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05/02/2013

Maudit soit Andreas Werckmeister !

Photographie de Juan Asensio.

Irénée Lastelle m'a annoncé, voici quelques semaines, la cessation des activités de sa dernière (espérons-le, tout du moins pour ses auteurs) maison d'édition, La Nuit. Il m'avait dans la foulée assuré que son diffuseur/distributeur me ferait parvenir les exemplaires, je le suppose pas vendus en raison d'une exposition exécrable, de mon livre. À ce jour, soit plusieurs mois après l'annonce de Lastelle, je n'ai, bien évidemment hélas, rien reçu. Je ne sais donc si ce livre, tout de même intéressant parce qu'il illustre une hypothèse herméneutique pour le moins hardie (certains romans fonctionnent comme des trous noirs) peut être encore fourni par des librairies.
Autant dire qu'il est épuisé, tout comme est épuisé mon premier livre publié consacré à George Steiner, et cela seulement quelques années après les parutions de ces deux ouvrages. Je me souviens que c'est ce même Irénée Lastelle qui, lorsque je le rencontrai avec Patrick Chartrain, me conseilla de publier, publier, publier encore et encore.
Je veux bien, moi, être édité, mais par quel éditeur, tout de même plus sérieux que ne l'a été un Irénée Lastelle ? L'Âge d'homme ? Celui-ci, un temps intéressé par les Infréquentables, est aux abonnés absents et, de toute façon, d'autres maisons que j'ai pu contacter (comme Gallmeister ou les Éditions de L'Olivier, en leur proposant un manuscrit consacré à Cormac McCarthy) me donnent l'habituelle réponse, résumable en quelques termes télégraphiques, toujours les mêmes depuis l'invention de l'imprimerie : travail intéressant voire remarquable, qualités d'écriture incontestables, malheureusement, contexte évident de crise, difficultés financières réelles, impossibilité de défendre votre texte, tout le monde se fout de la critique littéraire, absence de collection qui pourrait l'accueillir, bonne route, bon courage, allez donc vous faire foutre, cher Monsieur, nous préférons éditer Amélie Nothomb ou Mathias Énard, et même Yannick Haenel...

«Dans les lettres comme dans la politique, nous avons besoin d’une Déclaration d’Indépendance, et surtout – ce qui serait mieux – d’une déclaration de guerre.»
Edgar Allan Poe.


Quel lien peut-il donc y avoir entre l'intéressant Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes de Laszlo F. Földenyi (Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2008) qui est enfin traduit en français et mon livre, Maudit soit Andreas Werckmeister ! ?
Ce sont deux ouvrages brefs qui, à leur façon finalement assez similaire, puisque tous deux se nourrissent d'invention romanesque (certes réduite à l'essentiel dans le texte de Földenyi, plus développée dans le mien, d'où une dimension peut-être supplémentaire dans celui-ci : celle du fantastique), tentent de creuser un tunnel sous l'immense esplanade d'acier et de béton sur laquelle marchent les Petits Poucets de la raison triomphante.
Deuxième convergence : la place faite à la question du Mal, à son irréductibilité si terriblement agaçante pour les apôtres de l'irénisme politique (donc meurtrier puisque tout rêve de pureté se transforme systématiquement en régime de terreur et, ajouterait Agamben sur les brisées de Carl Schmitt, d'exception).
Troisième convergence, et c'est là le centre de ces deux ouvrages : l'interrogation sur le Mal est indissociable d'une expérience littéraire véritable, celle qu'endura Dostoïevski durant ses années de bagne, celle que j'estime être à la racine de toute méditation artistique réelle, profonde, donc infernale, revenue des Enfers, remontée à la surface.

Je laisse à mes lecteurs le soin, comme je le fais d'ailleurs en ce moment même, d'établir peut-être d'autres correspondances avec des livres qu'ils auront lus.

