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02/06/2004

La Terreur et les Lettres

Photographie (détail) de Juan Asensio.

J’ai accordé à Fabrice Trochet, du Grain de sable, un entretien, modeste mais précis je crois. Pour être tout à fait honnête, c’est moi qui le lui ai proposé. Il m’a alors envoyé quelques questions auxquelles j’ai répondu assez rapidement et sans rien changer à mes propos, tentant de ne pas en gommer les aspérités ni leur dimension de dialogue, fût-il artificiel. Qu’est-ce qui ne l’est d’ailleurs pas, sur la Toile ? Quelques rencontres sans doute, toutes étonnantes, Michel Crépu, Lakis Proguidis, Bruno Deniel-Laurent, Johann Cariou et Laurent Schang de Cancer !, Kim Nguyen Ngoc qui en Australie poursuit son apprentissage de l’architecture et qui, quelques jours avant de quitter la France, m’a offert un ouvrage de l’un de ses maîtres, Rem Koolhaas (New York Délire), Matthieu Baumier, rencontré grâce à Place aux sens, Daniel Cohen enfin… Justement, terminé, dans l’exaltation, la lecture de la bouleversante Lettre à une amie allemande de cet auteur.
Je ne crains pas de dire que mon essai sur George Steiner, si j’avais pu lire ce livre avant de le livrer aux mains de ce piètre éditeur qu’est L’Harmattan, en eût été sans aucun doute changé, amendé, corrigé, densifié bref, que la lecture de ce très grand livre de Daniel Cohen, à l’érudition éblouissante et enviable, eût précisé telle ou telle proposition qui, dans mon essai, demeure elliptique, parfois abstruse. Peu importe du reste, car le cœur de ténèbres que lui et moi avons tenté de sonder, Auschwitz, est la terrible question qui nous unit, lui le Français d’origine juive qui, à présent, il me l’a dit, a peur de ce qu’il voit et entend autour de lui, sur lui, contre lui, moi, le Français d’origine basque espagnole qui, heureusement, à quelque exception près sans gravité, n’a jamais eu à souffrir de l’insulte raciste. Ce livre de Cohen devrait être au programme de n’importe quel cours universitaire consacré à la littérature allemande, tant il offre un miroir grossissant, parfois déformant, de ce que peut être une vie vouée à la littérature, qui se réfléchit (à tous les sens du verbe) en elle jusqu’au vertige et qui affirme que le monde n’est rien (en tout cas pas grand-chose) si sa chair dénervée n’est redoublé d’une parole qui la sustente et la dresse face à l’abîme ou au ciel (la même chose eût dit Barbey).
Alors qu’en guise de transition entre les deux ouvrages j’ai rapidement achevé l’admirable conte d’Hawthorne (quel auteur !) intitulé L’Artiste du Beau (Allia), j’ai également terminé le curieux livre de Paulhan, Les Fleurs de Tarbes dont la langue, impeccable au demeurant comme le rappelait Boutang dans ses Abeilles de Delphes, me paraît d’un autre âge par sa volonté toute valéryenne de se maintenir à l’extrême point de Lagrange d’une neutralité toute intellectuelle plutôt que de basculer, facilement, vers l’une ou l’autre opinion dans ce livre exposées : à savoir, la langue est un carcan qui emprisonnerait la pensée, thèse défendue par les Terroristes et, au contraire, la langue est le seul biais par lequel l’homme peut donner richesse et cohérence au monde, thèse qui aurait dû constituer une suite aux Fleurs, jamais publiée par Paulhan sous une autre forme que quelques bribes, réunies en dossier dans l’édition de poche présentée par Jean-Claude Zylberstein. Toutefois, il faut noter, afin de nuancer ce propos qui placerait Paulhan du côté d’un monsieur Teste abstrait, donc irréel, les dernières phrases de l’auteur, pessimistes et presque étonnées par ce qu’elles viennent de découvrir; Paulhan l’admet en effet, il a moins traité de rhétorique que celle-ci, dit-il naïvement, ne l’a traité, l’ouvrage se terminant par une sorte de pastiche du Tractatus de Wittgenstein, résumable à ceci : mettons qu’il n’a rien dit. Combien me paraît toutefois plus salutaire l’espèce d’angoisse exaltée et de course contre la montre (face à quoi ? La mort dont le jeune auteur a fixé les prunelles vides ?) que l’on sent sourdre, presque de façon palpable, dans l’écriture électrique du Michelstaedter de La Persuasion et la Rhétorique. Reste que certains passages du livre de Paulhan sont tout simplement remarquables (et écrits dans quelle langue ! (1)) comme s’ils étaient tout frémissants d’avoir entraperçu un secret, quelques secondes d’une lumière ayant magiquement fissuré la plate