Naufrage d'un prophète. Heidegger aujourd'hui de François Rastier (01/02/2016)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
LRSP (livre reçu en service de presse).
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François Rastier ou Toto à Auschwitz.
Nul ne pourra jamais me soupçonner d'éprouver une quelconque sympathie pour les travaux de François Rastier qui, naguère, me rapprochant de Rebatet et Boutang, me soupçonna (Rastier est un chercheur et un chercheur soupçonne, c'est ainsi, du moins en France) de nourrir, à l'endroit du nazisme (et de l'antisémitisme, je suppose ?) une très trouble fascination, comme George Steiner d'ailleurs, un auteur que François Rastier n'aime pas plus qu'il ne m'aime ou plutôt, parce que l'auteur de Réelles présences est plus connu que moi, qu'il aime beaucoup moins qu'il ne m'aime.
J'ai répondu aux très vagues analyses de ce directeur de recherche au CNRS, spécialisé dans la sémantique de l'interprétation, dans une longue note, indiquée plus haut, moquant une rigueur philologique à géométrie plus que fluctuante dans son cas, rigueur philologique dont il est le premier à pointer l'absence chez ses adversaires, qui sont encore plus nombreux que les miens, et surtout beaucoup plus doués que ces derniers.
Je n'ai pas davantage à la bonne ses adversaires, qui comme une couvée de prétentieux dindons se regroupent, sous le large cul à duvet germanopratin du paon Philippe Sollers, dans le clan des heideggériens transis, dont Gérard Guest et son rejeton épochal qui me traita, preuve qu'il est d'une subtile érudition et connaît, comme papa, son petit dictionnaire des termes abstrus, de «polyphème crétin d'antisème». Père et fils, tous deux heideggériens et (donc) phraseurs émérites, sont évoqués dans deux fort plaisantes notes que je rappelle ci-dessous :
Le miroir de pensée de Gérard Guest au rétroviseur d'Alexandre Gambler.
Lettre de Jean-Yves Tartrais sur Gérard Guest.
Je suis donc ainsi, par la magie de mon allergie aux gonfleurs de phrases comme il existe des gonfleurs de ballons qui, eux au moins, ravissent les petits enfants, parfaitement situé, puisque je me trouve à égale distance de ces deux pôles factieux qui, par-dessus le nom vénéré/honni de Martin Heidegger, échangent des amabilités depuis des lustres, et continueront sans doute à les échanger lorsque leur caboche si pleine de mots et de phrases à rallonge sera devenue le temple d'une famille de rats, savants bien sûr, et spécialistes des phrases à rallonge et des mots jargonneux. Tout de même, avouons-le, sans d'ailleurs beaucoup de peine : j'ai à vrai dire plus de sympathie pour qui prétend, comme François Rastier mais avec les réserves indiquées, pourfendre une idéologie néfaste et, en l'occurrence, criminelle, sous les dehors de mots propres destinés à ne point trop effrayer les universitaires et autres pisseurs de copies, sans doute parce que je ne cesse de pointer, sous les termes vagues et rassurants utilisés par un Renaud Camus, une véritable dérive (et même, une folie) de la pensée qui, si nous écoutions ce vieux Narcisse devenu très tardivement le plus souchien et patriote des Français, nous mènerait à quelque évidente et imparable catastrophe politique.
En classes d'hypokhâgne puis de khâgne, j'ai beaucoup lu Heidegger dont le savant Francis Moury dissèque les cours, preuve qu'il a bien sûr exercé la fascination de sa langue sur moi comme sur tant d'autres bien plus savants que moi en matière de philosophie. Mais, sans doute plus sensible qu'eux à la boursouflure de la langue, je ne l'ai plus du tout lu après avoir découvert les ouvrages d'Anders et d'Adorno, et même avant cela, lorsque, tombant sur les commentaires du Mage de Todtnauberg consacrés à Hölderlin et Georg Trakl, je les ai trouvés, pour dire simplement les choses, aussi verbeux que creux et, surtout, tendancieux. Que l'on ne me reproche pas de n'être point un germaniste, car il suffit d'un dictionnaire point trop volumineux pour comprendre, assez rapidement tout de même, que Martin Heidegger, lisant ces deux auteurs, nous fait entendre sa petite musique plutôt que la leur. La découverte des commentaires minutieux de Jean Bollack finira par me convaincre que nous avons affaire, avec les commentaires heideggériens, donc baroques, d’œuvres poétiques, à une magnifique fumisterie philologique.