164851479.jpgPremier projet de couverture, ornée d'une gravure de Jean-Pierre Velly intitulée Enfin.
La réponse des héritiers de l'artiste, positive, ayant été trop longue, je dus soumettre à Irénée Lastelle une nouvelle image, non point une photographie de trou noir (qui, d'un point de vue rigoureusement scientifique, n'existera jamais. Seuls les effets du trou noir sur son environnement immédiat peuvent être saisis, comme sur cette photographie d'un trou noir probable dans la galaxie NGC 4261, prise par le télescope spatial Hubble), non pas, donc, une photographie de trou noir mais, plus banalement, d'éclipse solaire totale.

Revue de presse

Toutes premières réactions
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Toutes premières réactions, 2.
Maudit soit Andreas Werckmeister ! par Olivier Noël.
Maudit soit Transhumain !, du même.
De l'art de la dissection : réponse à Olivier Noël.
Vicente Lastra a mis en ligne la critique que j'avais publiée de Carmen Muñoz Hurtado sur Stalker.
Maudit soit Andreas Werckmeister ! par Marie-Gabrielle Montant.
Maudit soit Andreas Werckmeister ! par Anne-Angélique Meuleman [ce blog n'existe plus].
Horreurs mystiques, par Isabelle Auber [ce blog n'existe plus].
Irénée Lastelle, dans le premier numéro du supplément de la revue La Nuit, à paraître (*).
Maudit soit Andreas Werckmeister !, par Henri Du Buit.
Maudit soit Andreas Werckmeister ! par Jean-Baptiste Morizot [ce blog n'existe plus].
Christopher Gérard pour le numéro d'été de la revue Éléments, avec un texte intitulé Béni soit Juan Asensio !
Voyage au cœur de la nuit par Jean-Gérard Lapacherie [ce site n'existe plus].
Thierry Giaccardi pour la revue Catholica, n° 101, automne 2008, l'article commençant ainsi : «Juan Asensio vient de faire paraître son quatrième livre aux Éditions de La Nuit sous un titre mystérieux faisant référence au film de Béla Tarr : Maudit soit Andreas Werckmeister !. C’est un récit écrit à la première personne : un narrateur nostalgique de l’absolu ou de «racine céleste», doute de ses perceptions, comme il sied à une certaine littérature fantastique, y compris du livre qu’il écrit (ou recopie ?), tout en discourant sur les rapports entre la littérature stérile et la parole vive. Ce petit ouvrage, une centaine de pages, à la couverture aussi noire que le livre de Mao était rouge, est une sorte de voyage au bout de la nuit littéraire caractérisant notre époque, la nuit pouvant renvoyer soit au déclin irréversible soit à une éclipse. Il peut se lire, en effet, comme un état des lieux de la littérature française, sous l’apparence d’un récit de rêve où la Critique et la Littérature sont décrites comme une «charogne accouplée à une autre charogne». Non pas une littérature fin de siècle comme celle qui éclata mollement dans les années 1880-1890, avec son goût pour les morts et les coupes de poison qu’on porte à des lèvres terreuses, mais une littérature de la fin ou plutôt une fin de la littérature.»

Note
(*) Ce numéro, évoqué par Irénée Lastelle depuis quelques mois tout de même, n'a toujours pas paru. Je ne m'étonne plus de rien de la part de cet éditeur (ex-patron de Sulliver qui publia ma Littérature à contre-nuit), qui, en effet, m'avait annoncé, pour accompagner la parution de mon petit ouvrage, bien des choses (article(s) de presse, séance(s) de dédicace(s), etc.) dont aucune, apparemment par excessive timidité, n'a daigné venir à moi. Les seuls articles ayant évoqué mon livre ont été rédigés, dois-je le rappeler, par des personnes auxquelles je l'avais envoyé.
Pour faciliter, sans doute, une présence en librairie assez catastrophique, Iréné Lastelle a annoncé sur son site pléthorique et incompréhensible qu'il avait dû se séparer de son ancien diffuseur, effectivement calamiteux.
Je crois que le mieux à faire désormais, pour le fou littéraire désireux de se procurer ce livre pas même éclipsé par d'autres mais absent réel, est de s'adresser directement à son éditeur parce que, en ce qui me concerne, j'en ai tout simplement assez [ces propos datant de 2009, je ne puis que les contresigner une fois de plus].


