Les abeilles d'Aristée de Wladimir Weidlé (28/05/2020)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Le titre lui-même de l'ouvrage de Weidlé, qui renvoie à telle fable rapportée dans les Géorgiques, indique suffisamment dans quelle perspective se place l'auteur qui, aussi pessimiste qu'on le voudra sur les productions de l'art de son époque, n'en fera pas moins le pari qu'une renaissance est possible, ou plutôt : une résurrection, comme un essaim d'abeilles naîtra des carcasses pourries d'un des taureaux sacrifiés par Aristée afin de tenter de se faire pardonner la mort d'Eurydice.
Nous retrouvons ici David Jones affirmant que l'art est signe et sacrement. Voici ce qu'il écrit dans sa préface aux Anathemata : «Plutôt qu’un voyant ou un prophète, l’artiste est une sorte de vicaire, ses fonctions sont d’un légat, c’est une espèce de Servus Servorum chargé de transmettre ce qui lui a été transmis, qui ne peut rien ajouter ni retrancher aux dépôts confiés. Ce n’est pas ce que nous entendons par «originalité». Il n’y a qu’un seul récit à raconter même si la narration se prête à une ingéniosité et à un développement infinis et peut se présenter sous un million de variantes» (Art, signe et sacrement, traduction, présentation et annotation de Bernard Marchadier, Ad Solem, 2002, p. 169). Wladimir Weidlé, lui, écrit : «L’artiste, même incroyant, même entièrement oublieux de tous les enseignements de la foi, célèbre dans son art un mystère, un sacrement, dont l’ultime raison d’être est religieuse. Si le miracle cesse de se produire, si l’art dont il est le pain quotidien périt d’inanition, ce n’est pas parce que le sacrificateur a péché, c’est parce qu’il refuse d’accomplir le sacrement» (p. 412). Et, si l'art est sacrement, l'artiste est celui qui le délivre aux masses réduites à du bétail que l'on contente, modérément, avant de finir par l'abattre, pour que la place qui lui était chichement accordée puisse être occupée par un nouveau spécimen tout aussi peu conscient de son destin si peu enviable : «Être poète aujourd’hui, c’est faire une profession de foi, dans un monde incroyant, mais c’est aussi conquérir, et mériter, une couronne de martyr, laquelle, quoi qu’on fasse, restera une couronne usurpée. Dieu s’est caché : le monde n’est plus. Dans les ténèbres, le poète seul, créateur sans majuscule, est responsable pour chaque parole, pour chaque battement de cœur» (p. 159). Les petits ricaneurs lèveront les yeux au ciel (vide), pointeront d'un doigt tremblant le passéisme réactionnaire d'une telle conception de l'art, ne sachant même pas que l'auteur aura par avance moqué leur consternation («Ce dont on a le plus soif, au fond, ce n’est pas l’art du passé, ce sont les conditions dans lesquelles cet art a pu fleurir ; ce n’est pas telle image, c’est le libre exercice de l’Imagination qui les engendre toutes», p. 313), et retourneront arroser de leur pisse les tulipes géantes de l'imposteur milliardaire Jeff Koons, en se disant, quand même, que l'art, naguère, avait une allure bien différente, et que dire de sa portée ! : «L’homme dépossédé de l’art est tout aussi inhumain que l’art privé de l’homme. Car la mesure de l’homme, de sa grandeur comme de sa misère, c’est l’art» (p. 48).
Dans la deuxième partie intitulée Minuit de l’art, évoque plusieurs peintres dont Cézanne et Picasso : si, du premier, Weidlé loue la tragique grandeur (2), du second, il pointe le goût de la parodie rentable, bientôt de l'imposture en série (3) : «Grand inventeur, plus grand liquidateur, Picasso, mieux que tout autre peintre, représente la rupture de la tradition avec laquelle avaient renoué ses prédécesseurs, et mieux que tout autre artiste, dans n’importe quel domaine de l’art, nous fait toucher du doigt le déracinement, le désarroi de la création humaine, prisonnière de sa propre liberté, condamnée à tourner en rond indéfiniment dans la chambre à miroirs de l’esthétique" (pp. 207-8).