Je ne connais pas le milieu heideggérien français, et, ma foi, si j'en juge par ce que j'ai vu de celui-ci, le peu que j'en ai lu aussi, à savoir des textes de Gérard Guest, la défense et illustration de sa prodigieuse intelligence par son rejeton indiquée en note, le verbiage creux et prétentieux de la troupe des mongoliens sollersiens qui s'abritent derrière l'autorité intellectuelle de ce même Gérard Guest, dont ils n'ont probablement pas lu un livre à fond (comme celui sur Wittgenstein, que son auteur me dédicaça), sans compter bien sûr les commentateurs d'Heidegger comme Jean Beaufret, eh bien, le connaissant finalement assez peu ma foi disais-je, je ne m'en porte pas plus mal ! C'est ainsi avec un plaisir que je ne boude pas que j'ai lu François Rastier évoquer, certes après d'autres, le «sectarisme dont on crédite certains heideggériens», sectarisme qui «s'origine sans doute dans l’œuvre du Maître, puisque la stratégie d'écriture initiatique institue le groupe fermé» (1). Séverine Denieuil, dont j'ai indiqué plus haut un lien vers l'article, n'a ainsi évidemment pas tort lorsqu'elle parle d'un «si petit monde» que celui que forme, autour de Gérard Guest si peu goûté par François Rastier (cf. p. 73) le milieu philosophico-littéraire français en pâmoison active devant le Prestidigitateur d'outre-Rhin. J'ai tapé, avec la dernière force de la moquerie et toutes les fois que je l'ai pu, sur les comiques prétentions à la réflexion d'un Yannick Haenel ou d'un François Meyronnis, que rien ne distingue plus dans mon esprit, pas même leur commune fragrance sollersienne, même si, concaténation oblige, l'un pue quand l'autre pète, ce qui est toujours un signe de bonne entente philologique et philosophique.
François Rastier, courage ou inconscience, tant ce petit monde semble, selon l'auteur, faire et défaire les réputations en France, ne ménage pas plus que moi (c'est même bien pire ) ses coups contre cette clique de péteux verbeux, qu'il nomme des «adeptes» (cf. p. 66) croyant «détenir une révélation» (p. 39), adeptes et même «élus» (p. 71) d'une foi qui n'a bien évidemment rien de catholique, puisqu'il s'agit d'un ésotérisme martial et nihiliste. François Rastier ne cesse de développer ce point, son analyse (ses adversaires diront : sa charge brouillonne) n'étant du reste jamais plus convaincante que lorsqu'il s'en tient à son domaine de compétences, l'analyse du discours, et devient franchement ridicule dès qu'il s'avise d'interpoler un peu trop systématiquement le moindre terme utilisé par Heidegger, cachant selon ses dires des montagnes d'atrocités implicites, toutes nazies. C'est ainsi parce que «la tournure des enseignements et des écrits du Maître visaient à l'intimidation des néophytes, à l'immersion presque baptismale, à l'adhésion des étudiants transformés en disciples puis en adeptes (il psalmodiait, notent Hugo Friedrich et Jeanne Hersch)» (pp. 161-2), que les heideggériens, à la différence des «spinozistes», des «condillaciens», des «bergsoniens» ou des «husserliens» n'aiment rien tant que le «tour apologétique des commentaires, dont, même académiquement convenu, le ton pénétré prend le pas sur l'analyse» (p. 161).
Si la pensée de Heidegger est caractérisée comme étant le «monologue d'une doctrine meurtrière» (p. 10) qui n'est autre que le nazisme et, désormais, «un néonazisme actualisé et décomplexé» voire, chez certains des plus zélés propagateurs de la nouvelle foi heideggérienne (qui est en fait ancienne, puisqu'il s'agit d'un nihilisme), un véritable «affirmationisme» dépassant le négationnisme des salopards (p. 11), c'est parce que, avant tout, «ce qu'on a appelé la philosophie heideggérienne du Même repose sur des tautologies ontologiques creuses, trahissant l'obsession identitaire jusque dans les répétitions assonnantes (sic); mais se privant d'objet en excluant toute altérité, elle n'a plus qu'un objectif, déployer la haine raciale qui éclate aujourd'hui, tant dans l’œuvre du Maître que dans notre actualité» (p. 10). François Rastier conclut ce passage en évoquant le caractère ésotérique, voilé, de cette doctrine, qui aujourd'hui n'est plus de mise, puisque les plus zélés propagateurs des textes du Maître ont bien compris, à l'instar d'un Peter Trawny, que «Heidegger, en prévoyant de couronner son œuvre complète par la publication de neuf volumes ouvertement nazis, pensait non sans raison hélas qu'ils seraient accueillis comme marée en carême», le nazisme et même «un hitlérisme vieillot et vaincu» (p. 11) ayant tous deux été remplacés par «un néonazisme philosophiquement légitimé» (p. 12).