Gravure de Jean-Pierre Velly intitulée Enfin, eau-forte et burin sur cuivre, 1973 (cette superbe gravure devait, à l'origine, orner la couverture de mon livre).


Ci-dessous figure le premier chapitre de ce livre.

«Tout était là – bien qu’il n’y eût plus de comptable pour dresser l’inventaire de ses éléments – mais le royaume originel et réellement non reproductible avait disparu à jamais, il avait été broyé par la force infinie d’un chaos qui recelait les cristaux de l’ordre, brisé par la circulation irréductible et indifférente qui gouvernait l’univers.»
László Krasznahorkai, La mélancolie de la résistance.


«Et quand cette monstruosité advenait, elle était recouverte par la noire mélancolie des autres hommes, des hommes qui voyaient le forfait : la mélancolie de Tacite est comme une nuée qui descend sur les forfaits de Néron ; les phrases lourdes de sens de Tacite sont comme l’orbite d’un astre sombre, dont l’éclat absorbe les forfaits de l’empereur.»
Max Picard, L’homme du néant.


«Dès lors que l’art moderne a perdu son centre métaphysique, autrement dit la vie, il n’est pas nécessaire d’aller vers l’art, mais il nous faut aller vers le centre, pour trouver d’abord des modes de vie, et ouvrir ensuite les voies de l’art. Ce qui nous a manqué est si important que les arts et le reste, laissés à eux-mêmes, sont une dérision à mes yeux. Aujourd’hui il nous faut vivre d’abord. Il nous faut cesser d’être spirituellement des morts vivants. Et que l’art pour l’art aille tout entier à sa perte, s’il n’accomplit pas sa vocation. Il n’est pas besoin, par inertie ou par habitude, d’adorer une idole morte.»
Zissimos Lorentzatos, Le centre perdu.


«Ici, nous vivons de miettes. Nos pensées ne sont que des fragments. Et on peut même dire que notre savoir n'est qu'un patchwork. Avec l'aide de Dieu, je pense donc former les présentes pages en un panier dans lequel je souhaite rassembler les fruits de mes lectures et de mes réflexions sous forme de pensées éparses et en désordre.»
J. G. Hamann, Aesthetica in nuce.



Exposition du cadavre

«Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ?»
Alfred de Musset, Rolla.

