Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Renaud Camus, une stance pour du vent | Page d'accueil | Dracula, 10 : Une Messe pour Dracula de Peter Sasdy, par Francis Moury »

17/04/2010

Lettre de Jean-Yves Tartrais sur Gérard Guest

Crédits photographiques : Johannes Simon (Getty Images).

Je n'ai jamais été l'élève de Gérard Guest. Certains de mes plus récents amis l'ont eu comme maître (plutôt qu'enseignant, cet horrible mot) de philosophie et leur avis sur l'homme et le professeur, comme j'ai pu le constater, est nuancé. Je crois avoir été fort prudent, nuancé dirons-nous, dans ma critique d'un de ses textes : certainement pas son unique livre, envoyé par son auteur avec une longue dédicace, livre qui m'est tombé des mains après que j'en ai lu quelques pages seulement, mais la philippique ouatée, lacrymale, qu'il écrivit pour défendre ce livre défunt et se lamenter du fait que son éditeur l'avait livré au pilon.
Ma Littérature à contre-nuit, à l'époque où elle fut publiée par les éphémères éditions A Contrario de Matthieu Baumier fut elle-même livrée au pilon : qui s'en est soucié ? En ai-je parlé une seule fois sur ce blog, hormis dans cette note-ci ? Gérard Guest doit être un homme infiniment plus sensible que moi, ce qui, après tout, est bien probable si j'en juge par la préciosité quasiment féminine de ses longues périodes qu'une ponctuation forte vient clore comme à regret, ou plutôt, comme s'il s'agissait de montrer, à cette pensée incapable de s'incarner en phrases écrites, qui est le maître.
Las ! Avec ses propres phrases infidèles comme des fées (mais sans avoir leur aérienne grâce), Gérard Guest semble ne point être très autoritaire, ni même certain de lui : il ne les empoigne pas, ne parvient pas à les attelle au char de sa pensée que l'on dit puissante, bref, lorsqu'il s'agit d'écrire, notre heideggérien radical est aussi peu sûr de lui qu'un béjaune au moment de s'approcher, enfin, de la douce convoitée. De la philosophie d'homme sans doute, mais écrite dans un style si parfaitement féminin qu'il ferait passer les longues périodes sensibles à l'extrême de Charles Du Bos pour des viragos d'une vulgarité sans borne.
Ne sachant rien ou presque de Guest, n'ayant lu que quelques-uns de ses textes dont il confie la dissémination virtuelle à Zagdanski, ne m'étant même pas lancé à l'aveuglette sur la toute première corniche du massif ouvrage de Guest sur Wittgenstein, j'ai pourtant eu l'insigne honneur de recevoir de la part de son fils, Andréas Guest, une lettre que ce dernier m'a autorisé à mettre en ligne.
Après avoir publié ma note accompagnée de la défense et illustration de la pensée guestienne par Gambler/Guest, j'ai reçu plusieurs courriels aux points communs étranges : tous mes correspondants affirmaient que Gérard Guest était un grand penseur, un excellent professeur et un homme à la complexion finalement très peu philosophique. Jean-Yves Tartrais m'a autorisé à reproduire son propre courriel, me recommandant d'aller lire ce que Jean-François Courtine a écrit sur l'état, lamentable, des traductions françaises des textes de Martin Heidegger et de consulter le grand livre de Dominique Janicaud dont le premier tome évoque la réception de l'œuvre de l'éminent philosophe en France. Apparemment, Gérard Guest, grand professeur, remarquable pédagogue, penseur d'envergure, ne serait point goûté par un certain nombre de spécialistes de Heidegger qui lui reprochent certaines de ses traductions pour le moins... aventureuses.