L'accusation aura de quoi faire bondir celles et ceux qui se sentiront concernés par une telle attaque, accusation que François Rastier légitime de bien des façons, parfois franchement grotesques (2), mais qu'il appuie sur des relevés de termes heideggériens et des analyses comparées entre ces derniers et le vocabulaire de la fameuse LTI si génialement évoquée par Klemperer, et dont nous avons longuement rendu compte. Soulignons au passage que le long travail d'un Klemperer est tout de même plus profond et intéressant que celui d'un Rastier, ne serait-ce que pour la bonne raison que, vivant au sein même d'un pays devenu tout entier nazi ou peu s'en est fallu, il n'avait nullement besoin de dénicher à chaque recoin de phrase un nazi certain, probable ou franchement imaginaire. A contrario, les outrances de François Rastier sont peut-être dues au fait qu'il est contraint d'attaquer frontalement des penseurs et des intellectuels, et les fils de ces derniers !, qui n'aiment rien tant que palabrer discrètement, sans que jamais leurs palabres ne touche autre chose que le public surfait d'une collection comme L'Infini et quelques antisémites à prétentions universitaires, atténuant leur antisémitisme derrière le paravent si commode de la mélopée heideggérienne, auquel chacun pourra prêter le sens qu'il lui plaira, pourvu qu'il soit obscur et, bien sûr, lui-même jargonneux voire hermétique.
Selon François Rastier, la «contribution philosophique de Heidegger à l'hitlérisme» consiste à abstraire un certain nombre de termes, Teufel devenant ainsi Teufelei et bodenlos Bodenlosigkeit, cette diablerie et cette absence de sol étant, selon l'auteur, souterrainement appliqués à l'Ennemi réel du Maître, qui n'est autre que le Juif (cf. pp. 20-1), la «barbarie autojustifiée» qu'est la pensée de Heidegger nécessitant un langage non seulement euphémique mais, assure l'auteur, «crypté», des «messages à demi obscurs» (p. 22) puisqu'en fait, en lieu et place de pensée philosophique véritable, nous avons affaire à un «projet prophétique» (p. 19) accepté comme tel par les adeptes (pas seulement français d'ailleurs : songeons à Giorgio Agamben, attaqué par Rastier, cf. p. 36 par exemple) de l'augure qualifié de «millénariste» (p. 44), maître en hypnotisme.
Revenons à la particularité oraculaire du style heideggérien qui, je l'ai dit, représente encore, bien qu'elle ne soit elle-même pas originale, l'auteur n'oubliant d'ailleurs point de citer les travaux de George-Arthur Goldschmidt (un titre à paraître, intitulé Heidegger et la langue allemande) ou ceux, célèbres puisqu'ils firent l'effet d'une bombe, d'Emmanuel Faye, l'apport le plus intéressant de la critique radicale de François Rastier : «La rareté des références, l'autorité brutale, les jugements sans appel, la forme thétique de la syntaxe, le martèlement prosodique, tout cela suscite une emprise dont le message énigmatique est un ressort majeur. Une composition rhapsodique, diffusant des thèmes sans les lexicaliser, lui permet ainsi de séduire les hésitants, d'égarer les tièdes, et de radicaliser encore les fanatiques» (p. 28). C'est bien sûr ce même style, dont François Rastier, lui, ne sera jamais la dupe ébahie et consentante, qui lui permet, retournant contre celui qui l'a créée l'arme de la déconstruction, de décortiquer le style du Maître. François Rastier, qui semble lui-même avoir été hypnotisé par le style du Maître, dont la «grandiloquence s'impose et en impose par les répétitions et la longueur fervente, le balancement rythmique et les assonances qui exigent la mise au pas de la pensée, l'absence de définitions et de toute marque de distance à l'égard du propos, l'absence d'articulations» (p. 75), n'en finit plus de railler «l'idiolecte philosophique heideggérien» qui est «auto-engendré» et «se clôt