Le corps est posé sur la table de métal creusée de fines rainures. Aucun détail ne le distingue des autres corps qui, à intervalles réguliers et sur des tables parfaitement propres, remplissent l’immense salle blanche, glaciale et, elle aussi, nette et impeccable. Un simple cadavre. Terriblement froid (je le sais sans même avoir à le toucher). Disposé sur une table métallique parmi des centaines, des milliers de cadavres dans cette salle qui ne présente aucune décoration visible, qui est strictement fonctionnelle. Pas le moindre bruit dans cette atmosphère figée. La lumière tombe sur les corps de façon remarquablement égale : tous élus. Aucun n’est privilégié; si nul n’est plongé dans l’ombre, nul n’est désigné par un rai de lumière ou quelque subtile variation de sa luminosité. Tout s’offre à mon regard de façon uniforme : les cadavres sans nombre symétriquement alignés, les tables en acier, les rangées disposées jusqu’à perte de vue, cette salle blanche dont je ne parviens pas à me souvenir à quel moment j’en ai franchi la porte, ni même quel chemin m’y a conduit, ni même s’il y avait une porte devant laquelle ce chemin s’arrêtait. Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. Il n’y pas, non plus, la plus petite trace d’odeur dans l’air sec. Je me trouve dans une chambre froide selon toute vraisemblance immense, peut-être même démesurée : a-t-elle la taille d’un continent, ou d’un monde tout entier ? Comment le saurais-je ? Cela m’est bien égal et je suis au moins certain de cette indifférence. Je ne suis qu’un observateur et, ma foi, je crois m’acquitter fort honnêtement de cette tâche.
Mon esprit commence à éprouver quelque vertige douloureux devant cette vision d’un infini privé de la moindre parcelle de chaleur. Je refuse aussi de penser à ce qu’implique ce fait : je suis absolument seul et pas besoin, pour m’en persuader, de lancer un appel ou de tenter de me souvenir de mon passé. Je n’en ai plus, je ne garde aucun souvenir de ma vie parmi les hommes (je sais pourtant ce qu’est un homme, j’ai donc dû en connaître un, voire plusieurs). Je songe subitement que je suis peut-être le dernier homme vivant, comme cela arrive dans des histoires d’épouvante qui placent cet ultime témoin devant un certain nombre de situations psychologiques et morales inédites que l’écrivain détaillera avec bonheur et sadisme. Comment le dernier homme tente de lutter pour ne pas sombrer dans la folie. Comment il doit plonger dans son passé pour fuir un présent perpétuel puisque nul projet ne le porte vers l’avenir et ainsi ressusciter les vieux souvenirs d’êtres aimés, de femmes perdues, d’actions rêvées, d’actes bâclés. De quelle drôle de façon, encore, il doit pourtant tenter jusqu’à ce que le désespoir ait raison de son esprit et de ses forces, de vivre jour après jour. En fait, le dernier homme, je m’en rends compte tout d’un coup, n’est jamais, ne peut pas être le dernier homme, puisqu’une foule de souvenirs sont présents dans l’esprit du crétin le plus irrécupérable, dans celui de l’idiot le plus abouti. Le dernier homme est bien plutôt dans la situation de tel explorateur d’un monde étranger, totalement déroutant puisque nulle forme vivante ne semble s’y être développée. Pourtant notre valeureux aventurier (n’exagérons rien : ce sera probablement un scientifique) auquel incombe la réussite ou l’échec du premier contact, peut-être, avec une intelligence non humaine, ne peut s’empêcher de constater qu’un certain nombre de phénomènes étranges ont lieu, et qu’ils paraissent même avoir pour origine sa seule présence. Il comprend vite que c’est en fait la planète tout entière qui est un organisme vivant plus vaste qu’un empire et que lui, l’homme absolument seul, l’homme sans hommes, le dernier homme si l’on veut, représente pour l’entité qui le sonde la multitude merveilleuse, spectrale, dramatique et infernale de tous les hommes.
Est-ce que je suis vraiment seul ? Qui ou quoi lit dans mes pensées ? J’ai beau me concentrer, je ne parviens à me souvenir de rien. Je suis donc bien le dernier homme.