Plus ça change et plus c’est la même chose, ce sera même, un jour non pas prochain mais, pour nous, bien présent, «l’épitaphe de notre temps. Tout y est agité et stagnant à la fois, varié à l’infini et tristement uniforme. Les intentions, les inventions, les engouements successifs ne s’enchaînent pas dans une suite intelligible, et le même déséquilibre intime fait échouer les efforts les plus divers. L’artiste et son public sont tous deux omniscients et omnivores" (p. 227), mais cette science et cette faim ne font que tourner à vide et, plus que cela, annoncent les immenses charniers puisque, selon Wladimir Weidlé, à «l’art qui ne voit rien au-delà et au-dessus de l’homme c’est l’homme, inévitablement, qui fera un jour défaut" (p. 234). En effet, et c'est là une des plus grandes leçons que des penseurs et écrivains tragiques comme Unamuno, Picard, Bloy, Péguy ou Bernanos, nous ont inlassablement répétée, la réduction drastique du domaine divin ou plutôt : de notre soif de Dieu, de notre volonté de préserver les toutes dernières sources du sacré dans notre monde plat et ravagé, si tant est qu'il en reste encore, s'accompagne d'une non moins drastique réduction du domaine de l'humain, réduit, comme ses peintures, à un assemblage plus ou moins fonctionnel d'organes dont l'obsolescence est programmée : «Ce qui distingue le monde où il [l’artiste] vit actuellement, ce n’est pas seulement la diminution de la foi en Dieu, c’est aussi le dépérissement de la foi en l’homme, car ce que l’on divinise aujourd’hui, c’est l’homme déshumanisé» (p. 403), et cette divinisation-là est nous le savons assez consommatrice en sacrifices et immolations, comme Wladimir Weidlé ne manque pas de nous le rappeler en évoquant le Moloch de métal que nous servons, tous, plus ou moins consciemment, en le voilant de draperies plus ou moins translucides : «Pour en sortir, pour changer de monde, les uns s’en tiennent à la machine et nous proposent de l’adorer sans plus, ou de nous adorer nous-mêmes en tant que machinistes, ou encore de n’adorer rien du tout mais de nous préparer à la jouissance des bienfaits miraculeux que la machine nous dispensera dans l’avenir; tandis que les autres, plus astucieux sans doute, s’occupent en premier lieu de la mascotte, la transforment à l’aide d’une idéologie d’appât en une idole redoutable, obtiennent en son nom le pouvoir, et se nourrissent ensuite de la fumée des sacrifices humains, institués en son honneur et se perpétuant à leur profit, sans que la machine soit elle-même érigée en idole» (p. 311).
C'est à cette seule condition que, redevenu sacral, s'élevant plutôt que s'étalant, l'art renaîtra et qu'en renaissant, il redonnera à l'homme une nouvelle vigueur, l'un et l'autre pouvant dès lors s'unir dans la célébration qui est, au fond, l'unique mission de tout art occupé d'autre chose que de son propre nombril : «Quand la foi coagulée redeviendra liquide, quand elle sera, comme dans son premier âge, amour et liberté, c’est alors que l’art se rallumera une fois de plus à l’embrasement nouveau du feu spirituel et qu’il retrouvera la place qui lui appartient de droit dans l’existence des hommes" (p. 407). Si ce ne devait pas être le cas, si l'art voulait décidément se passer de son moyeu et centre spirituel et même, osons le vilain mot, religieux, sacramentel (6), alors il disparaîtrait sous notre regard devenu insensible au mirage de l'art contemporain, se transformerait en ce qu'il est devenu, une «stérile ferblanterie de nos propres produits esthétiques" (p. 392), de la verroterie de la pire vulgarité, emballée dans des monceaux de discours creux et méprisants, de la camelote capable d'être reproduite à l'infini tout en étant parfaitement capable, ainsi que n'importe quelle marchandise, d'enrichir considérablement celui qui l'a produite de même que ceux, intermédiaires innombrables, réels maquereaux, qui l'écoulent. Wladimir Weidlé, lui, invoque un autre destin, certes plus grandiose : «On ne guérit pas de la mort. L’art n’est pas un malade qui attend le médecin, mais un mourant qui espère en la résurrection. Il se lèvera de son grabat dans la clarté calcinante du jour nouveau; sinon, il nous faudra l’ensevelir, et sa glorieuse histoire résonnera à nos oreilles comme une longue oraison funèbre» (p. 412).