sur lui-même et ne peut être commenté qu'en ses propres termes» (p. 101), ou encore de pointer la «densité étouffante des procédés, souvent issus du sermon qui a tant inspiré le style périodique allemand, la composition rhapsodique avec répétition de leitmotiv, les périodes nombreuses, les clausules, les gradations évaluatives, les anaphores continuelles, les relances rythmiques, les allitérations initiales reprises de l'ancienne poésie germanique, la saturation émotionnelle par l'alternance de violence et de mièvrerie» qui «compose un style oraculaire inspiré, auréole le penseur et subjugue les lecteurs comme les auditeurs» (p. 104). Ailleurs, l'analyse se fait plus précise, très intéressante même, lorsqu'il s'agit de décrire de quelle façon Heidegger peut «ontologiser l'antisémitisme» (p. 87) et, même si les exemples que donne François Rastier ne sont en fin de compte point originaux par rapport aux analyses du langage heideggérien menées par Adorno (dans son Jargon de l'authenticité, 1965), Bourdieu (dans L'Ontologie politique de Martin Heidegger, 1988), Meschonnic (Heidegger ou le national-essentialisme, 2007) ou encore Max Ernst (3), il n'en reste pas moins que l'auteur vise juste, si bien évidemment nous acceptons ses postulats de lecture, lorsqu'il affirme que «l'élaboration linguistique propre à Heidegger aura consisté à créer un idiome germanique qui puisse mêler, en cachant leurs sutures, le discours de l'ontologie philosophique, celui du mythe identitaire et celui du radicalisme politique. Au discours ontologique, Heidegger reprend essentiellement des procédures d'assimilation, un lexique qu'il enrichit par maintes dérivations et qui crible chaque phrase; au mythe identitaire, une structure narrative rhapsodique et une dialectique répétitive; au discours politique radical, une syntaxe binaire et un nombre oratoire» (p. 116).
L'«idiome ontologisant» dans lequel Martin Heidegger a «recodé toutes sortes d'auteurs», mais aussi de mots comme Seyn (Être) pour Vaterland (cf. p. 142), afin de «parvenir à cent volumes grandiloquents et péremptoires» (p. 150), et encore, le «radicalisme séducteur de ces écrits» (p. 111) s'adressent selon François Rastier aux «Allemands «de souche» et, notamment par ses liens avec le langage nazi, n'est pleinement accessible qu'à ceux qui savent déceler cette destination», et cela «au travers d'un vocabulaire qui exalte les possibilités dérivationnelles de la morphosyntaxe allemande» (p. 113).
C'est l'une des thèses de François Rastier, que d'affirmer un Martin Heidegger tout entier nazi mais aussi tout entier ésotérique, dont l'écriture même, qui est celle d'un prophète (de malheur) (4) bien davantage que d'un penseur, ne peut que s'avancer masquée : «Il a donc tout fait pour décourager l'interprétation, dans une démarche caractéristique de l'ésotérisme et de l'esprit prophétique, puisque la prophétie doit mobiliser les esprits pour des raisons qui leur restent obscures» (p. 77), au rebours même d'une véritable démarche d'«herméneutique philologique» qui «a commencé à renouveler en profondeur les études heideggériennes et [qui] s'appuiera sur un programme international de recherche sur la philosophie nazie» (p. 82). En tout cas, le message véritable d'Heidegger, «reste clair sous les «mots couverts», puisqu'il s'agit pour le prophète de «sortir de l'histoire en créant de l'ontologie» (p. 100), tout comme il s'agit, pour ses zélés continuateurs ou adeptes nous l'avons dit, de Giorgio Agamben à Gianni Vatimo ou, en France, Jean-François Lyotard, de contester et «dénoncer les droits de l'homme et la démocratie comme des leurres», étant donné, affirme François Rastier, que bien des passerelles existent entre les présupposés et projets de la déconstruction (5) et ceux de «l'extrême droite radicale» (p. 129).
