malheur» (p. 126), comme si les «faux pressentiments» s'emparaient des hommes qui, «à cause de leur relâchement intérieur, n'assumaient plus leur rôle» dès lors qu'ils «perdaient le contrôle de leur propre monde, un monde régi en l'absence d'humilité...» (pp. 126-7), comme si, enfin, le sermo super sepulchrum qui conclut le roman et qui évoque les progrès rapides de la pourriture gagnant un corps autrefois vivant, n'était que la métaphore de la bête cherchant qui dévorer, et qui ne peut, justement, dévorer, que parce que le corps est déjà plus ou moins secrètement corrompu, et qu'il est parfaitement impossible à l'homme, l'exemple de M. Eszter le prouve suffisamment, de prétendre retrouver l'harmonie des sphères, la beauté première, jamais vue ni même entendue elle aussi et que, en conséquence, il faut bien se résigner, comme l'exemple de M. Eszter le prouve une fois de plus, à accepter l'invention si utile, du moins consolatrice, de Werckmeister plutôt que de s'infliger des couacs censés être les témoins directs d'un monde pas encore souillé par la Chute.
La fausseté, au moins, est harmonieuse, et la musique postérieure à la trouvaille de Werckmeister une «totale supercherie» (p. 151) qui, au moins encore, convient davantage à notre statut présent, dans lequel l'homme est faible, pécheur et surtout arrogant (cf. p. 153), comme semble le penser M. Eszter (3), qui de toute façon a fini par comprendre que «le chaos était bien l'état naturel du monde» (p. 297), l'homme désireux de retrouver l'harmonie première n'étant rien d'autre qu'un faible ne pouvant plus se réfugier dans la verte primitivité perdue qu'évoquait Kierkegaard, alors même que le monde, mais aussi le corps d'une femme sortie la nuit pour arracher son fils, l'idiot Valuska, à la horde des violeurs et des tueurs, éphémère citadelle contre la pourriture puisque cette femme sera violée puis tuée, «royaume originel et réellement non reproductible», gagné par la corruption, a fini par être «broyé par la force infinie d'un chaos qui recelait les cristaux de l'ordre, brisé par la circulation irréductible et indifférente qui gouvernait l'univers» (p. 392 et dernière) et dont le Mal n'est peut-être qu'un des noms les plus faciles, la voix du prince (4) entraînant des hommes à commettre l'irréparable contre lequel la volonté d'ordre de Mme Eszter se lèvera avec beaucoup d'efficacité, libérant les pires instincts des hommes qui ont «découvert une saveur âpre, mystérieuse, primitive, qui donnait à chacun de nos gestes une noblesse redoutable, une fierté inaltérable, celle de la horde barbare, que rien ni personne, quand bien même se disloquerait-elle dès le lendemain, ne pouvait stopper, des barbares qui ne laissaient qu'à eux-mêmes le choix de décider de leur propre mort, quand ils jugeraient bon d'arrêter, quand ils seraient saturés à jamais du ciel et de la terre, du malheur, de la tristesse, de la fierté, de la peur, et de ce fardeau sournois qui leur interdisait de fuir leur soif et d'accéder à la liberté» (pp. 292-3), les longues phrases de Krasznahorkai n'ayant en fin de compte rien pu faire d'autre qu'accompagner, un temps, la progression invisible de ce désordre, le langage, comme chez Faulkner, étant peut-être le dernier témoignage, l'unique rescapé d'un ordre «consumé par un jugement infiniment lointain, comme l'est ce livre maintenant, ici, par le dernier mot» (p. 392).

Notes
(1) László Krasznahorkai, La Mélancolie de la résistance (Gallimard, coll. Du Monde entier, 2006). Toutes les références entre parenthèses renvoient à cette édition. Il est frappant de lire, à la page suivante, cette déclaration de M. Eszter : «Nous avons échoué [...]. Nous avons totalement échoué dans notre façon d'agir, de penser, d'imaginer et même dans nos piètres efforts pour comprendre les raisons de cet échec; nous avons gaspillé notre Seigneur, nous avons galvaudé le respect du rang et de la dignité, et nous avons laissé s'éteindre la noble superstition qui nous incitait à nous mesurer sans cesse à l'échelle des dix commandements...». Notons que c'est ce même personnage qui finira par admettre la totale absurdité de l'histoire (cf. p. 136) mais surtout l'absence de toute harmonie préétablie, le retour à la mélodie prétendûment originelle s'avérant tout simplement une catastrophe, et d'abord pour l'ouïe ! : «Une situation scandaleuse, révoltante, honteuse, s'insurgea M. Eszter, puisque cette merveilleuse harmonie, la beauté des résonances qui l'avait jusqu'ici emprisonné dans un cocon poisseux de contentement béat, et alors que depuis des siècles chaque accord de chaque chef-d’œuvre laissait supposer l'existence d'un majestueux royaume, était en réalité une «totale supercherie»» (pp. 150-1). J'ai évoqué cette déchirure dans mon Maudit soit Andreas Werkmeister !.
(2) «Le prince semblait sortir du monde des Ténèbres, là où les règles du monde tangible n’étaient plus en vigueur, un être totalement irréel et inaccessible, car la force magnétique, l’ascendant exceptionnel qu’il exerçait sur les «siens», le rang qui lui était conféré excédaient largement ce à quoi un simple monstre de foire pouvait prétendre» (p. 220).
(3) Finalement, une fois que M. Eszter aura constaté qu'il ne peut sauver son ami Valuska qui, ayant lui aussi été entraîné par la foule hypnotisée par le prince, a perdu son innocence (cf. p. 227, où il ne voit plus rien dans le ciel) et a été interné à vie, il sera prêt à s'accommoder de la reprise en main pour le moins énergique à laquelle sa femme, Mme Eszter, s'est décidée (bien avant les événements de cette nuit tragique) : «Ce monde extérieur, il s’allongea lentement sur le dos, où Valuska, malgré sa promesse de se dépêcher, vagabondait encore, n’existait plus, car il venait de s’apercevoir que l’espace au-delà de la fenêtre n’offrait plus la même image que dans l’après-midi, les vapeurs pestilentielles du «marécage surnaturel» semblaient s’être évaporées, et quelque chose lui susurrait que ces détritus cauchemardesques n’étaient peut-être qu’une horrible hallucination, le produit d’un regard malade ayant trouvé en eux l’objet de ses sombres attentes puisque, tout compte fait, ces détritus, comme la peur des citoyens paniqués, pouvaient être balayés» (p. 243). Ainsi échoue-t-il à se créer, à créer pour son ami Valuska et lui-même une espèce de citadelle à l'abri du Mal (cf. p. 236), le Mal ne pouvant être combattu, semble suggérer l'auteur, du moins à son niveau le plus immédiatement politique, que par un gouvernement impitoyable.
(4) «Et tout est ruine totale. Pour partisans lui est prince mais pour lui, lui est le plus grand Prince. Lui est le seul à voir tout, à voir que tout est rien. Et ça est pour Prince ce qu'il faut... toujours... savoir. Partisans, eux saccagent tout parce qu'eux comprennent que choses sont trompeuses mais eux savent pas pourquoi. Prince, lui sait que tout existe pas» (p. 206). Il semble pourtant que les partisans, du moins deux d'entre eux que Krasznahorkai fera s'exprimer l'un par le biais d'un carnet lu par Valuska (cf. p. 287 et sq.), l'autre lors d'un interrogatoire (cf. p. 325 et sq., aient parfaitement compris de quoi retournait le nihilisme du prince.

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