quotidienneté : «Peut-être le vent n’est-il pas du vent. Ni la mort, de la mort. Un monde inconnu nous entoure et puisqu’il n’est pas donné à l’homme de bondir hors de ses pensées, nous ne l’approcherons jamais – quitte à en soupçonner les signes et comme la trace dans une fumée, qui monte d’où ? dans une fente du mur, dans quelque influence errante, dans tout ce qui nous frappe par une allure d’absence et d’étrangeté». Et encore, je ne puis résister au plaisir de citer cet autre passage, qui aurait pu être rédigé par Paul Gadenne : «Il est des matins où il nous semble avec force que le monde vient seulement d’être achevé : l’instant d’avant la dernière motte de terre a été poussée à sa place, on a lâché la dernière abeille. Or nous devinons en même temps que ce monde n’est pas là pour toujours : une herbe penche déjà, une colline se voile. Tout est près de se briser, tout va nous manquer à la fois. Pourtant il ne faudrait pas en conclure à notre indifférence. Loin de là. Mais peut-être est-ce dans le même émerveillement, dans une angoisse pareille que nous apparaîtront désormais un langage, une pensée aussi fragiles l’un que l’autre, s’ils n’étaient pas là tout à l’heure, s’ils nous font le signe de s’effacer déjà».
Commencé enfin le très beau livre de souvenirs atroces, terribles et lumineux de Jorge Semprun, L’écriture ou la vie. J'avoue, peut-être à tort, ne pas m'être plongé dans les dédales de la sombre affaire ayant uni (ou plutôt irrémédiablement désuni) Robert Antelme, Jorge Semprun, Marguerite Duras et Dionys Mascolo, affaire décortiquée par le livre de Gérard Streiff, Procès stalinien à Saint-Germain-des-Prés.
Quoi qu'il en soit, le livre de Semprun, plus justement, eût dû s’intituler L’écriture de la vie, même si cette écriture semble subjuguée par la parole (celle par exemple d’Absalon, Absalon ! de Faulkner, auquel l’auteur réserve des phrases superbes) et les chants (le kaddish du Juif agonisant, La Paloma chanté par le jeune soldat allemand, la musique, du retour à la vie frénétique parisienne, de Louis Armstrong, etc.) qui sont autant de remparts fragiles contre la barbarie absolue, le Mal radical sondé par Kant qu’heureusement ce bourgeois, dont les promenades légendaires étaient mieux réglées qu’une pendule suisse, n’a jamais pu contempler de ses propres yeux comme Semprun l’a fait. Face à ce gouffre, remarquablement évoqué par un complexe entrelacement de souvenirs et de boucles narratives, face à ce gouffre dans lequel, rappelle l’auteur, même les plus grands écrivains comme Celan ou Levi sont tombés (tôt ou tard), il est vrai que les arguties bénédictines déployées par Paulhan pendant des pages à l’argumentation calibrée au millimètre près peuvent faire sourire et, finalement, lasser, comme a pu paraître ridicule la phrase de Wittgenstein (ce «con de Wittgenstein» qui a écrit dans son Tractatus : «La mort n’est pas un événement de la vie. La mort ne peut être vécue») au survivant de Buchenwald. Ainsi d’un copiste se contentant de corriger les virgules d’un manuscrit très précieux, son tabouret solidement calé, comme celui d’une pythie, près du rebord de la fosse, pas même incommodé par la buée de mort s’échappant du puits immonde. Et puis Semprun évoque longuement Claude-Edmonde Magny, que tout lecteur attentif de Monsieur Ouine connaît par son évocation, géniale, du dernier roman de Bernanos. Un livre magnifique donc, un des plus beaux (que l'on me pardonne cette horreur...) témoignages de ce que l'on a doctement appelé la littérature des camps.

Note
(1) D’où sa défense d’une rhétorique qui, aujourd’hui encore plus qu’à l’époque de Paulhan, est considérée comme un instrument de torture d’un autre âge qui serait imposé au génie évidemment primesautier de l’écrivain : «Ainsi de la rhétorique : il se peut qu’elle donne à première vue le sentiment d’une chaîne intolérable et froide. Mais il dépend de nous de retrouver en elle, à chaque instant, la fraîche joie d’un premier engagement, où l’esprit accepte d’avoir un corps, et s’en réjouit, et reconnaît que de ce risque, à chaque instant, lui vient toute noblesse et jusqu’à la dignité de sa découverte ou de son échange». Beaucoup d’entre nos prétendues gloires littéraires devraient méditer ces phrases jusqu’à ce qu’elles trouent leurs prunelles de crétins intarissables et, surtout, qu’elles parviennent à leur coudre leur bouche sale.

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