C'est parce que l'heideggérisme est «crispé sur une obsession identitaire travestie en ontologie» (p. 132), mais surtout parce qu'il est «spectaculairement» dépourvu d'éthique, qu'il n'a pu avoir contracté, au rebours de certaines thèses, une quelconque dette «à l'égard du judaïsme, religion de l'éthique qui commence par l'observance de la Loi. En viendrait-on, poursuit François Rastier, à dégrader le judaïsme pour redorer Heidegger ? Cette autodestruction du judaïsme répliquerait, au plan philosophique, l'autodestruction des Juifs que Heidegger a thématisée pour nier les crimes nazis» (p. 152). Il ne faut tout de même pas lire bien longtemps, selon François Rastier, les textes de Heidegger, y compris en leur appliquant la «circonspection lucide» dont parle Jean-Luc Nancy, pour y déceler un antisémitisme qui est, comme le repli identitaire que déniche l'auteur dans ces «milliers de pages», «voilé» (p. 167). Pourtant, foin de toute précaution, fût-elle oratoire (mais il est vrai que, si l'auteur se réfugiait derrière celle-ci, nous pourrions le soupçonner à son tour de voiler le sens de son propos), François Rastier n'hésite pas à affirmer que : «cela se confirme à présent, l'antisémitisme exterminateur joue un rôle architectonique dans l’œuvre de Heidegger» (p. 173).
Une telle proposition fera bien évidemment bouillir de colère et de dégoût l'Heideggérie tout entière, où il fait si bon jargonner au lieu de philosopher et, affirme François Rastier, haïr le Juif sous des mots habilement maquillés en concepts creux !
Pourtant, François Rastier, moderne chevalier blanc dont le coursier, forcément bigarré et adepte du monstrueux «vivre-ensemble» (p. 243), Don Quichotte animé, c'est une expression d'un de ses adversaires, d'une «pulsion justicialiste» (p. 177), qui détecte tout quark de «relativisme dogmatique» (p. 178) propre, selon lui, à l'exécrable (il a raison) déconstruction, qui hait plus que tout la «zone grise argumentative» par laquelle les adeptes du prophète limitent la «portée et les conséquences» de «la radicalité nazie de Heidegger» (p. 181), François Rastier qui ne retient donc aucun de ces coups contre cette «vieille garde [qui] mourra un jour mais ne se rendra pas», du moins «à l'évidence» (p. 183) ajoute-t-il méchamment, va plus loin et se demande si l'«internationale rouge-brune, qui va de Žižek et Badiou à Douguine» (p. 220) nie l'extermination ou déplore «qu'elle n'ait pas été menée à son terme» (p. 189).
Au moins, c'est prétendre que François Rastier, à la différence des heideggériens, ne cache pas le bout de son petit doigt derrière quelque «mot couvert euphémique» (p. 210) : «Par une série d'esquives, un double langage théorise sa propre irresponsabilité et récuse quiconque voudrait isoler une thèse, toujours contrepointée par une autre qui masque des silences», et Rastier de conclure ce passage par une chute en forme de morale : «La nonchalance argumentative délibérée milite pour l'émancipation de la rationalité», le «défilé d'idéologèmes» qui suscite une «déréalisation généralisée» (p. 213) ne pouvant avoir que pour réel objectif, quoique discrètement pointé (sauf bien sûr pour qui sait lire, comme François Rastier), les Juifs, «non mentionnés mais présentifiés par les corrélats sémantiques qui leur sont associés : la technique renvoie au calcul, l'étant (hégémonique) au cosmopolitisme sans racines, et la crasse a toujours été un attribut du Juif mythologique» (p. 214). Il importe assez peu que François Rastier, dans ces lignes, évoque telle étude décomplexée d'un des principaux prêtres du culte planétaire rendu au Maître, Peter Trawny en l'occurrence, car ces remarques, à quelques ajustements près, valent tout aussi bien pour les apôtres de la French theory et les thuriféraires de la communauté, ce thème si en vogue dans les livres de Slavoj Žižek, Giorgio Agamben ou encore Jean-Luc Nancy (cf. p. 216), alors même que, comme il le pointe, «le livre majeur du Maréchal Pétain est sous-titré Principes de la communauté», et alors même que le «thème de la communauté est devenu aujourd'hui dans toute l'Europe un des axes majeurs de la théorie politique des rouges-bruns» (p. 217). Le justicier convaincu que tout autre que lui, et d'abord le si louche Martin Heidegger, est un raciste antisémite doublé d'un communautariste déconstructeur n'a finalement besoin que d'une seule chose : une tribune pour affirmer que tout le monde est coupable, selon l'ironique retournement qui fait du plus insoupçonnable défenseur du Bien et du Beau un tyranneau hystérique en puissance.