Ce sont les toutes dernières lignes de ce livre superbe que sont Les abeilles d'Aristée, que nous pourrions rapprocher d'autres, cette fois signées par David Jones que nous avons déjà mentionné et qui, elles aussi, témoignent d'une double certitude : c'est la fin de partie et nous aurons résisté. Les voici, elles aussi superbes : «Prenons une allégorie. Si, depuis notre position bombardée par l’ennemi, nous envoyons en morse le mot de code «Hélène», nous n’aurons peut-être pas de réponse parce que toutes les liaisons auront été coupées. Le barrage aura fait son œuvre. Ou peut-être recevrons-nous pour réponse que l’officier chargé du décodage et son carnet de mots ont sauté depuis longtemps. Nous n’osons pas transmettre en clair parce que c’est interdit et que l’ennemi en ferait en tout cas grand profit. Nous n’avons donc rien d’autre à faire qu’à attendre la suite. Quelqu’un un jour prendra la relève, même si ce n’est qu’une unité de fossoyeurs ou un groupe de secours […]. Mais quels qu’ils soient, ils trouveront suffisamment de marques de notre présence pour leur indiquer ce qui était encore valable pour nous en tant que signes avant que notre front ne finisse par être enfoncé» (7).
Notes
(1) «Il n’y a d’art que s’il y a incarnation, et quoi donc serait incarné si ce n’est l’image de l’homme et celle du monde, tel qu’il se révèle à l’homme ?», Wladimir Weidlé, Les abeilles d'Aristée. Essai sur le destin actuel des lettres et des arts (Ad Solem, 2002), p. 49.
(2) «Il exigea de son art cette même plénitude d’incarnation qui manquait à son temps et qui manque plus encore au nôtre» (p. 206).
(3) «Aucune époque antérieure au siècle dernier n’a même conçu l’idée d’une floraison aussi énorme d’impostures, de mensonges, d’absurdités et de faux-semblants» (p. 224).
(4) «On a beau aller tout au fond, descendre encore et encore, s’engager dans des couloirs sans fin, avec le seul espoir de trouver au bout un peu de nuit, rien que de la nuit. On tient les yeux fermés. Mais lorsqu’on les rouvre, l’ampoule électrique est toujours allumée, et sa lumière n’a rien perdu de son insupportable éclat artificiel" (p. 380).
(5) Dans un appendice à notre ouvrage est donné un long texte de l'auteur, intitulé Biologie de l’art, où il écrit ainsi que : «Comme un organisme vivant ne se contente pas de ce qui le rendrait, selon les plus exactes estimations, parfaitement viable et revêt des caractères qui, au sobre regard de la science, ne sont que des parures superflues, de même l’œuvre d’art n’aura jamais fini d’étonner le critique par l’obstination qu’elle manifeste à vouloir dépasser le nécessaire, à lui offrir plus encore que ce qui l’aurait déjà comblé» (pp. 424-5).
(6) «L’expérience artistique, intégralement vécue, se révèle enracinée dans l’expérience religieuse, et l’imagination qui crée les arts ne saurait continuer à œuvrer indéfiniment dans l’absence de cette justification, de ce support métaphysique, que rien sauf la religion n’est capable de lui fournir» (p. 407).
(7) David Jones, Art, signe et sacrement (traduction, présentation et annotation de Bernard Marchadier, Ad Solem, 2002), p. 186.
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