J’ouvre les yeux, mon cauchemar est peut-être fini. J’y voyais d’étranges tentacules jaillissant d’un océan sans bornes décrire devant moi une série de figures qui devaient sans doute être quelque forme de langage primitif ou bien trop complexe pour que je puisse en saisir la logique. Je manque alors de tomber et m’agrippe à la table lisse qui se trouve devant moi. Je m’en éloigne après quelques minutes où je suis resté plié en deux et je remarque que ma respiration provoque un brouillard compact de chaude humidité. C’est la seule trace de vie dans cette désolation et je ne peux m’empêcher de la regarder un instant avant sa monotone et régulière disparition. Je me calme. Les panaches d’air humide et chaud commencent à devenir plus ténus. Je pose de nouveau ma main sur le coin de la table. J’ai repris une respiration normale et je peux à présent observer attentivement ce qui m’entoure sans être saisi de panique. On dirait même qu’un étrange sentiment de familiarité essaie, à sa façon maladroite, de me murmurer quelque évidence pourtant insoupçonnable. Derrière moi peut-être ? Il n’y a rien. Puis mon regard revient sur la table.
Ce que j’ai sous les yeux n’est en aucun cas la charogne vicieuse de Baudelaire, étalant ses entrailles sous le nez des coquettes qui détournent leur regard et jalousent secrètement son insouciance voluptueuse. Ce n’est pas non plus le corps du frère abandonné aux vautours et au soleil qui empuantit l’antique tragédie, ni celui, en putréfaction sans cesse contenue, de M. Valdemar, miraculeusement gardé en vie par l’étrange poète lui faisant dire une dernière parole d’horreur qui nous réveillera de notre torpeur et permettra à ce pauvre homme, ni mort ni vivant, de regagner le royaume des ombres, en pourrissant cette fois-ci presque instantanément. La parole a retenu, durant le temps infini d’une lecture, la mort de faire son œuvre, comme elle l’empêche de tuer l’épouse du sultan, à condition que cette dernière n’arrête pas de raconter de nouvelles histoires à son mari irascible. Je pose ma main droite sur mon front et le masse doucement. Ce ne sont que des souvenirs qui paraissent tellement vieux qu’ils gèlent à mesure que je les évoque. Comme l’air vicié que j’expulse. Je suis tout d’un coup frappé par cette bizarrerie : je n’ai d’autres souvenirs que ceux de mes lectures, apparemment nombreuses. J’ouvre de nouveau les yeux et regarde la table brillante, lisse et, posée dessus, cette concrétion de matière que j’observe sans répugnance d’aucune sorte. Voyons, il ne s’agit pas non plus de la pourriture poétique de Gottfried Benn, déjà longuement reniflée par Trakl ou Heym, lorsque, revenus de leurs périples crépusculaires, ils annonçaient la chute irrémédiable de la société occidentale gagnée par la gangrène.
Ce qui est posé sur la table de dissection, une parmi des milliers d’autres, vers laquelle je me suis pourtant dirigé sans hésiter, ne jouit décidément d’aucune caractéristique marquante comme celle que pourrait lui accorder, le temps d’un clignement d’yeux, l’imperceptible frisson dû à la combustion de quelque gaz interne. Ce qui se tient là sous mes yeux n’est que le cadavre le plus anonyme et banal qui soit, certainement pas celui, horriblement mutilé par le tueur mais intéressant et bourré de signes pour qui sait en déchiffrer l’écriture, que le spécialiste pratiquant l’autopsie va lire comme s’il s’agissait d’un livre palimpseste et, bien évidemment, posthume. Anodin et ne dégageant aucune mauvaise odeur, le cadavre, posé sans la moindre cérémonie sur une banale table de métal, provient sans doute d’une fosse commune elle-même semblable à des milliers d’autres disséminée sur une terre qui fut gorgée de sang et qui, à présent, est pulvérulente et balayée par des vents glaciaux. Cette terre est morte. Dévastée. Vaine. Ici, pas de sang, pas une goutte de sang, pas une seule goutte. Pas une seule goutte de sang et pas une seule goutte d’eau. Et alors je me souviens des mots du poète : ici, point d’eau rien que la glace, rien que le roc. S’il y avait de l’eau ou bien du sang, nous ferions halte et nous boirions, c’est une évidence. Mais je suis le seul être vivant et tout le sang et toute l’eau de l’univers se sont réfugiés dans mes veines et dans mon corps. Même le cadavre s’est vidé de son sang. Il n’a pas daigné saluer mon approche de quelque miracle comme on en lit la chronique stupéfaite puis, bien vite, soupçonneuse, dans les très vieux contes. Tout est propre, stérilisé, impeccable, immobile. Tout est sec. Rien de vivant. Ces indices me semblent éloquents : ils font rayonner dans mon esprit une certitude qui balaie le moindre doute quant au sens de ma présence dans cet endroit parfaitement inhospitalier et désert. Je suis ici pour accomplir une ultime tâche. Je suis ici pour lire la dernière phrase écrite. Ce cadavre est le cadavre de la littérature française, qui paraît certes obséder beaucoup de médecins légistes, tard venus toutefois aux pratiques de l’autopsie. Vous vous demandez par quelle bizarre intuition j’ai nommé aussi facilement puis redonné son