François Rastier voit ainsi l'Ennemi partout : «Aujourd'hui, divers radicalismes politiques, réunis par les références communes à Heidegger et plus récemment à Carl Schmitt (chez Agamben, Negri, notamment) sont en train de refonder sur le «Peuple» et la «Communauté» la théorie de la Souveraineté et celle du Sujet, comme naguère le Dasein heideggérien le Volk. Ainsi se dessine, poursuit l'auteur, une grande unité des radicalismes, au-delà des clivages démocratiques entre droite et gauche, dépassés par le Mouvement, la grandeur renouvelée du Bewegung» (p. 226), les dernières pages de l'ouvrage dressant un tableau tout simplement pré-apocalyptique de la montée des extrêmes (cf. p. 236 et sq.) en Europe et dans le monde. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'un des enjeux intellectuels majeurs, selon l'auteur, réside, pour la pensée contemporaine, dans le fait de «suivre d'autres voies» que celles qui ne mènent nulle part et de «reconstruire l'éthique, la rationalité et la politique autour des droits de l'homme, car seul un humanisme d'après la catastrophe peut en éviter de nouvelles» (p. 13).
En conclusion, François Rastier nous paraît fort loin de témoigner de quelque «principe de distanciation» (p. 251) emprunté à Jean Bollack et qui, décrivant par le bout de la lorgnette le continent philosophique heideggérien qui n'est pour l'heure pas tout entier connu des lecteurs, affirme sans ambages que «Le Maître a plutôt formulé une justification «philosophique» du nazisme qu'il n'a à proprement parler introduit le nazisme dans la philosophie : cette justification réalise le vœu de ce qu'il nomme Abbau ou Destruktion de la philosophie et que Derrida a euphémiquement traduit par le mot déconstruction, promis au succès universel» (p. 244). Plus encore car, si l'heideggérisme est tout simplement et complètement infecté par la peste nazie, les textes de ses thuriféraires, eux, qu'ils soient déconstructeurs ou pratiquent la «pensée faible» (pensiero debole) de Gianni Vattimo, sont selon François Rastier dépourvus tout simplement de toute forme de «responsabilité éthique» et de «tout jugement aléthique», et élisent ainsi domicile «dans une zone grise où se trouve théorisée l'impossibilité de juger, au nom du «travail du négatif», thème hégélien révisé par Lacan» (p. 247).
C'est affirmer clairement que l'heideggérisme s'est éloigné de «la rationalité par deux voies complémentaires : l'anomisme qui au nom de la transgression de toute norme, y compris argumentative, estime que tout se vaut, que le nazisme est une opinion comme une autre, et que ce serait une censure insupportable que de caractériser un auteur comme nazi; l'antinomisme qui par inversion des valeurs fonde toute notion en son contraire : la démocratie est une dictature (Badiou), les victimes sont impitoyables (Trawny), le témoin n'a rien à dire (Agamben), etc.» (p. 255), et c'est tout autant affirmer que, au rebours même de ces si commodes échappatoires qui ne tromperont, suivez mon regard, que les sots et les convaincus (ce qui est au final la même chose), il faut à tout prix «récuser l'esthétisme de la transgression vidée de son sens», recoupler de nouveau l'esthétique et l'éthique, «car l’œuvre, comme tout acte, engage une responsabilité» (p. 257), un propos avec lequel je ne puis qu'être parfaitement d'accord.
Notes
(1) François Rastier, Naufrage d'un prophète. Heidegger aujourd'hui (PUF, 2015), p. 39.