***

Monsieur,

d’une part, Gérard Guest est un imbécile de la plus parfaite espèce.
D’expérience je le tiens pour tel : imbu de lui-même, dissident autoproclamé, faiseur de morale à toute épreuve et par là-même indiscret, perpétuel pourfendeur de tout ce qui passe dans son horizon (l’édition, les blogs, l’époque, les méchants qui lui veulent du mal, l’establishment universitaire, etc.), mais quelque peu flagorneur dès qu’il s’agit de Sollers. La note de présentation du premier chapitre (Le chemin de pensée de Ludwig Wittgenstein) de son ouvrage mis au pilon n’est qu’une longue plainte d'enfant, un gémissement ininterrompu sur les misères éditoriales et autres qu’il subit injustement comme un pauvre Calimero (cf. le célèbre «C’est vraiment trop injuste…»). La mise au pilon de son livre est normale, eu égard au fonctionnement de l’économie du livre, et il n’y a pas lieu de pleurnicher là-dessus. Il n’a toujours pas compris que sa mise à l’écart est le produit de son comportement de nature contradictoire : on ne peut vitupérer sans arrêt, s’estimer entouré de crétins achevés et prétendre bénéficier d’une heureuse situation d’exception telle que chacun s’extasierait sans retenue mais cependant avec décence pour employer un de ses mots préférés. Car il ne se tient pas en médiocre estime. Encore qu’il lui arrive de tromper lourdement, en matière de traduction. Il a apporté une contribution non négligeable à l’état désastreux des traductions de Heidegger en français en proposant de traduire «Wesen» par «aître». Si la chose vous intéresse vous trouverez sur le site Metaphysica le texte intitulé Les bons conseils de Monsieur Prudhomme que je lui ai fait parvenir en réponse à un libelle de 128 pages consacré à ma seule personne. Je vous précise qu’il a corrigé la version initiale de son texte (cf. le site Paroles des jours) car je lui avais fait charitablement observer qu’il convenait d'abord d’être attentif à sa propre orthographe avant de condamner celle d’autrui et d’écrire «Wesen» et non «Wesel». La faute a donc été corrigée, en catimini, ce qui n’est pas bien lorsqu’on fait le vertueux à son de trompe.

D’autre part, Guest est un penseur d’envergure.
Son livre sur Wittgenstein vaut une lecture attentive, c'est-à-dire un certain nombre de relectures. La connaissance qu’il a de l’illustre cambridgien est de premier ordre (avec traduction précise des textes) et son ouvrage a l’insigne mérite de nous sortir des thèses de doctorat qui se copient les unes les autres comme toutes les thèses et des broutilles épistémologiques à répétition. Ainsi que de l’enfermement universitaire et de ses institutions moisies. L'ouvrage de Guest s’attache au texte même et ouvre de nouveaux horizons, insoupçonnables si l’on reste dans la perspective épistémologique. Ce qu’il dit de Heidegger est de grande valeur et l’on ne peut que remercier Stéphane Zagdanski de lui donner la possibilité de s’exprimer. Guest est un pédagogue de haute venue qui vous dépiaute Heidegger et Wittgenstein avec une grande finesse, et vous les rend propres à la consommation. De la grande gastronomie, dans ses meilleurs jours. On peut discuter des thèses de Guest (cf. le simple énoncé «Wittgenstein dans l’histoire de l’Être») parce que c’est discutable au meilleur sens du mot, pour les raisons que ça a de la présence, de la tenue, chaque mot ouvre des abimes et c’est de la philosophie, authentique. Il est regrettable que les PUF aient décidé de mettre au pilon Wittgenstein et la question du livre et que l’ouvrage n’ait pas eu dans les revues spécialisées l’écho qu’il méritait. Il est également regrettable que la page consacrée à Guest sur Wikipedia ait disparu ou n’ait pas même été mise en ligne. Les raisons invoquées touchent à la «notoriété» de Guest (auteur d’un seul ouvrage et professeur en khâgne). Mais s’agissant d’un penseur, ou de n’importe qui d’ailleurs, la notoriété n’a rien à voir avec la valeur ou l’intérêt du propos. Il est évident qu’à partir de ce critère éminemment flou, on peut retirer quasiment tous les philosophes. Au surplus il est clair que ladite «notoriété» ne sert en l'occurrence qu’à couvrir aussi honorablement que possible ce que le censeur affublé d’un pseudonyme appelle un «contentieux».

Bref, et toutes proportions gardées, il en est de même pour Guest que pour Heidegger lui-même et tant d’autres, bifaces, antithétiques et impensables dans ce que l’on perçoit comme une contradiction (Céline, Carl Schmitt entre autres exemples). Comment peut-on être à la fois un parfait imbécile et un penseur d’importance ? Penser une telle contradiction, voilà qui pose un problème insoluble comme l’écrivait Fitzgerald au début de La Fêlure.

Bien cordialement.