identité à ce corps absolument identique aux milliers, aux centaines de milliers de corps inertes qui l’entourent, l’annulent et le prolongent ? Aucune révélation. J’ai triché, puisque en effet aucune voix n’a explosé dans mon crâne de plus en plus douloureux. Un petit écriteau, présentant une surface inclinée vers mon regard, est vissé sur la table d’acier, sur lequel ces mots sont gravés : «Cadavre de la littérature française. Dernier spécimen». Si celui-ci est le dernier, comment se fait-il, me suis-je alors demandé un peu stupidement, qu’il soit si rigoureusement identique à ceux qui sont posés sur d’autres tables lisses, propres, métalliques et qu’il présente selon toute vraisemblance le même aspect vaguement humain ou, pour le dire en un mot : minéral que tous les autres cadavres ? Je n’en sais rien.
Ne jouissant d’aucune des deux vertus reines nécessaires à l’art difficile de la dissection, à savoir la minutie et la patience, lesquelles trahissent une incontestable tournure d’esprit scientifique qui m’est parfaitement étrangère, je ne puis, comme d’autres, d’ailleurs tout aussi peu expérimentés mais moins scrupuleux que je ne le suis, entreprendre la dissection de ce cadavre ou même dire, par exemple, qu’il bouge encore. Celui-ci en tous les cas, je puis le certifier, ne bouge pas. Je ne suis même pas sûr, je le précise tout de suite, que ce cadavre soit celui d’un corps qui autrefois, avant sa mort, aurait été sain. Serait-ce alors le cadavre d’un monstre ? Et alors ? Le monstre, dans sa bizarrerie, dans sa monstruosité, est bien incapable aujourd’hui d’effrayer ne serait-ce qu’un petit enfant. Qui plus est, sa présence est absolument banale à notre époque dont je n’ai sans doute nul besoin d’indiquer le haut degré de monstruosité. Pourquoi préciser cela ? Voilà que je me remets à évoquer des évidences qui n’en sont peut-être que pour moi : n’ai-je pas dit que je savais, tout aussi fermement d’ailleurs que je me répète ces mots, que j’étais le dernier homme ? À quoi bon faire comme si je m’adressais à quelque interlocuteur totalement improbable ? Bizarreries, oracles brumeux, songes creux, miracles faux. Je ne suis peut-être qu’un pauvre fou qui, la nuit venue, fait toujours le même cauchemar, celui où sur une étendue de neige scintillante et sans vie l’opiniâtre créature de Frankenstein pourchasse son créateur (sauf que je ne parviens pas à supposer la présence d’un quelconque créateur hantant cette désolation), les yeux grands ouverts. Un monstre à ma façon, heureusement enfermé à quadruple tour dans une cellule uniformément blanche.
Je me dois cependant de répondre un «non» ferme à ma propre question, puisque, ainsi que nous le dit le professeur Johann Ludwig Casper dans le deuxième tome de son Traité pratique de médecine légale publié en 1862, le monstre est « un fruit dont les organes sont tellement anormaux que la vie extra-utérine est impossible». Or, à l’évidence, le corps inerte que nous observons a bien été vivant autrefois – il est même né de quelque chose ou quelqu’un – même si, de nouveau, la question se complique lorsque nous tentons de fixer l’heure de sa mort clinique. Il me semble toutefois logique de penser que le décès doit être ancien (en tout cas vieux de plus de quelques jours) puisqu’il n’y a pas la moindre trace de putréfaction qui, toujours selon le même savant auteur, caractérise le moment où l’organisme, deux ou trois jours à peine après sa mort, «commence à se mettre en équilibre avec les milieux environnants», subissant alors «toutes les influences extérieures puisqu’il ne peut plus leur opposer une réaction vitale», se liquéfiant, se laissant aller, en somme, à vau-l’eau. Au contraire de cet inéluctable épanchement, le corps qui est placidement déposé sous mes yeux reste dans un équilibre remarquable, ramassé comme une petite boule compacte et dure sur elle-même, tout l’inverse en somme d’une dégoulinante charogne. Inerte, froid, sec, ce cadavre est momifié. «Ne pourrissant ni ne puant / Leurs membres suintaient d’une sueur froide / Dans leurs yeux leur regard d’effroi / Était resté figé sur moi». Je consulte mentalement, une dernière fois, le précieux volume de notre anatomiste érudit pour vérifier que la momification est bien cette «dessiccation complète particulière du cadavre au moyen de laquelle il conserve son aspect général et même sa physionomie», la peau devenant alors sèche, «dure comme du parchemin» poétise notre savant berlinois, son odeur s’apparentant désormais, juge-t-il bon d’ajouter sans le moindre humour, à celle du «vieux fromage».