(2) «Peu importe ici que ces écrits témoignent d'un degré d'élaboration inégal, des notes de cours à des poèmes mièvres et menaçants, leur publication témoigne d'un gigantisme monumental qui peut être rapproché de l'esthétique dont témoignent la Chancellerie de Berlin, le Quartier général de Munich et les plans de Germania» (p. 61). Outre qu'il y a trop de témoignages dans la même phrase pour que nous ne suspections pas une manœuvre visant à nous convaincre à peu de frais de propos douteux, nous pouvons nous demander si François Rastier, visiblement en mal d'inspiration argumentative, ne se moque tout simplement pas de son lecteur. Ajoutons que ce ne sera pas le seul passage qui aurait mérité d'être relu plus attentivement, le texte de François Rastier comportant des fautes assez visibles (cf. p. 10 : «assonnantes» et non «assonantes»; cf. p. 53 : «a pleinement à son œuvre philosophique ce genre de programme»; cf. p. 74 : «celle d'une l'affirmation»; cf. p. 79 : «ils ne se réduisent pas un dossier»; cf. p. 154 : «dont la ligne de défense était se faire passer»; cf. p. 179 : «la vouloir mondial»; cf. p. 201 : trois «ainsi» dans la même phrase; cf. p. 218 : «Pour cela, il faut continuer détruire»; cf. p. 224 : «Cette invocation à brûler notamment les livres des Lumières et mérite aujourd'hui d'être lue»; cf. p. 262 : «la lP.gue de Heidegger»), ce qui n'est pas le signe d'une grande qualité de relecture, surtout pour les éditions PUF, a priori connues pour le sérieux de leur travail. Plus d'une fois, François Rastier se laissera en tout cas aller à ces facilités de militant, comme lorsqu'il parlera des «vertus morales, voire viriles» que sont l'honneur et la fidélité et qui «à ce titre figurent sur le drapeau de la Légion étrangère comme dans la devise de la SS : Meine Ehre heißt Treue, p. 122. Je renvoie le lecteur intéressé par cette obsession de la peste brune qui semble gangrener l'intelligence de François Rastier et le conduire à la pure clownerie à l'exemple (pp. 109-10) du Zyklon B, «de sinistre mémoire», qui avait «entre autre été utilisé comme insecticide contre le phylloxéra», ce même insecte ayant «ravagé les vignobles [du] Bade-Wurtemberg natal pendant les années de jeunesse de Heidegger», le «fils d'un tonnelier» ne pouvant donc pas «rester indifférent» à cet événement, qu'il évoquera d'ailleurs, nous rappelle François Rastier qui en tire une grotesque insinuation, dans son Introduction à la métaphysique !
(3) «Aussi désagréable que soit le langage heideggérien, on ne peut lui dénier une certaine grandeur militaire. Chaque mot porte l'uniforme heideggérien. Chaque phrase se plie aux ordres impitoyables, martiaux du sage. Tout marche au pas, en bon ordre, obéit à l’œil du commandant. Et si vous aviez la chance d'assister à un défilé de ces mots en uniforme, aux jolies figures de discipline que forment ces tirades, vous seriez étourdi, mais vous éprouveriez peut-être le même malaise que vous ressentez lorsque, par malchance, vous assistez à une projection cinématographique d'un défilé militaire. Du fameux néant qui néantit de Heidegger, cher à nos existentialistes, existe-t-il image plus parfaite ?», in Max Ernst, Sur l'Allemagne. Entretien avec Jean Schuster, Écritures (Gallimard, 1970 [1954], p. 406), cité par François Rastier à la page 84.
(4) Assez beau passage que celui-ci : «Depuis les années 1930, Sein und Zeit servait de point d'entrée à la lecture du corpus heideggérien. Les Cahiers noirs révèlent in fine un autre point d'entrée, moment d'une récapitulation et lieu d'un dévoilement final. Pour l'ancien séminariste, le modèle biblique reste prégnant : alors que l'on entre dans l’Écriture par la Genèse, comme un Adam chassé du Paradis terrestre, le Dasein au début de Sein und Zeit se voit jeté d'emblée dans la déréliction. Alors que l'on finit l’Écriture par l'Apocalypse, les Cahiers noirs récapitulent la Mission exterminatrice de l'Ange allemand et mettent en œuvre la fin de l'histoire» (p. 80). C'est en tout cas «à la lumière noire des Cahiers que doit être relu «l'ensemble de l’œuvre» (p. 81). François Rastier n'hésite pas à filer la comparaison d'un Martin Heidegger hiérophante lorsqu'il écrit par exemple : «L'irruption du mythe dans l'histoire est le moment apocalyptique et exterminateur de l'Ereignis, où les adeptes verront la Parousie du Penseur avec l'accomplissement de sa prophétie nazie» (p. 164).
(5) Ainsi définie : «Reprise euphémique de l'Abbau, mise à bas ou destruction, selon Heidegger, la Déconstruction se veut une pensée critique, antirationaliste et privilégiant à ce titre les paralogismes, prenant comme principe le (bon) plaisir, d'où la séduisante facilité de son discours radical aujourd'hui mondialisé» (p. 138).
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